IX Un homme libre

Sur l’ordre du garde des Sceaux, le 8 juillet 1901, le procureur de la République Bulot lance une circulaire où il est dit qu’« en matière de correctionnelle, tout individu ayant un foyer, ou une profession stable ne devra être placé qu’exceptionnellement sous mandat de dépôt. En matière criminelle, si sa détention préventive est indispensable, c’est une erreur de penser qu’elle s’impose toujours. Le mandat de dépôt ne doit être décerné qu’en cas de nécessité absolue… » Le 13 janvier 1920, une nouvelle circulaire vient le rappeler avec sévérité et le 15 mars 1922, M. Scherdlin, procureur de la République, revient à la charge en ajoutant que « la liberté provisoire doit rester la règle, et les détentions préventives l’exception ». Faut-il rappeler enfin les récentes déclarations de M. Raoul Péret, garde des Sceaux ?

Cependant, le 1er avril 1921, Jean Galmot, député de la Guyane, est enfermé à la Santé, au secret le plus absolu, dans une cellule digne des pays les plus barbares. On lui a tout retiré, ses bretelles, sa cravate, son faux col, ses crayons même : on ne lui laisse que son rasoir…

Le voilà donc nez à nez avec son rasoir.

Jean Galmot connaît ses auteurs, et voilà que son humour ressuscite.

Durant la retraite de Russie, Stendhal, méticuleusement, faisait fondre chaque matin un peu de glace et se rasait avec attention. Cela valait mieux que de perdre la tête et crever de désespoir. Ainsi quand toutes les deux heures une ronde vient jeter, à travers le guichet, un coup d’œil dans la cellule de Jean Galmot, on a la surprise de le voir en train de se raser, méthodiquement, avec de longs regards narquois…

Enfin, il se sent libre.

Enfermé dans un cachot de trois mètres sur deux, avec dans un coin un trou d’égout d’où surgissent d’énormes rats tourmentés par la faim, malade, fiévreux, gelé, seul, tout seul, il est enfin libre.

Ce rasoir… ça le fait rire, et il rit. Tout seul.

Ce n’est pas la première fois qu’il répond par un rire d’homme libre aux petits traquenards que lui posent ses ennemis…

Il se le rappelle maintenant : depuis trois jours, six agents aux fortes moustaches tournaient autour de son domicile, interrogeant les concierges, les voisins, parlant à mots couverts de l’arrestation prochaine ; n’est-ce pas, s’il avait fui, quelle preuve magnifique contre lui !

Durant ces trois ou quatre derniers jours avant le 1er avril, que de péripéties ! Les trahisons ont commencé : il en est de magnifiques, telle que celle de cet ami de quinze ans, poète sans talent que Galmot a nourri et protégé, et qui n’a pas attendu l’arrestation pour aller quémander de l’argent chez les adversaires du député de la Guyane… Il ira grossir l’armée des maîtres chanteurs, mais il se trouvera dans la presse des gens pour le démasquer. Où a-t-il pu échouer ?…

Mais ce n’est ni de lui que Galmot veut se souvenir, ni des journalistes, notoires ou inconnus, qui sont venus lui proposer toute sorte de petits marchés contre paiement de sommes variant entre 300 000 francs et cent sous…

Non, la pensée de Jean Galmot oublie cela. Il est libre maintenant. Certains petits détails lui tiennent au cœur. Cette concierge d’un immeuble voisin qui deux jours avant son arrestation lui a adressé une lettre si pitoyable et à qui il a fait tenir trois cents francs avant de suivre ces messieurs de la police…

Pourvu que ses ennemis n’en aient rien su : ils porteraient plainte pour dissipation…

Et ce Georges Anquetil, qui s’est présenté comme tant de ses confrères, et qui est venu lui parler d’une manière tout imprévue : « Vous avez certainement des documents, donnez-les-moi. J’ai un journal, de l’argent : j’attaque… » Drôle d’homme, il vaut probablement mieux que les autres, malgré sa mauvaise renommée…

Et ceux qui ne l’ont pas abandonné, qui n’ont pas craint de lui écrire avec amitié et confiance : un ancien gouverneur de la Guyane, quelques financiers étrangers, deux ou trois littérateurs ; et un nombre considérable de Guyanais :

Je me fais l’écho du comité du Maroni dont je faisais partie pour vous crier : Sursum corda. De ces épreuves qui vous sont si traîtreusement infligées, sortira encore plus rayonnante la gloire que nous vous avons attribuée en 1919. (Datée du 2 avril 1921.)

J’ai pu hésiter, à mon retour de Guyane, à aller vous voir, alors que vous étiez au pinacle. Ce n’est pas en ce moment que vous êtes attaqué, dénigré par une campagne politique et commerciale inouïe que je songerai à rester indifférent. (Datée du 6 avril 1921.)

Si vous croyez que le concours, même modeste, d’un vieux Guyanais, qui a connu lui aussi les luttes et la brousse, puisse vous être de quelque utilité, n’hésitez pas. Je serai enchanté de pouvoir vous l’apporter. (Datée du 6 avril 1921.)

Ils lui écrivent comme ils parlent, avec une emphase naïve qui émeut…

Il a bien fallu lui donner de quoi écrire, le laisser visiter par ses amis, par son avocat… Qu’il est fort, qu’il est solide, ce malade qui ne tient pas debout, dont les yeux luisent de fièvre. Aucune privation ne l’émeut : il attend ses juges.

« Je suis comme un oiseau sauvage dans une cage. Je serre bien un peu les griffes, parfois… Mais cela ne dure pas… Maintenant j’attends que la cage s’ouvre », écrit-il le 16 avril à un ami fidèle. « Il m’a été permis de sortir aujourd’hui. Je suis rentré un peu ivre. Mais maintenant les voiles qui tapissent mon cachot sont plus noirs, et la Présence invisible m’accable. Il y a sur le sol les traces des hommes qui ont souffert ici avant moi ; et, sur les murs qui tremblent, passent des images torturées de forçats. Il y a aussi des voix livides et froides qui s’agitent dans la nuit… Un jour, peut-être, pourrons-nous faire ensemble le beau voyage que j’ai commencé en 1905 et qui me hante comme une douloureuse nostalgie. Qu’est-ce que la tourmente actuelle, que sont ces cris et cette pauvre agitation puisqu’il y a là-bas la lumière, la vie, le rêve ? Et ces hommes orgueilleux, très beaux, très purs… » écrit-il à un autre ami, le 24 avril.

Paroles d’homme libre : bien plus libre au fond de son cachot que tous ces politiciens, financiers, anciens ministres, procureurs, journalistes, fondés de pouvoir, poètes sans talent et gros négociants qui gouvernent le pays.

Mais il a des griffes, Galmot. Il ne se rend pas. Ses lettres aux amis sortent en cachette de la Santé. Il compte les jours. Trois semaines après l’arrestation, à la suite de ses protestations réitérées et de celles de maître Henri-Robert, son défenseur, il a bien fallu boucher le trou d’égout et lui donner un matelas.

On ne lui épargne aucune humiliation : amené à son bureau des Champs-Élysées, sur la demande du liquidateur judiciaire, les deux inspecteurs de police qui l’encadrent ont honte de lui passer les menottes comme on le leur a ordonné. Cet homme est malade, il descend de taxi, il n’a qu’à traverser le trottoir…

Mais les reporters, les photographes sont là, la foule le reconnaît… On lui passe tout de même les menottes…

Jean Galmot se sent fort, fort, fort. Fort comme il ne l’a jamais été. Il ne s’abandonne pas. Il prépare sa défense. Il documente son avocat. Comme on ne lui communique aucun dossier, il répond au juge d’instruction qui se plaint qu’« à aucun moment il (Galmot) n’a pu donner de justifications en réponse aux accusations dont il fait l’objet » :

« Accablé sous un chaos de chiffres, privé de tous moyens d’investigation, séparé des collaborateurs qui, seuls, connaissent la situation de mes magasins et de mes opérations comptables, j’ai dû répondre avec le seul concours de ma mémoire à mes accusateurs, mes associés d’hier, qui disposaient non seulement de leur liberté, mais de leur documentation complète. Le Ciel m’aurait-il donné une mémoire surhumaine pour me reconnaître dans ce dédale de chiffres et de dates portant sur des centaines d’opérations, comment pourrai-je répondre à vos questions concernant les comptes et les transactions établies à mon insu par les chefs de service dont je suis séparé ? »

En dépit de la fermeté de sa défense, on fournit de longues informations tendancieuses aux journaux (quelques mois plus tard, l’affaire Vilgrain, l’instruction contre la Banque industrielle de Chine, ne seront racontées qu’en une dizaine de lignes pleines de tact). Galmot sent bien que l’on cherche sa perte, et surtout celle de sa maison. Mais il ne se décourage pas et ne manque pas une occasion pour protester véhémentement…

Le 25 avril 1921, première demande de mise en liberté provisoire. On ne la lui accordera qu’après neuf mois, dont plusieurs passés dans une maison de santé, où il a bien fallu l’emporter.

« Pour obtenir cette chose si simple du transfert de ce martyr, de ce grand et noble Français dans une maison de santé », dira plus tard maître Henri-Robert dans sa plaidoirie, « jamais vous ne saurez les obstacles que la défense a eus à surmonter, et – je ne dirai pas les embûches, car je ne veux employer que des mots exacts – les difficultés qu’elle a rencontrées sur sa route. »

En dépit d’un filtrage sévère, il y a des choses qu’on ne parvient pas à cacher. « Nous ne sommes tous qu’en état de liberté provisoire. Nous vivons à une époque et dans un pays où personne désormais n’est sûr, si innocent soit-il, de ne pas coucher au Dépôt le soir même. » Voici le titre d’un éditorial du Petit Bleu qui reflète l’indignation de l’opinion publique.

Mais qu’est-ce que tout cela ? Au fond, rien.

Après vingt jours de prison, on a autorisé Galmot à recevoir quelques livres ; plus tard, à écrire. Il écrit au juge d’instruction, M. Adrien Genty, au procureur de la République, au président de la chambre des mises en accusation, au ministre de la Justice, au président de la Chambre des députés, au président du Conseil, au président de la République…

Mais tout cela c’est le passé : Galmot, je l’ai dit, est toujours tourné vers l’avenir. Il écrit autre chose.

Il achève Un mort vivait parmi nous… Il esquisse La Double Existence, ce livre mystérieux et dangereux, dont on ne devait jamais retrouver les traces…

La forêt, l’air libre, la vie intense, l’amour et la mort, tout cela remplit son cachot. Car il ne faut pas oublier une chose : Jean Galmot est un romancier, un écrivain de premier ordre. On peut hésiter entre Quelle étrange histoire… et Un mort vivait parmi nous…, livres d’une belle densité, grands poèmes en prose qui montrent l’importance qu’a tenue, dans la vie de Jean Galmot, l’univers mystérieux du rêve et de l’amour… et de l’initiation occulte.

Il me serait facile de citer des extraits de presse élogieux de MM. Paul Souday, Abel Hermant, Jean-Jacques Brousson, etc. Quelle étrange histoire fut saluée par la critique comme une révélation. Un mort vivait parmi nous, publié quand Galmot était encore sous le coup d’accusations cruelles, rencontra un accueil moins fervent, comme il fallait s’y attendre. Néanmoins, ne faut-il pas rappeler le mot de Lucien Descaves, directeur littéraire du Journal, qui, en pleine conspiration du silence, s’écria narquoisement, dans un groupe de confrères : « Messieurs, on pourrait peut-être parler de Jean Galmot, aujourd’hui qu’il est ruiné ? »

Il y a dans ces deux livres touffus et remplis de lyrisme une originalité certaine : on pense à un Stevenson ou à un Kipling français. Jean Galmot écrivain ne doit rien à personne : il a tout tiré de son cœur et de sa vie aventureuse…

J’ai eu le bonheur de retrouver une page de la Préface de La Double Existence.

La voici :

Je n’ai pas pour objet, en écrivant ce récit, d’instruire le public. Que peut-on enseigner ? Dénoncer les crimes de l’argent est une gageure dans un pays soumis à une oligarchie financière à qui appartiennent toutes les forces agissantes : la justice, la presse.

Que peut-on attendre d’un peuple domestiqué ? L’esprit ne connaît d’autre nourriture que les journaux de nos maîtres.

J’écris ce livre pour mon fils à qui j’ai essayé d’apprendre la haine du mensonge et de l’obéissance. J’écris aussi pour ceux qui, plus tard, voudront connaître l’histoire de ces temps corrompus.

Les faits que je raconte ici sont sans importance. C’est l’histoire d’un crime semblable à tant de crimes.

Je le répète : on n’a jamais retrouvé le manuscrit de ce livre, que Jean Galmot avait achevé bien avant sa mort.

Oui, Jean Galmot a toujours ses griffes.

Trois médecins légistes ont établi qu’il a une grave lésion à l’intestin, ce qui met sa vie en danger. Mais on ne le sort pas encore de son cachot.

Il me reste encore assez de force pour venir vous dire, écrit-il fièrement au garde des Sceaux, M. Bonnevay, que je ne veux ni de votre pitié ni de votre indulgence. Si la mesure que vous allez prendre est une faveur, je n’en veux pas. Si je dois vous avoir la moindre gratitude du geste que vous allez faire, je n’en veux pas. Il n’est pas un jour de ma vie, depuis que je suis entré dans la bataille pour l’existence, où je n’ai combattu les hommes de votre parti et de votre caste. J’ai hérité cette haine de mon père, du père de mon père, et de plus de vingt générations d’aïeux révoltés contre leurs oppresseurs… C’est la certitude absolue de la victoire finale qui m’a donné le courage de résister jusqu’ici. Et je résisterai encore parce qu’il y a dans un village du Périgord une femme très vieille, très pauvre, qui prie à chaque heure du jour pour son fils, parce que ma femme et mon fils, et des milliers de compagnons de travail ont confiance en moi et m’ont soutenu de leur ardente affection. Pour eux, pour ceux que j’aime, pour moi-même, pour mon passé où il n’y a pas une défaillance, pas un jour sans labeur, je n’ai pas le droit d’accepter une faveur de vous.

Il y a eu quelques sourires de femmes dans l’existence de cet homme.

Depuis, tant d’années ont passé…

On lui a enfin permis d’aller dans une maison de santé, toujours escorté de ses deux inspecteurs (qu’il paie de sa poche). Mais Galmot les a apprivoisés, grâce à son étrange pouvoir de séduction. Aussi voit-on, quand on va lui rendre visite dans la maison de santé de la rue Ribéra, ses deux gardes du corps aux petits soins pour lui : l’un tape à la machine à écrire le manuscrit d’Un mort vivait parmi nous, qui va partir chez l’éditeur, et l’autre va chercher du bois… Le soir, Galmot leur raconte, comme à des gosses, ses souvenirs de la brousse…

Un jour, une des sœurs de Galmot, ancienne religieuse, arrive. Elle a quitté sa province pour venir soigner son « grand », pour s’occuper de ses chemises, de ses chaussettes… Elle a rencontré une visiteuse, qui l’a saluée humblement. Et Jean lui confie que cette… mettons, Jeanne-Marie… une femme qu’il avait aimée, était venue pour lui offrir les bijoux qu’il lui avait donnés autrefois…

Et Galmot se souvient…

Jeanne-Marie.

C’était une petite marchande de journaux. Quand il revenait de Guyane, il passait toujours devant son kiosque, bavarder un instant. Un jour, il avait pensé à elle, il lui avait rapporté de là-bas quelques plumes d’aigrettes et un colibri desséché. Mais Jeanne-Marie avait disparu…

Puis, un soir, Galmot, qui aimait à se perdre parmi la foule, l’avait retrouvée à la foire du Trône. Elle était la maîtresse d’un lutteur. Un riche fabricant d’automobiles la protégeait. On ne vit pas impunément des années et des années à côté des bagnards. L’horoscope de Galmot nous l’a dit : « Le goût pour la bohème et les natures originales. » Peut-être Jeanne-Marie lui rappelait-elle Nice, et cette Redoute rouge dont elle eût pu être un personnage… Depuis, ç’avait été un grand délassement pour l’homme riche, pour le député, pour l’homme accablé de besogne, mais aussi pour l’homme au grand cœur populaire, de retourner à la roulotte de la foire, dîner sur le pouce d’une tranche de bœuf gros sel et d’un verre de vin rouge avec la belle Jeanne-Marie et son lutteur au rire amical…

Eh bien, cette femme n’avait pas trahi, comme tant d’amis… Sa sœur, derrière son voile noir, tête baissée, avalait ses larmes…

Seconde demande de liberté provisoire le 10 octobre 1921. Troisième demande, vers la fin de décembre. Tout le monde, les experts, le syndic, insistent : sans la présence de Jean Galmot, on ne pourra rien tirer au clair.

Le juge d’instruction, enfin, cède. Depuis dix mois, la Maison Jean Galmot va à la dérive. Jusqu’à présent on a jugé la présence du chef inutile. Maintenant qu’il est ruiné, on consent à lui rendre sa liberté, afin qu’il puisse aider le syndic et les experts…

On ne mettra Galmot en liberté provisoire que sous caution de 150 000 francs.

Il n’a plus rien.

Il faudra plusieurs jours pour que les amis qui lui sont restés fidèles parviennent à réunir cette somme.

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