III Partir !… partir !…

Le journalisme mène à tout à condition d’en sortir.

Jusqu’ici, en dehors de son intervention dans l’affaire Dreyfus, Jean Galmot n’a rien fait qui le distingue d’un journaliste de son âge, ingénieux et habile.

Quels peuvent être ses ambitions, ses désirs ? A-t-il une idée, même vague, de ce que l’avenir lui réserve ? Se doute-t-il que le destin va, dans quelques semaines, le mettre de but en blanc en face de ce qui sera le pays de sa vie ?

Il a vingt-six ans. Il est ambitieux. Il n’est pas beau, mais son charme agit.

Ses premiers succès littéraires ont chatouillé son amour-propre. Il publie un livre, Nanette Escartefigue, Histoire de Brigands. « Les Barbets du comté de Nice et les Réquisitionnaires de l’Esterel », porte le sous-titre. Ces contes ne manquent pas de mérite.

On y voit peintes de belles couleurs, et dans une langue nerveuse, des scènes du brigandage local, sous le Premier Empire.

Ouvrons ce livre. À la première page, il y a une dédicace :

Pour amuser vos jolis yeux, voici, ma chère amie, une histoire vraie de ce pays…

J’ai vu, de la même époque, une lettre de Jean Galmot à sa sœur Madeleine, qu’il faut citer encore parce qu’elle est significative :

… je l’aime parce qu’elle est jolie, adorablement jolie. C’est un amour qui est trop fort et trop particulier pour être comparé à la délicieuse affection qui m’attache à toi…

Il va se marier.

Et ce mariage se fait en cinq sec.

Celle qui va être sa femme est Américaine. Son père appartient au diplomatic service. Il a été consul des États-Unis en Russie. Mlle Heydecker est née à Paris, mais arrive de Saint-Pétersbourg. Elle est blonde, jolie, et très, très jeune : la fiancée rêvée.

Jean l’a connue dans l’un de ces salons mondains qu’à présent il fréquente. Il a plu à son futur beau-père. Il est plein d’amour. La vie est belle.

Il aura comme témoin rien moins que le préfet de Nice, M. Joly, et, assure-t-on, oubliera impertinemment d’inviter à son mariage ses confrères du Petit Niçois, qui vont commencer à le prendre en grippe.

La vie est belle.

Et Jean Galmot est riche puisque son beau-père l’est !

Combien de temps durera la dot de Mlle Heydecker ?

Jean avait des dettes : on les paya. Jean se mit à fréquenter Monte-Carlo : cela coûtait. Jean avait son auto, ses réceptions, ses dîners : c’était beau, mais cher.

Tout cela est simple, ordinaire, logique, et ne suffirait pas à remplir les pages d’un livre.

Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec lenteur, précautionneusement. Les fils s’emmêlent de la manière la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un réseau inextricable.

Dans sa petite ville de Monpazier, Jean Galmot avait-il jamais pensé à ce pays extraordinaire, de l’autre côté de l’océan, qu’on distingue si mal sur le planisphère, et auquel seuls les bagnards ont su conférer une renommée triste et romantique ?

La Guyane.

Ce n’est pas plus grand que la Bretagne et la Normandie réunies.

Le soleil de l’Équateur et les eaux rouges des fleuves y remplissent les hommes de fièvre et de violence.

À quelques milles de la côte, la forêt.

Impénétrable, secrète, fantastiquement silencieuse.

Là, il y a l’or, les essences, le bois de rose, la gomme de balata ; des prospecteurs, des trafiquants, des bagnards ; des forçats en fuite ou des libérés y pénètrent, y rôdent ; ils y trouvent la liberté ou la mort ou disparaissent misérablement…

Jean Galmot n’en sait rien. Quel besoin aurait-il de le savoir ? Tout cela ne le regarde guère, somme toute.

Au contraire. Tout cela va devenir son pays, une « chose » à lui.

Le beau-père a payé. Ce petit journaliste ne lui déplaît pas. Mais va-t-il passer sa vie à ne rien faire que jouer à la roulette et souper au Casino ?

Le consul américain a une affaire en Guyane. Il ne s’en est jamais occupé. D’ailleurs, il ne pense pas que ce « placer Élysée » puisse jamais valoir quelque chose.

Eh bien, il faut que ce gendre charmant et gaspilleur devienne sérieux ; il ira à Amsterdam s’embarquer sur un cargo qui le mènera là-bas ; on verra ce qu’il saura faire.

Est-ce un ultimatum ? Cela pourrait en avoir l’air. On ne leste pas les poches de Jean Galmot. On lui laisse entendre qu’il aura à se débrouiller. Il n’a qu’à se bien conduire.

Jean ne proteste pas. Il ne demande pas quelques jours de répit. Il ne se plaint pas parce que sa jeune femme demeurera à Nice et parce qu’il ne pourra pas assister aux premiers balbutiements de son fils.

Il part.

Tout seul.

Il est bien chargé d’une mission par Milliès-Lacroix, mais il n’est pas subventionné. Il part seul et sans le sou. Et il ne paraît pas triste de ce départ…

Que va-t-il trouver là-bas ?

La forêt.

Il va y travailler de ses mains, au milieu de mille souffrances, résistant à tout, plein d’endurance et d’allant. Il est seul. Il n’a pas le sou. Le beau-père est Américain : il sait que jamais les hommes ne sont aussi forts – quand ils le sont – qu’au moment où ils se trouvent seuls et sans ressources en face de l’inconnu.

Jean Galmot a vingt-sept ans.

Quand il reviendra, six mois plus tard, il est bronzé, encore plus maigre qu’auparavant, et il rit d’une manière plus étrange.

Ses conférences, ses communications à la Société de Géographie, que toute la presse parisienne commente favorablement, lui font une belle renommée. On le félicite. Son beau-père est content.

Mais Galmot ne fait que passer.

Il retournera bientôt là-bas, sans que personne ne le lui ait demandé.

La forêt le hante.

« M. Galmot », racontait quelques années plus tard à l’un de ses amis un Guyanais qui avait guidé Galmot dans la forêt, « M. Galmot n’a rien à craindre des animaux les plus dangereux. Les chats-tigres, de même que les couleuvres (ce Guyanais entendait par là les serpents, même les boas les plus monstrueux), tous les animaux semblent subir sa domination. Le danger ne viendra jamais pour lui que des hommes. Il les aime trop ! »

On peut se demander comment Galmot, originaire d’une petite ville de province, et qui débutait dans la vie comme un futur Parisien, a pu se muer en un broussard infatigable et stoïque, se réfugiant dans la forêt avec délices.

Comprenait-il que les ambitions qui habitaient son cœur, il ne parviendrait jamais à les exaucer, tellement elles étaient grandes ?

Que de fois, éloquemment, il avait promis la fortune aux siens !

Voici un autre fragment de cette lettre adressée à sa sœur à l’occasion de son mariage :

 Toi, vois-tu, tu appartiens à ma vie, tu m’es nécessaire comme tous mes souvenirs, toutes mes hérédités. Nous réussirons, je l’espère, à réunir nos existences si séparées. Et mon rêve n’a pas varié : je veux une ferme, une maison blanche avec des prés et des terres en Périgord. Là, j’installerai mon vieux père, ma vieille mère et mes sœurs… Ce rêve, je veux le réaliser. C’est là qu’est le bonheur…

Les Galmot sont une secte, il faut qu’ils vivent ensemble.

De prime abord, on croit rêver en lisant cette lettre. Un broussard, un homme d’action, disons le mot, un aventurier peut-il parler ainsi ? À son âge ! Cette lettre est du 11 novembre 1905 et je tiens essentiellement à mettre en évidence chez Galmot ce côté paysan, cette mentalité de paysan, qu’on peut ne pas aimer, mais qui est si particulière à sa personnalité.

Moi, elle ne me déçoit pas.

Une simple visite à la ville où Galmot est né aide à comprendre cette mentalité.

J’y ai passé quelques semaines en plein hiver.

Comme une ville américaine, Monpazier est une ville géométrique. Les rues se coupent à angle droit, et l’ensemble forme un rectangle parfait.

Ce tracé doit faire le bonheur de Le Corbusier.

Mais la mort règne dans ces rues tracées au cordeau. C’est une géométrie d’un autre âge.

Des murs solides, des porches cintrés, mais des immondices partout. On peut imaginer des traquenards à chaque coin, après le couvre-feu. Les gares sont à dix-sept et à trente-deux kilomètres… Monpazier forme un tout, clos, cohérent. Un îlot de pierres, de très vieilles pierres.

La grande théorie de Vidal de la Blache explique bien des choses. L’homme crée le milieu, puis, à son tour, le milieu façonne l’homme.

Monpazier est une ancienne bastide fondée en 1284 par de Grailly qui en traça le plan dont il exigea la rigoureuse application. En 1905 l’administration des Beaux-Arts a classé toutes les « cornières » de la place au rang de monuments historiques.

Et après ?

Me baladant sous ces cornières j’ai réellement l’impression que la vie de New York, Paris, Moscou, Pékin n’existe pas.

Pays de « Croquants ». Les Croquants luttaient pour leur indépendance. Ils ne s’occupaient pas du voisin. Ils se mettaient tantôt en guerre contre le roi de France, tantôt contre l’Anglais. Pays de frontière. Pays d’invasion. Les catholiques d’ici, enragés, étaient aussi sectaires que les huguenots.

Les femmes ont souvent de la barbe au menton. Elles sont jalouses, solides, autoritaires. Elles portent la culotte en ménage. On est dans le pays de la préhistoire. Les Eyzies sont à deux pas. Il y a encore des cavernes habitées. L’hiver est long. On mange solidement. On boit sec. Tout cela est rude, âpre, terriblement sauvage… C’est le Périgord noir, avec ses vieilles coutumes qui durent… Mais il y a aussi le concours annuel du plus grand menteur, qui chavire le pays, car on y est tout de même Gascon.

Voilà la patrie de Jean Galmot et voilà ce que Jean Galmot en dit dans une lettre :

Il y a dans mon pays, le Périgord noir, une aristocratie fermée à tout contact extérieur depuis des siècles. Les hobereaux de mon pays se marient entre eux ; ils ne sont qu’une famille étroite, unie, au sang uniforme et absolument pur.

Les hobereaux périgourdins ont gardé intacte la race du Moyen Âge, ils forment aujourd’hui un petit groupe de terriens dégénérés ; ils meurent écrasés par les goitres, la scrofule et l’idiotie.

Mais Jean Galmot ne croit pas à la mort…

Relisez dans Quelle étrange histoire ou dans Un mort vivait parmi nous les pages dans lesquelles Jean Galmot parle de la forêt guyanaise, de sa forêt.

Songez à ces tribus d’Indiens auprès desquels son imagination s’attarde toujours avec délices.

Ils ont caché leur indépendance au plus profond de la forêt. Ils ont défriché une clairière, construit la hutte familiale, allumé leur foyer. C’est une île habitée, une petite île perdue dans l’uniformité verte, verte, verte de l’immense forêt équatoriale…

Les Caraïbes, dans leur refuge mystérieux, mènent une existence simple et pure. Ils ont gardé des mœurs primitives et beaucoup de loyauté. Tous leurs sentiments sont régis par celui d’une justice supérieure. Ils ne craignent pas la mort, car ils sont complètement émancipés de toute idée d’une divinité… Voilà ce dont rêve et rêvera toujours Galmot.

Les sauvages ont leur musique. Ils s’en servent pour exprimer, selon des lois étranges et sur un mode qui dépasse toute imagination, les secrets de leur vie primitive. Ils ont une hygiène à eux. Ils ont un sens mystérieux de l’orientation. Aucun voyageur n’ignore que l’Indien peut transmettre sa pensée à distance, et qu’il communique de tous les points de la jungle avec les êtres qui lui sont chers…

Il arrivait à Galmot, dans une conversation, de parler des danses des oiseaux auxquelles il avait assisté…

Ces confidences de poète (les hommes d’action ne sont-ils pas tous des poètes ?) nous font comprendre par quelle pente de son imagination il glissait imperceptiblement pour établir une correspondance secrète entre toutes les choses chères à son cœur, entre la vieille ville perdue dans les bois de la Dordogne, qui sentent la truffe et la châtaigne, et le village indien enfoui dans la forêt vierge, dans l’ombre humide qui sent la vase et le musc.

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