VIII Les affaires ne sont pas les affaires

Non, les affaires ne sont pas les affaires.

Deux ordonnances de non-lieu avaient clos, à deux reprises, les instructions judiciaires ouvertes contre Jean Galmot.

Le 16 février 1921, par 574 voix contre 3, la Chambre avait montré qu’elle estimait inutile de donner une suite aux accusations lancées contre Jean Galmot par MM. Simyan, Mercier, de Castellane,… par La Lanterne,… et par ceux qui étaient derrière.

Mais la meute n’était pas contente : elle voulait la peau de l’homme…

Dans les papiers laissés par Jean Galmot et que j’ai pu feuilleter durant quelques heures, j’ai pu lire une note, qu’il dut écrire à l’époque de sa débâcle, et qui garde un accent pathétique dans son objectivité même. Voulant souligner les ardentes résistances qui accueillirent, à leur origine, les plus grandes entreprises coloniales, Jean Galmot rappelle quelques déclarations faites à l’occasion du lancement des actions de la Compagnie universelle du Canal de Suez, en 1858, actions qui ont fait par la suite la fortune de ceux qui les souscrivirent : « Tentatives d’escroquerie », affirme Lord Palmerston à la Chambre des communes ; « Vol manifeste, canal impossible », écrit le Globe, journal officieux ; « … c’est creuser des trous dans le sable, dans un pays où la terre elle-même n’a pas de solidité ! » dit le Times, et le Daily News : « Les romanciers les plus extravagants sont des enfants comparés au charlatan qui essaie de convaincre son auditoire que 250 Européens malades et 600 Arabes enrôlés de force accompliront cette œuvre stupéfiante du canal de Suez, sans argent, sans eau et sans pierre. »

On voit aujourd’hui une statue de Ferdinand de Lesseps à l’entrée du canal.

Et Panama ? Les scandales, la prison et le déshonneur pour le vieil homme qui jugeait les grands de ce monde à leur valeur !

… La forêt de chênes-lièges qui pousse sur les 400 locomotives abandonnées par l’entreprise française.

Cadavres vivants.

Le palmier greffé dans la banne d’une grue chargée d’orchidées.

Les canons d’Aspinwall rongés par les toucans.

La drague aux tortues.

Les pumas qui nichent dans le gazomètre défoncé.

Les écluses perforées par les poissons-scie.

La tuyauterie des pompes bouchée par une colonie d’iguanes…

Voilà le Panama, le Panama de Lesseps.

Ces vers que j’ai écrits en 1912, sur les rives des chantiers alors abandonnés, ne s’adaptent-ils pas aussi aux établissements, comptoirs, usines, avions, bureaux, ateliers de la Maison Jean Galmot, au lendemain de sa ruine ?…

Non, les affaires ne sont pas les affaires.

Cette « affaire des rhums » ! Jean Galmot l’avait gagnée de haute lutte. Pourtant…, tout vient de là.

La première fissure.

On avait beau la cacher, la masquer : elle s’élargissait.

Premier trimestre de 1921.

La crise, partout, dans le monde entier.

Dès le début de 1920, au Japon, les premiers craquements. Vers la fin de l’année, la paralysie s’est communiquée aux principaux organes de la vie industrielle aux États-Unis, puis en Angleterre, ensuite, simultanément, en France et en Italie.

Le prolétariat italien, affamé, s’empare des usines.

En Angleterre, des centaines de mille de livres sterling sont distribuées sous forme de secours aux 2 600 000 chômeurs (contre une moyenne de 110 000 chômeurs au cours des dix dernières années).

Aux États-Unis, 2 500 000 chômeurs (contre 65 000 en 1913). Les autorités poursuivent les accapareurs.

En France, on multiplie les droits de douane, on réduit les salaires, on truque les budgets. « Le Boche paiera. » C’est la formule.

Faillites déclarées en Angleterre : 2 286 en 1920, 5 640 en 1921, contre 560, moyenne d’avant la guerre ; aux États-Unis : le montant des faillites en 1921 atteint le milliard de dollars, contre 180 millions, moyenne des dix années qui ont précédé la guerre.

En France, on ne publie pas de statistiques sur les faillites…

Les banques tremblent. Leurs fondations sont ébranlées. Elles essaient de faire flèche de tout bois. Rappelez-vous les 400 plaignants dans l’affaire de la Société centrale des Banques de Province, l’affaire de la Banque Industrielle de Chine, etc.

Premier trimestre 1921.

La fissure s’est élargie. Jean Galmot risque d’être entraîné dans la débâcle générale. Il suffirait d’avoir confiance en lui.

C’est le moment qu’on choisit pour porter à Jean Galmot les attaques les plus violentes.

Un capitaine d’industrie, un grand homme d’affaires, un bâtisseur. Il a derrière lui des mines d’or, les forêts de balata et de bois de rose, le café, le cacao, le rhum. Il a derrière lui de la richesse. La crise ne peut pas l’abattre, n’est-ce pas ? Il peut être un sauveur. Il peut aider le commerce et l’industrie à se tirer du marasme. Il suffit de l’étayer, d’avoir confiance en lui…

Eh bien, non !

Les affaires ne sont pas les affaires.

C’est le moment de le couler : s’il s’en tire, nous sommes tous foutus.

M.  Galmot obtint, le 12 mars 1921, du tribunal de commerce de la Seine son admission au bénéfice transactionnel de ses créances. Le 16 mars, la Société centrale des Banques de Province porte plainte ; le 17 mars, l’expert Pinta est désigné ; le 18, M. Pinta arrive à Bordeaux ; le 23, il en revient et dépose son rapport le lendemain ; le 25, la Société centrale des Banques de Province renouvelle sa plainte ; le 29, le rapport du procureur général tendant à la levée de l’immunité parlementaire ; le 30, la demande est déposée sur le bureau de la Chambre ; le 31, l’immunité est levée ; le 1 er  avril a lieu l’arrestation. Jamais de mémoire parlementaire on n’était allé si vite en besogne.

Voilà ce que dit un journal au lendemain de l’arrestation de Jean Galmot.

Son frère Henry, car, hélas ! l’arrestation de Jean Galmot n’est pas un poisson du premier avril, lui écrit, ce 1er avril, à dix heures du soir :

Tes ennemis qui te traquent depuis deux ans et qui ont si souvent annoncé qu’ils auraient « ta peau » ne t’auront pas si tu le veux, si tu veux rester fort et courageux, malgré les mensonges, les calomnies, les ignominies qu’ils ont accumulés… Nous connaissons ta vie, et aussi le grand crime, le seul qu’on puisse te reprocher, et pour lequel je t’ai quelquefois grondé : ton excessive bonté. Mais il ne faut plus être bon…

Lui, il sourit. Il sait lutter et il a confiance. Ses lettres aux siens respirent la force et le courage.

« J’ai confiance dans la Justice de mon pays… J’ai demandé des juges, j’attends leur décision », proclame-t-il.

Et cet homme a pu se croire un « roi de Paris » ! « Roi de la Jungle », oui. Car la jungle, il la connaît, il y a vécu. Il y a appris à faire face à l’attaque.

Se croit-il donc encore dans la jungle ? À Paris, on n’attaque jamais de face.

Non, les affaires ne sont pas les affaires.

Deux ordonnances de non-lieu avaient mis un terme, qu’on eût cru définitif, à cette « affaire des rhums ».

Néanmoins, peu de jours après la séance de la Chambre qui avait marqué la victoire de Jean Galmot, une troisième instruction est ouverte, toujours sur cette affaire.

Or, quand quelques semaines après, la plainte de la Société centrale des Banques de Province viendra frapper Jean Galmot, cette troisième instruction sur l’« affaire des rhums » sera abandonnée. Et on n’en reparlera plus.

Est-ce clair ?

Dans le rapport de l’expert Pinta qui fut soumis à la Chambre des députés le 31 mars 1921, l’affaire Galmot-Société des Banques de Province est résumée de la manière suivante :

M. Jean Galmot, qui avait gagné beaucoup d’argent pendant la guerre, a vu sa situation compromise par la baisse de prix des rhums. Pour soutenir son crédit ébranlé, il s’est livré à une circulation d’effets qu’il a fait accepter par son entourage, mais pour les escompter il a du offrir des garanties sur ses marchandises. Il en avait une grande quantité, non seulement à Bordeaux, mais encore au Havre et à Nantes. C’est la cause des warrants qu’il a transférés dans les conditions que l’on sait. Mais quelle est la valeur juridique de ces warrants ? Ont-ils pu créer au profit de ceux qui en sont nantis, le privilège attaché au gage régulièrement constitué ? C’est une question dont la juridiction commerciale sera vraisemblablement saisie… Or, pour qu’il y ait gage, il faut que le débiteur se dessaisisse de la chose au profit du créancier. M. Galmot ne l’a jamais fait : mais son créancier ne le lui a jamais demandé… Il y avait donc, tout au plus, promesse d’un gage, mais non gage effectif.

« Warrant : Récépissé d’une marchandise déposée dans des docks ou magasins spéciaux et négociable comme une lettre de change », lit-on dans le Petit Larousse…

Qu’est-ce donc que la Société centrale des Banques de Province ? Elle vient de changer de directeurs et d’administrateurs, s’étant trouvée à deux doigts de la faillite, par la faute de la crise. Le nouveau comité de direction a à sa tête M. Exbrayat, l’un des plus sérieux adversaires de M. Victor Boret, dans le conflit qui mit aux prises ce dernier avec l’ancien sous-secrétaire au Ravitaillement, M. Vilgrain…

Depuis longtemps la Société des Banques de Province est en rapports d’affaires avec Jean Galmot. Au cours des débats du procès, il résultera que durant les trois dernières années la Société des Banques de Province a gagné environ 4 millions à la suite des opérations financières avec la Maison Jean Galmot. Il résultera également que le chef des services documentaires de la Société des Banques de Province dirigeait les services documentaires de la Maison Jean Galmot, et que les traités liant ces deux firmes étaient de véritables traités d’association : la banque fixant le prix de vente des marchandises de la Maison Galmot et en encaissant le montant.

Or, on parle d’une vaste escroquerie portant sur une somme de 23 millions ; c’est du moins ce que réclame la Société des Banques de Province.

En dépit du règlement transactionnel accordé le 13 mars par le tribunal de commerce de la Seine à Jean Galmot, la nouvelle direction de la Société des Banques de Province a porté plainte.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule. M. Auguste Ravaud, ancien secrétaire de M. Vilgrain, courtier en marchandises, en relations d’affaires avec la Maison Jean Galmot réclame 370 000 francs. Il est vrai que Jean Galmot déposera aussitôt une plainte contre lui, en détournement d’une somme de 130 000 francs.

La Société centrale des Banques de Province, M. Ravaud : voilà les deux plaintes qui vont tout déclencher.

Le 30 mars, Jean Galmot, au retour d’un voyage d’affaires à l’étranger, apprend qu’une demande de levée de l’immunité parlementaire dirigée contre lui va être déposée au bureau de la Chambre. Un accès de paludisme l’avait cloué au lit ; néanmoins, le lendemain, grelottant de fièvre, il va assister à la séance. M. de Moro-Giafferi, rapporteur, donne l’avis favorable de la commission chargée d’examiner les demandes de poursuites contre Jean Galmot. Il tient à ajouter : « M. Galmot, qui est présent à cette séance, nous a déclaré qu’il s’associait à la demande faite et que, désireux de se défendre efficacement devant la Justice, il demandait à la Chambre de lever l’immunité parlementaire dans le double esprit que l’égalité de tous les citoyens devant la loi ne doit pas souffrir d’exception et que le meilleur moyen d’établir son innocence est d’en répondre. (Applaudissements.) »

Les quelques mots que prononça Jean Galmot confirmèrent. « Il y a encore des juges en France », terminait-il.

Don Quichotte, toujours Don Quichotte.

Il y a des juges en France, c’est un fait…

Ce que l’histoire ne raconte pas, c’est qu’un député socialiste connu pour sa crânerie, l’une des fortes têtes de l’Assemblée, avait proposé ce même jour à Jean Galmot : « Consentez à vous défendre, prononcez seulement le nom de vos adversaires, et je parlerai, je révélerai que le gouvernement, en s’attaquant à vous, ne fait que couvrir vos adversaires qui sont eux-mêmes sous le coup d’accusations bien plus sérieuses… » On aurait ainsi assisté à une deuxième version de la discussion sur l’« affaire des rhums »…

Mais Jean Galmot croyait à la justice de son pays :

Il refusa.

Il était Jean Galmot, député de la Guyane, un homme qui offrait de la surface, le chef de l’une des plus opulentes firmes commerciales de France.

Non. Il n’était qu’un misérable escroc, un bandit dont il fallait s’assurer coûte que coûte.

Le lendemain matin, à sept heures, il était arrêté.

On croit rêver.

La proposition de résolution concluant à la levée de l’immunité parlementaire a été votée le 31 mars, à sept heures du soir. La séance suivante ne devant avoir lieu que le 12 avril, le procès-verbal de la séance du 31 mars, et par conséquent le texte authentique de la décision de la Chambre n’a pu être présenté au garde des Sceaux qu’après cette date du 12 avril.

Mais M. Bonnevay, ministre de la Justice, a fait arrêter Jean Galmot le 1er avril, à sept heures du matin, en contresens avec le texte de l’article du Code pénal.

Pourquoi ?

On me dit qu’un éminent professeur, doyen de la faculté de droit de Bordeaux, cite habituellement dans son cours, comme un exemple typique d’arrestation arbitraire, celle de Jean Galmot. Maître Henri-Robert, d’autres, ont protesté contre cet acte.

Mais Jean Galmot croit à la justice de son pays…

Pour le récompenser, à la Santé, on le met au secret le plus absolu, dans une cellule où se trouve une paillasse dont il n’ose s’approcher et de magnifiques rats d’égout. Toutes les deux heures une ronde vient vérifier si ce criminel dangereux est toujours là. Il a 39° de fièvre. Il continuera à souffrir. On ne le tirera de cette cellule qu’au bout de soixante jours…

Qu’a-t-il donc fait, ce Jean Galmot ?

Deux années après, les plaintes de la Société centrale des Banques de Province et de M. Ravaud, désintéressés, seront retirées. Les chiffres indiqués auront été, au préalable, considérablement réduits. La bonne foi de Jean Galmot sera admise par les deux plaignants. Les créanciers, réunis au tribunal de commerce, le 20 avril, s’élèveront, à l’unanimité, contre « l’attitude de ces banquiers, associés de l’inculpé, qui pour essayer en vain de gagner du temps, ont porté des plaintes qui sont un défi au bon sens et à la justice et qui ont obtenu des mesures dont les premières victimes se trouvent être les actionnaires dont ils avaient le devoir de défendre les intérêts ». Et maître Henri-Robert, dans sa plaidoirie, parlant au dirigeant de la Société des Banques de Province, ironisera à son tour contre « ce capitaine qui sauve le navire en détresse en jetant à l’eau une partie des marchandises de la cargaison, ce qui est peut-être un singulier moyen de procurer des avantages aux actionnaires… »

Oui, il y a des juges en France ; mais ils sont lents, lents, lents…

Autant ils auront été pressés d’enfermer dans un cachot le pilote d’une grosse firme qui va aller à la dérive, autant ils seront lents à lui accorder la liberté provisoire…

Et, comme devait le rappeler Jean Galmot dans sa cellule, le criminel tient le civil en état, selon le vieil adage judiciaire.

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