IV L’Aventure ?…

Fin 1906 Jean Galmot avait envoyé sa démission au Petit Niçois. M. E. Cristini, son rédacteur en chef et ami, raconte qu’un jour il vit arriver Galmot à la rédaction en compagnie de Jean Lorrain.

« Galmot veut partir, lui dit l’écrivain célèbre. Comme tous les Gascons, il est tourmenté par des hérédités de Latin migrateur. Rendez-lui sa liberté. Il étouffe ici. »

N’est-il pas curieux de voir Jean Lorrain, l’auteur duCrime des Riches, envoyer Galmot faire fortune dans les Guyanes et lui indiquer en quelque sorte sa voie ?

L’Aventure !

On a tendance à imaginer le jeune homme inconnu s’élançant, l’étoile au front. Millions, esclaves, luxe de satrape. Ou alors, il n’a qu’à se balancer dans un hamac, le cigare au bec, une bouteille de rhum dans sa poche et le gourdin à la main.

Prend-on Jean Galmot pour un romantique attardé ou pour un garde-chiourme ?

Toute sa vie Jean Galmot a été le défenseur de l’indigène. Et pas seulement en paroles. Son mandat de député et son activité commerciale autonome n’avaient qu’un but : l’émancipation des Guyanais.

Dès le début, Jean Galmot se heurte à la tyrannie des grandes compagnies concessionnaires qui règnent en maîtres, se partagent et exploitent les colonies. Et elles les exploitent à outrance…

Or, Mme B… me raconte qu’ayant rencontré le député de la Guyane dans un salon parisien, il se présenta à elle, avec un orgueil charmant : « Jean Galmot, aventurier. » Et elle sentit qu’il donnait à ce mot une valeur autre que celle qu’on lui accorde généralement.

Il était, lui, l’homme de l’aventure : et l’aventure n’est pas ce qu’on imagine, un roman. Elle ne s’apprend pas dans un livre. Elle n’est faite ni pour les romantiques attardés ni pour les chiourmes. L’aventure est toujours une chose vécue, et, pour la connaître, il faut avant tout être à la hauteur pour la vivre, vivre, et ne pas avoir peur.

Voyons, documents en main, ce qu’a été l’aventure pour Jean Galmot.

Il n’apparaît pas que le placer Élysée ait retenu outre mesure son attention. Mais, chargé de mission officielle par le ministère des Colonies, il explore à deux reprises le bassin de la Mana. Il expose les résultats de sa mission au cours de différentes conférences, et dans deux articles du Temps (7 juin 1907) et de L’Illustration (6 juillet 1907). En outre, une brochure sur L’Émigration hindoue dans les Guyanes laisse voir sa connaissance du pays et du problème de la main-d’œuvre.

Ces travaux lui valent d’être élu membre de la Société de Géographie et de la Société des Ingénieurs coloniaux.

Il a soif d’activité. Il propose au Petit Niçois une série d’articles sur les bagnards originaires des Alpes-Maritimes. Par la suite, il publiera dans Le Matin un reportage sur le bagne, devançant ainsi de plusieurs lustres un Albert Londres.

Ce n’est pas tout. Il a obtenu des concessions. En France, il parvient à trouver des concours et il crée la Société des Mines d’Or du Maroni.

En novembre 1908, il sera proposé pour le grade de chevalier de la Légion d’honneur par le gouvernement de la Guyane française : « À créé en Guyane française des exploitations agricoles et forestières. Cette entreprise représente la première tentative sérieuse de colonisation par la main-d’œuvre pénale », lisons-nous dans le rapport du gouverneur Rodier.

Voilà la façade. Qu’y a-t-il derrière tous ces succès flatteurs ?

Un homme débarque en Guyane. Personne ne le connaît. Il a quelques lettres de recommandation. Pas beaucoup d’argent. C’est un « bleu ». Ça se voit à son enthousiasme. Il ne doute de rien. Sa naïveté fait sourire. Il veut explorer le bassin de la Mana ? Qu’il y aille donc ! Les vieux coloniaux n’accordent à ce nouveau qu’un regard indifférent.

Mais voilà qu’il revient de l’intérieur. Les chats-tigres et les crocodiles ne l’ont donc pas dévoré ? Les boas ne lui ont pas brisé la colonne vertébrale ? Il est parvenu à sortir sain et sauf de la brousse ? Tant mieux, tant mieux. Les vieux broussards le félicitent puisque la courtoisie le veut.

Tiens, l’homme commence à parler de l’or, du bois de rose, des essences. Il court les bureaux pour obtenir des concessions. Il veut travailler.

On dévisage cet échalas aux yeux caverneux et déjà blêmissant de fièvre. On le regarde avec commisération. Le soleil a dû lui taper sur le crâne. Il n’y a pas de doute. Il veut travailler ? Eh bien, qu’il travaille ! Il n’a qu’à empoigner une pioche, il en traîne assez par ici. On ne peut s’empêcher de rire. Quelle candeur !

« J’ai été ouvrier ; j’ai soigné les caoutchoucs, et j’ai été mineur sur les placers… De la boue jusqu’au ventre et l’ombre puante de la Forêt qui donne la fièvre dix jours par mois… Puis j’ai été contremaître et planteur. Pendant treize ans, j’ai soutenu contre la Nature une lutte où les meilleurs succombent… », ainsi écrira, en 1919, Jean Galmot à M. Georges Maurevert, dans une lettre émouvante qu’il me faudra encore citer.

L’aventure ? La voilà l’Aventure avec un grand A c’est du boulot, du boulot, du boulot.

On part de zéro. Il faut en imposer aux autres. Il faut oublier les délices de la Côte d’Azur. Il faut ne jamais flancher, à aucun moment. On est entouré d’embûches : tant mieux. La forêt est pleine de dangers et de solitude : n’importe. Les hommes ne travaillent que si l’on sait les prendre. En se faisant craindre on ne va pas loin. Quant à la fièvre, eh bien ! est-ce un motif valable pour abandonner le boulot ? Il faut lutter. En haut, en bas, la forêt est sournoise. Devant et derrière soi. On a toujours l’œil ouvert. On a toujours son fusil à portée de sa main et une boîte de quinine dans sa poche.

Lit-on ces commentaires entre les lignes où il est question des succès de Jean Galmot ?

Des ces succès, parlons-en. Là-bas, en Europe, les commanditaires se réjouissent parce que « Société des Mines d’Or du Maroni », cela sonne bien. Et maintenant, que ce petit Jean Galmot se débrouille ! On lui a assez avancé d’argent !

Si le climat des villes de la côte est sain, écrira plus tard Jean Galmot dans une brochure, les conditions de l’existence dans l’intérieur sont parmi les plus sévères du monde. L’ouvrier mineur travaille dans la boue jusqu’aux genoux, parfois jusqu’au ventre. Comme l’ouvrier qui soigne tes balatas et le coupeur de bois, il loge sous des carbets à peine couverts. Après quelques semaines de séjour dans l’atmosphère humide de la forêt, il est atteint par le paludisme ; la fièvre et la cachexie le guettent. Comme les employeurs n’ont prévu aucune organisation sanitaire, la mortalité atteint 20 à 25 pour 100 sur certains chantiers. Nourris de conserves rapidement avariées, exposés aux intempéries, privés de tous soins médicaux et pharmaceutiques, couchant dans un hamac en plein air, l’ouvrier guyanais est soumis à un régime qu’aucune civilisation ne tolérerait. Au prix de quelles souffrances est obtenu l’or des vitrines de nos bijoutiers et cette essence de bois de rose qui sert de base à la plupart des parfums !

Les bagnards, cette main-d’œuvre pénale sur laquelle Jean Galmot comptait pour draguer les sables des criques, sont des hommes qui se tendent avec angoisse vers la vie lointaine. L’or miroite. Les pépites sont vivantes. La poudre d’or disparaît. Les bagnards regardent le ciel, l’air naïf. Où cachent-ils l’or ? Ils se sont fait des poches dans la peau. Tout orifice est bon… D’autres s’évadent à la barbe de « Môssieu Galmot ». On proteste. Les prospecteurs ne sont pas contents. Cet or ne rend pas « paie », comme ils disent. Jean Galmot se met tout le monde à dos et les surveillants se désespèrent.

L’or ?

L’or, cet or, il le veut, lui, Galmot, et il lui en faut, et il faut qu’il réussisse.

Comment a-t-il cru pouvoir lutter, comme ça, sans armes, lui qui n’est qu’un nouveau, contre la jungle, cette jungle qu’il commence à connaître, et dont les lianes audacieuses sont déjà venues plusieurs fois envahir sa machinerie au repos ou un chantier provisoirement abandonné ?

Il hait et il adore cette forêt, la grande force adverse qui commence à hanter ses nuits fiévreuses. Il rêve. Il est traqué. Car Galmot ne réussit pas du premier coup. Il lui faut abandonner, partir, revenir, émigrer, changer de place, s’enfoncer de plus en plus loin dans la forêt.

La forêt. Il s’y engouffre.

Encore une fois, il est tout seul.

Sa vie lui semble irréelle et, pour ne pas se noyer dans cet océan de feuilles, d’herbes, de troncs, de branches, de mousses, de broussailles, de lichens, d’algues aériennes –, il a parfois la sensation d’être enfermé dans un bocal de chlorophylle –, pour donner plus de poids à sa personnalité, pour s’affirmer, il éprouve le besoin de se raconter.

Des images se détachent ; des souvenirs naissent. Il ne détourne plus ses yeux d’oiseau. Il guette. Il est à l’affût. Il s’est armé d’un crayon. Il prend des notes. Le campement dort. La nuit se pâme. Il n’est pas assis devant le feu. Le brasier crépite dans son cœur. C’est ainsi qu’il écrit Quelle étrange histoire…

Les hommes et les plantes et les bêtes de mon village en Périgord vivent immobiles sur la terre où leurs ancêtres ont vécu sans mouvement. Et moi, je cours le monde.

Fusée d’étincelles. Feu de brousse.

Ah ! cette odeur poignante de rose et de musc qui sort de la boue remuée par le piétinement des hommes !

Assoupissements. Pépiements d’oiseaux. Bruissement de l’eau des marais.

Autour de lui des Nègres saramacas ronflent, les reptiles s’agitent, les arbres respirent. Des formes étranges surgissent de l’ombre, le fourmilier au museau allongé, la tortue géante que le rouge du brasier attire, les packs.

Il voit les bêtes : le maipouri, ventru et paisible comme un bœuf, le cariacou bondissant, les tatous à carapace grise, les pécaris en troupeau qui annoncent l’aube prochaine ; alors, ce seront les oiseaux, les ibis, les aras, les perroquets et les colibris qui dansent comme des gouttelettes de rosée, les douze espèces de colibris aux noms coloriés…

Il arrive que cet homme, chez qui l’amour de la forêt a vaincu tout autre sentiment, lui faisant oublier jusqu’à cette femme blonde qu’il a laissée à Nice et qui maintenant, ayant emprunté une autre personnalité, est partout présente dans les pages de Quelle étrange histoire… il arrive que cet homme est terrassé par la fièvre.

Alors, il reste des journées entières étendu, les yeux fixés sur l’écran vert sombre, luisant, comme enduit de vernis noir, de la brousse toute proche.

Alors sa chimère le reprend.

Il faut que cela continue. Il faut qu’il s’entête. Il faut qu’il l’emporte. Si la forêt se défend contre lui : il vaincra. L’or doit « payer ».

L’or.

L’or, et le bois de rose, et les essences, et le balata. Et s’il lui faut bâtir : il bâtira. Des distilleries, des raffineries. Le sucre et le rhum. Et s’il lui faut planter, il plantera. Les cannes rempliront les cales des cargos. Et le rhum, du rhum, des tonnes de rhum pour les hommes blancs de l’autre côté de la terre. Il sera riche.

L’or.

Et les millions. Cinq, dix, quinze, vingt années, cela durera autant qu’il le faudra. Il travaillera. Il sent sa force renaître, l’homme étendu à la lisière de la forêt et qui grelotte de fièvre.

Je le veux.

Paris existe.

J’y suis.

J’ai de l’or, je tends les bras, et tout ça, ces lumières, ces hommes qui s’agitent entre quatre murs, ces rues, ces boutiques, ces arbres, ce fleuve, tout, tout m’appartient.

Et, pour avoir cela, il lui faut encore creuser ici, sur ce bout de terre habité par des sauvages et des bagnards, il lui faut creuser, il lui faut creuser…

Et Jean Galmot se lève pour se remettre au travail.

1908, 1909, 1910, 1911, 1912, 1913.

Il lutte. Il n’a jamais cédé, et il a recommencé, recommencé.

Et la chance se met enfin de son côté.

Un beau jour, il débarque à Cayenne comme fondé de pouvoirs de la maison Chiris et C°.

C’est un coup de veine inattendu. Enfin, il pourra agir.

1910, 1911, 1912, 1913, 1914, 1915.

On ne sourit plus de ce petit Galmot. Maintenant, il est le « brillant second de ces Messieurs Chiris ».

Par leur parenté avec la famille Carnot, par leur situation politique et industrielle, MM. Chiris appartiennent à l’aristocratie républicaine et financière. Leur puissance est formidable. Leur Société est à 400 millions de capital. Ils ont confié 150 000 francs à Galmot pour ouvrir un comptoir à Cayenne, et Galmot fait de ce comptoir une des plus belles affaires du monde.

1913, 1914, 1915, 1916, 1917.

Maintenant Jean Galmot est Jean Galmot : on le sait. Et il n’y a pas que ses grands patrons qui le sachent : les indigènes aussi le savent, chez qui cet homme commence à instaurer sa domination fraternelle, qui fera de lui l’idole de tout le pays. Car Jean Galmot a une manière à soi de traiter l’indigène, avec un tact fait de bonté et de dignité.

1913. Une date pour lui.

Jean Galmot a donné une ampleur imprévisible à l’affaire qu’on lui avait confiée. Mais lui-même se sent à l’étroit. Il est capable des plus grandes choses. Ah ! si seulement il pouvait agir librement ! Il n’est toujours que « le brillant second », en somme, un rouage, le plus important dans la maison, c’est entendu, mais rien d’autre qu’un rouage.

Or, dans la forêt, il avait fait un rêve, un rêve qu’un homme de sa trempe n’oublie pas…

Beaucoup plus tard, au moment des grandes luttes politiques et financières qu’il aura à soutenir, Jean Galmot se verra accusé d’être un vulgaire profiteur de la guerre… Cela faisait partie de ce faisceau de calomnies dont on l’accabla alors. On l’accusait d’être un joueur, lui qui n’avait jamais plus fréquenté ni casino, ni cercle ; un nouveau riche, lui qui avait mis plus de vingt ans pour édifier « sa maison » ; un vulgaire fêtard, lui qui, d’après les constatations de M. Paul Benoît, syndic de faillite des Établissements Galmot, travaillait en moyenne seize heures par jour et menait une vie des plus simples.

En vérité, l’Aventure pour Galmot n’aura été que du travail, du travail, du travail.

Le 6 novembre 1919, à l’occasion de sa première grande bataille contre ses adversaires, Jean Galmot écrivait à M. Georges Maurevert, qui avait été son collègue à Nice, une lettre que j’ai déjà citée et dont d’autres passages sont à retenir :

Georges Maurevert, mon vieil ami,

Votre papier m’a ému jusqu’aux larmes. La vie est plus étrange que la fiction… Mais où est la fiction ? Est-ce ma vie présente ?… Maintenant je vous écris sur un lit où la fièvre m’oblige à faire un stage, entre deux luttes.

Lutter, créer, être libre… Mais, mon bon grand ami, votre camarade de Nice, votre Jean Galmot est un homme usé, très vieux, couvert de cicatrices.

Pour marquer sa place, comme il faut être fort !… J’ai connu dans la jungle de Cayenne un vieux chat-tigre qui régnait sur une île. Il n’avait plus de poils, il était borgne ; ses pattes, broyées dans les combats, le soutenaient à peine. Il vivait cependant, toute l’île lui appartenait ; les singes eux-mêmes fuyaient ses yeux ; il était l’image de la force. Son corps épuisé rayonnait d’orgueil. Lorsqu’il est mort, les chacals et les urubus ont respecté son cadavre.

J’ai vécu la vie de mon ami le chat-tigre… La jungle qui tue ne m’a pas eu ; elle me fera grâce parce que je l’aime d’un amour fervent, parce que je lui dois tout, parce qu’elle m’a appris à être libre. La jungle est l’ennemi loyal et sûr, qui frappe en face, qui prend à bras-le-corps. L’adversaire hideux et bête, qui torture et qui fuit, le plus redoutable ennemi dans la jungle, c’est l’homme…

Lorsque j’eus pris à la brousse le terrain sur quoi j’ai bâti ma maison, lorsque j’eus ensemencé mon champ, j’ai rencontré l’ennemi, la bête humaine… Ah ! l’effroyable lutte !…

Non, je n’ai pas 35 millions…

Imaginez un serf du Moyen Âge qui aurait entouré sa terre d’une haie d’épieux et qui voudrait défendre sa récolte contre le seigneur armé. Cette gageure est la mienne…

Je ne dois mon succès qu’à mon courage. Je ne suis ni un spéculateur, ni un mercanti. Je suis un colon des Antilles qui vient en France tous les ans, défendre contre les voleurs le produit de sa récolte…

L’homme qui écrit cette lettre n’a que quarante ans.

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