Lilio

Il était environ neuf heures du matin. Les ouvriers d’une carrière située tout près de Neuchâtel travaillaient activement ; les uns étaient occupés à miner la pierre, d’autres hissaient avec peine de lourds quartiers de roc dans les wagonnets chargés de les transporter jusqu’aux barques amarrées au bord du lac. C’était au mois de mai, le temps était superbe et déjà très chaud pour la saison. Une légère buée flottait à l’horizon, cachant en partie les Alpes dont les plus hautes cimes, la dominant, semblaient veiller sur la plaine immense qui s’étendait à leurs pieds. Tout à coup une forte détonation se fit entendre, quelques blocs de rocher roulèrent sur la route au milieu d’un nuage de poussière et de fumée. Puis il y eut une grande rumeur et tous les ouvriers se dirigèrent en courant vers le même endroit. L’homme chargé de faire partir la mine était étendu à terre, mortellement blessé : sans doute il avait négligé les mesures de précautions nécessaires, il ne s’était pas suffisamment mis à l’abri ou bien la mine avait éclaté trop tôt.

C’était un homme à la forte stature, les cheveux et la barbe déjà grisonnants ; il n’y avait pas longtemps qu’il travaillait dans la carrière, il avait un caractère renfermé en lui-même, et nul ne savait bien au juste qui il était, et d’où il venait. La seule chose connue de lui, c’était son nom : Napoli. La stupeur régna un moment parmi les assistants, ce corps si robuste, étendu sur le sol, les frappait de terreur.

– Il faut aller chercher un médecin, dit enfin quelqu’un, et transporter le blessé à l’ombre.

Il y avait à quelques pas des buissons fleuris ; ce fut là qu’on déposa le malheureux. Au moment où on le coucha sur le gazon, il ouvrit les yeux :

– Lilio ! murmura-t-il, appelez Lilio !

Un jeune homme se détacha du groupe et descendit rapidement jusqu’à la rive. Sur le pont d’une des barques, aidant à charger les pierres, se trouvait un enfant de 12 à 13 ans ; sa figure déjà sérieuse, éclairée par de grands yeux noirs, était d’une grande régularité. Il tressaillit lorsque le jeune ouvrier le saisit rudement par le bras.

– Que veux-tu, Giuseppe ? dit-il.

– Ton père te demande.

– Il a quelque chose à me dire, le père ?

– Bien sûr, puisqu’il t’appelle, dépêche-toi.

Lilio lut sans doute sur le visage de son interlocuteur que quelque chose de grave s’était passé ; sans plus faire de questions, il gravit avec la grâce et l’agilité d’un chamois la rive escarpée et arriva sur la route. D’un coup-d’œil rapide il enveloppa le buisson, le groupe d’ouvriers qui l’entourait et eut peur ; il regarda Giuseppe qui se détourna pour éviter de répondre. Le cœur dévoré d’une indicible angoisse, Lilio s’approcha ; tous s’écartèrent pour lui faire place.

Napoli eut un sourire navré en le reconnaissant ; sa figure était pâle, une écume rouge expirait sur ses lèvres.

– Lilio mio ! murmura-t-il faiblement.

Le jeune garçon s’agenouilla auprès du malheureux.

– Père, pauvre père, disait-il. Ce n’est rien, n’est-ce pas ?

Et, se retournant vers les autres :

– Oh ! dites que ce n’est rien !

Mais des regards tristes, humides même, lui répondirent seuls. Le blessé avait de nouveau perdu connaissance. Lilio avait tiré de sa poche un grand mouchoir à carreaux jaunes et essuyait lentement l’écume sanglante qui teignait les lèvres du moribond. Parfois une grosse larme roulait de ses yeux sur la barbe grisonnante de Napoli et demeurait pareille à une goutte de rosée sur les crins rudes et incultes. Le médecin arriva bientôt, il secoua tristement la tête.

– Rien à faire, dit-il, avant ce soir il sera mort ; enfin, on peut toujours le transporter à l’hôpital.

Napoli fit un mouvement.

– Non, dit-il faiblement, laissez-moi mourir ici, ça n’ira pas longtemps, une heure ou deux, ici, seul avec le petit.

Le docteur haussa les épaules.

– Il faut faire comme il veut. Puis, rencontrant le regard de Lilio fixé sur lui avec désespoir, il passa doucement sa main sur la tête de l’enfant et après avoir ordonné quelques soins pour soulager le mourant, il partit, disant qu’il avait à faire à St-Blaise et repasserait au retour.

Un à un les ouvriers retournèrent au travail, il leur fallait leur salaire, ils devaient vivre, eux.

L’enfant demeura seul près du blessé, posant de temps en temps un baiser sur ce front moite, son pauvre cœur serré. « Le père allait mourir ! » Lilio se répétait cela sans en bien comprendre le sens ; « mourir », oui ; sa mère déjà était morte là-bas en Italie, au bord de la mer, près de Naples ; c’est là qu’il était né, qu’il avait vécu tout petit, et c’était si beau, il était si heureux alors ! Quelquefois le lac, lorsqu’il faisait un temps superbe, ressemblait un peu à la mer, mais le plus souvent, au lieu d’être bleu, il était vert ou gris, et ce n’était pas du tout cela.

Napoli ouvrit les yeux.

– Un peu d’eau, cela me brûle.

Puis, comme l’enfant lui en donnait un verre, il murmura :

– Poverino ! et rassemblant ses forces, il se souleva un peu : Tu seras tout seul maintenant, petit, il faut retourner au pays où demeure ta tante Rachele, elle prendra soin de toi, figlio mio… le patron doit de l’argent… tu pourras… Ah !…

Quelques gouttes de sang perlèrent sur ses lèvres, il retomba violemment en arrière et ne remua plus.

Lilio ne pleurait pas, ses mains crispées serraient les mains froides du mourant.

– Père, tu m’aimes, n’est-ce pas, tu m’aimes, murmurait-il. Oh ! ne me laisse pas seul.

Mais Napoli ne pouvait plus l’entendre, la mort était venue poser son étreinte glacée sur le cœur de l’italien. Lilio était orphelin.

Lorsque Giuseppe revint un peu plus tard, il trouva l’enfant, les bras autour du cou de son père, lui parlant à l’oreille.

– Eh bien ! Lilio ?

– Il ne veut plus rien dire, Giuseppe, je crois qu’il est fâché contre moi !

Le jeune homme écarta le pauvre garçon.

– Ton père est mort, petit, il ne te parlera plus jamais, il se repose.

Lorsque le médecin revint, il ne put que constater le décès. On transporta le corps à l’hôpital pour lui préparer une sépulture convenable.

Lilio le suivit jusque là, on ne le laissa pas entrer et il était trop timide pour insister.

Le pauvre petit ne savait où aller, il essaya de revenir à la mansarde qu’il occupait avec son père, mais Napoli en avait gardé la clef sur lui, la femme qui leur louait ce réduit était en journée, et le petit Italien descendit tristement dans la rue. Tout en marchant à l’aventure, il se demandait pourquoi tout paraissait si joyeux autour de lui, alors que son cœur était si désolé. Des enfants jouaient aux billes sur une des places de la ville, il s’approcha machinalement et les regarda ; l’un d’eux l’apostropha brutalement : c’était un joli petit garçon bien habillé, au regard brillant et animé, à la chevelure bouclée ; sans doute il avait encore ses parents, il était heureux et ne s’imaginait pas que l’on pût être pauvre, isolé et orphelin.

– Que fais-tu là petit miston ? Je te conseille de t’en aller un peu vite, tu n’as pas besoin de nous regarder ainsi, m’entends-tu ?

Et le méchant le frappa.

Lilio ne répondit rien, il s’en alla humblement, étonné d’être ainsi repoussé ; la veille encore il n’aurait pas supporté ce coup sans le rendre, mais aujourd’hui que lui importait ! on pouvait le battre impunément, le père n’était plus là.

Lilio ne connaissait personne à la carrière, sauf Giuseppe, et Giuseppe était d’ordinaire si rude et les autres si grossiers ; il ne retournerait certainement pas vers eux, non jamais ! Napoli lui avait dit de partir pour Naples, il ferait ainsi, il irait, gagnant sa vie en chemin, il chanterait des chansons de son pays, il danserait, s’aiderait aux travaux de la campagne, il était sûr d’arriver au but de son voyage.

Tout en réfléchissant ainsi, Lilio avait atteint les quais, il s’assit sur un banc et regarda devant lui. Le lac était si calme, si bleu, certes en cet instant-là, la petite baie de l’Evole ressemblait au golfe de Naples, le ciel qui s’y mirait avait les mêmes teintes d’azur foncé, les maisons de toute espèce qui s’élevaient en gradins jusqu’au pied du Jura, pouvaient être prises pour des villas italiennes, grâce au soleil qui jetait des flots de lumière sur leurs façades grises ou jaunes ; jusqu’aux barques peintes de couleurs vives qui glissaient silencieuses sur l’eau qu’elles troublaient à peine de leurs rames ; tout rappelait à l’enfant le pays de son enfance. Ce beau pays, quand le reverrait-il ? Que dirait la tante Rachele quand il reviendrait tout seul, et lui raconterait le malheur arrivé à Napoli ? Pauvre tante Rachele, elle aimait tant ce frère ! Quel chagrin d’apprendre qu’il était mort d’une façon si cruelle ! et de grosses larmes montèrent aux yeux de Lilio. Il eût voulu les retenir, il en avait honte, il cacha sa figure dans ses mains, mais au bout d’un instant, de grosses gouttes filtrèrent à travers ses doigts sur sa peau brune.

Ah ! pleure seulement, pleure, pauvre petit, cela te fera du bien, qui donc s’en apercevrait ! Ceux qui passent devant toi sont trop préoccupés pour prêter attention à ta douleur, chacun d’entre eux a ses peines et ses soucis, comment remarquerait-il les tiens ? Et pourtant non, tandis que tu te désoles sans rien voir devant toi, te croyant isolé au milieu du monde, quelqu’un s’est approché, quelqu’un te regarde avec intérêt, deux grands yeux bleus comptent tes larmes et s’humectent en les voyant, une petite main mignonne touche timidement les tiennes.

– Tu pleures, pauvre garçon, pourquoi ?

Lilio relève brusquement la tête : une petite fille est devant lui, elle peut avoir huit ou neuf ans, ses habits sont déchirés, ses cheveux bouclés en désordre, elle n’est pas jolie, et pour les indifférents qui la rencontrent, la petite personne passera inaperçue, mais pour Lilio cette figure qui exprime la pitié, semble la plus belle du monde. La pauvrette s’assied tout près de lui.

– Tu ne veux pas me dire pourquoi tu pleures ? Tu dois cependant avoir bien du chagrin, toi qui es un garçon ; moi je ne pleure que lorsqu’il est impossible de faire autrement, mais il faut que je sois très malheureuse pour cela !

Et son bras se posait sur celui du jeune Italien qui sourit tristement.

– Oui, je suis bien malheureux, répondit-il, je crois que personne ne l’est autant que moi ; tu sait l’homme qui a été tué ce matin à la carrière, eh bien ! c’était mon père.

– Et c’est cela qui te fait tant de peine ? Ah ! si mon papa mourait, je n’en serais pas si triste, moi.

Il la regarda avec un étonnement mêlé de réprobation.

– Petite, tu ne dois pas parler ainsi, il faut toujours aimer son papa.

– Tu aimais donc le tien, il ne te battait pas ?

– Non, jamais, il était si bon, et maintenant je ne le reverrai plus.

– Pauvre garçon ! mais pourtant je ne comprends pas qu’on puisse ainsi se désoler autant pour un tel sujet, le mien ne fait que me battre, il sort le matin, puis rentre tout à coup lorsqu’on ne l’attend pas, il ne sait plus très bien ce qu’il dit alors, et jure et me donne des coups. Quand la mère a fini sa journée et qu’elle est là, elle se met devant moi et me défend, mais durant le jour, lorsque je reviens de l’école et que je le trouve seul à la maison, je me sauve bien vite. Ainsi aujourd’hui, j’allais ouvrir la porte, mais je l’ai tout à coup entendu qui faisait du bruit et disait des mots !… J’avais pourtant bien envie d’entrer, j’avais si faim, et il se trouvait pour moi, dans le buffet, un petit morceau de pain que la mère n’avait pas voulu manger à son déjeuner. J’étais bien près de pleurer, va, lorsque j’ai vu qu’il fallait me passer de dîner : c’était mon dîner que ce petit morceau de pain-là. J’ai fini par venir me promener ici comme je fais toujours quand je suis triste, je vais tout au bord de l’eau, je regarde les petits poissons qui nagent, quelquefois des enfants leur jettent un peu de pain, ils ont de quoi se nourrir, ces poissons. Oh ! j’ai souvent pensé que je voudrais être l’un d’eux, ils n’ont point de méchant papa… Vois-tu, c’est bien comme je te le disais, tu es bien heureux de n’avoir plus le tien…

Les yeux de Lilio s’allumèrent.

– Mais je te dis que non, petite fille ; ce n’est pas la même chose, si ton père est méchant, le mien était bon, il m’aimait !

– C’est drôle. Sans lui, maman et moi pourrions encore être heureuses ; elle aurait au moins de bons habits et irait à l’église le dimanche, mais dès qu’il arrive le soir, il veut qu’elle lui remette tout ce qu’elle a gagné, et comme il est le plus fort, il faut qu’elle obéisse… Sais-tu ce que c’est que d’avoir faim, toi ?

– Non, j’ai toujours eu assez à manger.

– Moi, je n’ai jamais assez.

Lilio mit la main à sa poche et en tira une pièce d’un sou, il la baisa plusieurs fois, puis la tendit à sa compagne. Elle le regardait faire, étonnée.

– Pourquoi embrasses-tu cette pièce ?

La voix du jeune garçon tremblait un peu lorsqu’il répondit :

– C’est la dernière que le père m’a donnée avant de mourir ; lorsqu’il était content de moi, il me faisait cadeau d’un sou, pour l’employer comme je voulais ; c’est hier soir qu’il m’a remis celui-ci ; mais tiens, prends-le vite et va t’acheter du pain, puisque tu as si faim.

La petite fille mit résolument les mains derrière le dos, comme si elle eût craint d’accéder à l’offre généreuse de son nouvel ami.

– Non, non, je ne veux pas, c’est un souvenir, tu dois le garder ; j’ai l’habitude d’avoir faim.

Lilio insista, la petite demeura inébranlable. Le soir était venu, le crépuscule enveloppait la terre de ses voiles gris, les étoiles commençaient à scintiller. Les enfants se levèrent. Lilio était indécis, ne sachant s’il voulait retourner à son logis, mais il avait peur de la chambre vide où il retrouverait plus poignant encore, le souvenir de son père : la nuit était chaude, ne valait-il pas mieux, peut-être, chercher un refuge dans un des hangars de tailleurs de pierre qui s’élevaient au bord du lac, sur les terrains nouvellement comblés ? Il réfléchissait ; son amie lui toucha le bras.

– Tu ne m’as pas dit comment tu t’appelais.

– Lilio, et toi ?

– Marthe ; tu retournes chez toi, Lilio ?

– Je ne sais pas… Non, j’ai peur.

– Mais tu ne vas pas coucher dehors ?

– Peut-être.

– Tu serais trop mal… Il faut que je retourne vite faire un peu de café pour maman lorsqu’elle rentrera. Adieu, pauvre Lilio.

Elle s’en allait en courant, suivie des yeux par le jeune garçon. Il la trouvait si gentille, si affectueuse, et lui il était si dénué d’affection ; puis l’inquiétante question de savoir où il passerait la nuit se représenta à son esprit. Non, décidément, il ne pouvait rentrer dans cette chambre hantée sans doute par l’ombre du carrier, mieux valait dormir à la belle étoile ; puis en retournant le soir dans l’intérieur de la ville, il craignait de rencontrer ses anciens compagnons de travail ; ils auraient pu le forcer de retourner à la carrière avec eux, et il ne voulait pas rester à Neuchâtel, ni d’une façon, ni d’une autre. Il regagnerait le pays, comment ? il ne savait pas encore, mais c’était le dernier ordre du père, il obéirait.

Tout en raisonnant ainsi, Lilio était arrivé au remplissage, devant une petite baraque ouverte d’un côté. Personne ne pouvait le voir ; il s’y glissa. Dans un coin se trouvait un peu de paille et de foin, destinés sans doute aux pauvres haridelles qui amenaient les blocs de pierre. C’était une bonne fortune pour l’enfant qui se blottit dans ce nid rustique et ne tarda pas à oublier ses peines dans un profond sommeil.

Le lendemain était un dimanche, Lilio put ainsi dormir très longtemps sans être dérangé ; le soleil déjà élevé à l’horizon, le baignait de ses chauds effluves lorsqu’il s’éveilla. Au premier moment il fut stupéfait à la vue des choses inaccoutumées qui l’entouraient ; puis la mémoire lui revint ; les scènes de la veille se retracèrent douloureusement à ses yeux. Il se leva, secoua les brins de paille restés attachés à ses vêtements, passa sa main dans ses cheveux pour les lisser un peu et se débarbouilla tant bien qu’il put dans l’eau du lac. Cependant en regardant ses vieux habits et en songeant que c’était jour de fête, Lilio s’avoua qu’il ne pouvait pas se montrer en ville ainsi accoutré ; il avait bien un autre costume, mais pour s’en revêtir il fallait retourner dans sa mansarde. Il s’y décida, il ne verrait pas encore beaucoup de monde à ces heures-ci ; puis, il n’avait rien mangé depuis la veille au matin, et ressentait, pour la première fois, les impérieuses atteintes de la faim. Il eût pu utiliser sa pièce d’un sou, mais il lui avait trouvé une autre destination et ne voulait pas l’employer pour lui ; d’ailleurs il se souvenait qu’au fond du sac qui contenait tout leur bagage, Napoli avait caché, un jour, deux pièces de cent sous : ce sera pour toi, mon petit, pour retourner dans la patrie, si je venais à manquer subitement.

Le jeune garçon n’avait alors pas songé plus longtemps à cela, il avait fallu la nécessité du moment présent pour lui remettre cette scène en mémoire.

C’était l’heure où les enfants allaient à l’école du dimanche, les cloches les appelaient joyeusement. L’orphelin se faisait le plus petit possible, se glissa le long des maisons jusqu’à ce qu’il atteignit celle qu’il habitait. En montant l’escalier, il aperçut la propriétaire debout sur l’un des paliers ; c’était une grosse femme à la figure rubiconde. Lilio eût bien voulu l’éviter, il n’y avait pas moyen, elle joignit les mains en l’apercevant.

– Comment, c’est toi, petit, qu’as-tu fait jusqu’à présent ? il y a déjà plusieurs personnes qui sont venues pour te parler, entre autres un grand brun, jeune encore, c’est, je crois, Giuseppe que vous l’appelez, il voulait absolument entrer dans la chambre, je n’ai pas consenti, je devais attendre que tu fusses revenu.

Lilio était tout craintif, il désirait terminer l’entretien au plus vite.

– Je vais seulement prendre quelque chose, et je repars, Madame.

– Tu repars pour où ?

– Je veux retourner dans la patrie, le père l’a dit !

– Mais, malheureux, comment veux-tu aller tout seul, et l’argent ? C’est impossible !

L’enfant lui saisit les mains.

– Oh ! Madame, ne dites pas cela ; que si, c’est très possible, j’ai deux pièces de cent sous et j’ai déjà beaucoup voyagé, je sais comment on fait, puis je travaillerai en route, je danserai, je chanterai. Oh ! s’il vous plaît, laissez-moi aller, s’il vous plaît.

– Et le loyer que ton père me doit, paie d’abord.

Lilio était atterré.

– Oh ! Madame, Madame, je ne puis pas… tenez, vous prendrez tout ce qu’il y a dans la chambre, nous avons quelques belles choses dans notre sac, vous pouvez aussi garder les habits du dimanche du pauvre père, tout cela fait bien le loyer, n’est-il pas vrai ? Moi je veux seulement garder mes beaux habits et les deux pièces d’argent.

Et tout en parlant, le jeune Italien, avec toute l’effusion de sa nature méridionale, baisait les mains de son hôtesse.

Ce que Lilio pouvait posséder valait bien sans doute la modique somme due par le défunt. La propriétaire hésita un moment : n’eût-il pas mieux valu faire entrer l’enfant dans un établissement de charité, ou chez un maître d’état, au lieu de le laisser partir ainsi, peut-être pour se perdre ? Mais toutes ces démarches lui eussent pris du temps ; on était à la fin du mois, la mansarde devait se relouer tout de suite, de plus il aurait fallu nourrir le petit pendant quelque jours, et elle était veuve avec six enfants et beaucoup de dettes ; la maison ne rapportait pas gros, le pain était cher, la viande rare, elle faisait un beau bénéfice en acceptant l’offre du jeune garçon. Elle céda et monta avec lui jusque dans le réduit qu’elle décorait du nom pompeux de Chambre à louer.

Lilio courut à un sac posé dans un coin, et en renversa le contenu à terre ; au fond d’un vieux bas, il trouva les pièces qu’il cherchait, puis revêtit prestement ses bons habits, et se saisit d’un grand parapluie rouge, qui avait accompagné son père défunt dans toutes ses pérégrinations ; il prit encore un vieux tartan déchiré, un grand couteau et un poinçon.

– Je vous laisse tout le reste, Madame, merci beaucoup, ne dites pas que je suis venu, ni ce que je veux faire.

Il descendait déjà l’escalier quatre à quatre. L’hôtesse eut un remords : le petit avoir de l’enfant valait encore plus qu’elle ne croyait ; elle le rappela et lui donna une miche d’une livre et un peu de salé. Lilio rayonnait, il lui semblait que ces provisions n’auraient point de fin, et dureraient jusqu’à son arrivée à Naples ; il les enveloppa soigneusement dans son tartan, se rendit, comme la veille, sur les quais, et y fit un petit repas dont il avait grand besoin ; puis il regarda autour de lui, espérant vaguement voir apparaître son amie, Marthe, mais elle n’était pas au nombre des promeneurs qui passaient devant lui. Il y en avait de toute espèce, des jeunes, des vieux, des gais, des tristes, des familles entières, le père, la mère, les enfants, tous bien mis et joyeux ; il arriva même qu’un petit garçon, jouant à la balle, fit si bien, qu’il la lança dans le lac. Lilio ne fit qu’un saut et, rentrant dans le lac jusqu’aux genoux, il repêcha le jouet et le rendit à son propriétaire tout penaud. Le père donna un franc au jeune Italien, et voulait qu’il allât se sécher dans sa propre maison, sise tout près de là, mais Lilio refusa absolument.

– Le soleil est assez chaud, ça n’en vaut pas la peine, disait-il.

Au fond, il avait peur, il lui semblait que s’il rentrait dans une maison, on l’y retiendrait prisonnier. Le monsieur avait cependant l’air très bon, mais Lilio était décidé, il refusa catégoriquement, et s’occupa une partie de l’après-midi, à faire, au moyen d’une pierre et d’un poinçon, un petit trou rond dans sa pièce d’un sou. Il eût bien quitté Neuchâtel le jour même, mais il voulait auparavant revoir la petite Marthe, et comme il ne savait pas où elle demeurait, force lui était de s’en remettre au hasard.

Le soir venu, il retourna dormir sous le hangar, mais craignant d’être surpris par les ouvriers, il se réveilla à l’aube, et s’en revint sur son banc près du lac. La matinée était radieuse, au milieu des légères buées qui enveloppaient l’horizon, le soleil apparaissait, étincelant. Ses rayons encore tout humides, semblait-il, donnaient des teintes d’or au ciel vaporeux et venaient se perdre en jouant sur les flots d’un bleu argenté.

– Te voilà, Lilio ? dit soudain une petite voix.

Marthe était près de lui. Lilio poussa une joyeuse exclamation.

– Enfin, c’est toi ! je t’ai attendue hier toute la journée, pourquoi n’es-tu pas venue ?

– Je ne sors jamais le dimanche, j’ai trop honte de mes vieux habits, ils sont si sales.

– Tu n’en as donc pas d’autres ? interrompit le jeune garçon.

– Non, maman avait économisé quelque chose pour m’en faire de neufs à Pâques, mais le père a découvert l’argent, il l’a pris et a été le boire ; quand il est revenu, il ne savait plus ce qu’il faisait, et nous a battues la mère et moi pour nous apprendre à faire des cachotteries.

Lilio écoutait avec émotion.

– Pauvre petite fille, comme cela me fait de la peine pour toi ; je suis bien heureux que tu sois venue ce matin, parce qu’il faut que je parte ; tu sais, je retourne dans la patrie, à Naples, c’est le père qui l’a dit.

Marthe avait les larmes aux yeux.

– Oh ! ne t’en va pas, je t’en prie, ne t’en va pas.

– Mais il le faut bien, petite, puisque je n’ai plus de père, plus personne, je dois aller au pays trouver la tante Rachele.

Cela me fait tant de peine que tu partes, Lilio… Mais sais-tu qu’aujourd’hui on porte ton père au cimetière, es-tu déjà allé au cimetière ?

– Non, jamais.

– Alors, si tu veux, ce soir, à quatre heures, quand je serai hors de l’école, je viendrai te chercher ici, et nous irons regarder ensemble la place où l’on a mis ton papa. Il y fait très beau au cimetière, il y a de grands arbres, beaucoup de verdure et des fleurs, puis j’aime tant à regarder les tombes, on en voit de si belles, toutes blanches avec des croix et des lettres d’or, seulement on ne laisse pas entrer les enfants seuls, mais cela ne fait rien, je connais une petite porte qui se trouve un peu plus haut, lorsqu’on monte le chemin du Mail, elle est souvent ouverte, et sans cela nous pouvons toujours passer par-dessus le mur ; tu m’aideras et nous tâcherons que personne ne nous voie. Mais voilà huit heures qui sonnent, il faut que j’aille vite à l’école, la maîtresse me gronderait si j’étais en retard ; je viendrai te chercher ici à quatre heures. Adieu, petit garçon.

Lilio s’ennuya toute la matinée, et trouva que l’après-midi était bien longue ; il se promena un peu dans la ville, tous les ouvriers étant au travail, il ne craignait pas de rencontrer ceux qu’il connaissait. Déjà avant trois heures il était établi sur son banc, guettant le retour de son amie. Du plus loin qu’il l’aperçut, il courut à elle, et la main dans la main, les deux enfants s’acheminèrent vers le cimetière. Lilio veillait avec un soin jaloux sur sa petite compagne, un gamin ayant fait le mouvement de la frapper en passant, le jeune garçon se retourna d’un air si menaçant, que l’autre, effrayé, prit sa course à toutes jambes. Marthe était très fière.

– Tu es si bon. Lilio, comme je t’aime !

Lilio se redressait.

– Tu comprends, c’est que tu es si petite, Marthe, qu’il faut bien que je te défende.

Ils arrivèrent à la rampe du Mail ; la fillette remplissait l’office de cicérone.

– Vois-tu, ceci est la grande porte du cimetière, on nous renverrait si nous voulions passer par là, mais plus haut nous pourrons très bien entrer ; regarde ces belles tombes comme elles sont fleuries, sur presque toutes il y a une couronne ou un bouquet.

Lilio s’arrêta, comme frappé d’une idée subite.

– Mais alors, le père n’aura rien sur la sienne, il n’a pas de parents, pas d’amis, il n’a que moi et je n’ai pas de fleurs !

Le garçonnet demeurait tout triste, Marthe le tira par le bras.

– Ne te fâche donc pas pour cela, des fleurs, il y en a tout plein par les bois, viens, cueillons-en vite deux gros bouquets.

Ils se mirent à l’œuvre et eurent bientôt fait une abondante récolte, puis ils franchirent le mur et se glissèrent jusqu’aux tombes les plus récentes ; elles disparaissaient sous les fleurs de toute espèce qu’on y avait répandues, derniers témoignages d’affection que ceux qui restent puissent donner à celui qui est parti. Une seule dont la terre était toute fraîche remuée, n’avait pas une fleur, pas une feuille, c’est là que Marthe s’arrêta.

– Elle sera aussi belle que les autres, Lilio, cela lui fera plaisir à ton père, lorsqu’il regardera du ciel, de voir que sa tombe est toute fleurie.

Les deux enfants s’assirent sur le sol. Marthe déposa pieusement son bouquet sur la terre, tandis que Lilio tout rêveur laissait échapper le sien de ses doigts.

– Depuis quel âge est-ce que l’on meurt ? Sais-tu, Marthe ?

– Mais on peut toujours mourir, depuis tout petit, je crois.

– Ainsi, toi et moi, nous pourrions déjà mourir, il me semble que j’aurais bien peur ; il doit faire si noir et si laid sous ces pierres, et j’aime tant à regarder le ciel bleu, et toi ?

– Moi, reprit la petite fille, cela ne me ferait rien, je suppose ; à l’école on nous a dit que ce qu’on mettait dans la terre, c’était seulement quelque chose de nous, qui ne ressentait plus rien ; tu sais, je ne comprends pas très bien cela, mais ce doit être vrai puisque c’est la maîtresse qui l’a dit, et il y a des gens très heureux de mourir. À côté de chez nous, je connaissais une vieille femme, bien malade, qui n’avait personne pour la soigner. Maman m’envoyait quelquefois vers elle pour lui donner à boire et la distraire un peu. Un jour que j’y étais, il est venu un monsieur, il était pasteur, tu connais bien ce que c’est, de ces gens qui parlent le dimanche dans la grande église en pierres jaunes, où l’on monte par des escaliers. Ce monsieur est donc venu chez cette vieille femme, ils se sont entretenus ensemble, je ne sais plus très bien de quoi ; elle racontait qu’elle était contente comme cela, que la vie d’après serait bien plus heureuse ; ils ont dit encore beaucoup d’autres belles choses. Quand le monsieur est parti il est venu près de moi et a posé sa main sur mon front, tandis que de sa voix si douce il me disait : « Un jour, petite fille, tu comprendras tout ce que nous venons de dire, tâche de t’en souvenir jusque-là ». J’ai essayé de le faire et j’y ai souvent repensé depuis. La vieille femme est morte quelques jours après. Je l’ai vue, elle avait une figure si tranquille et si heureuse, que maintenant, lorsque le père me bat, qu’il n’y a rien à manger à la maison, quand j’ai froid et que je suis triste, je me dis que je serais contente de mourir.

Lilio l’écoutait attentivement.

– Alors pas moi, dit-il ; non, je ne voudrais pas, même quand je serais bien malheureux. Vois-tu, j’ai trop besoin de bouger, de marcher, de courir, je ne pourrais jamais rester étendu ainsi comme le pauvre père. Tu es sûre qu’il est là-dedans, Marthe ?

– Mais oui, son corps y est… Je ne puis t’expliquer cela… Ah ! si seulement le pasteur que j’ai vu chez la vieille femme était ici, il saurait bien nous le dire ; il avait l’air si bon et si doux. Oh ! j’aurais tant aimé le revoir ; une fois j’ai cueilli un gros bouquet de violettes pour le lui porter, mais, une fois devant sa porte, je n’ai pas osé entrer, puis, comme j’étais là toute hésitante, il est sorti et a passé devant moi sans me voir ; je n’ai rien su lui dire et suis revenue à la maison où mon père m’a crié dessus à cause de mes fleurs et les a jetées par la fenêtre.

– Si tu venais en Italie avec moi, interrompit Lilio, nous partirions les deux, il ferait si beau, tu serais comme ma petite femme ?

– Comme je le voudrais ! dit Marthe, et ses yeux se dilataient de joie. Mais que deviendrait maman toute seule avec le père, je ne puis pas la laisser ainsi, mais je suis si triste que tu t’en ailles, si triste !

– Je reviendrai.

– Oh ! dans si longtemps, tu m’auras oubliée alors !

– T’oublier, quelle bêtise tu dis là ; je ne t’oublierai jamais ! non, vois-tu, je vais aller en Italie, dans ma belle patrie, et là je gagnerai de l’argent, beaucoup d’argent, et une fois riche, je reviendrai ici et je t’épouserai ; il faut pourtant que je te donne quelque chose pour que tu te souviennes toujours de moi ; regarde, hier, toute l’après-midi, j’ai travaillé à faire un trou dans le sou que tu n’as pas voulu accepter lorsque tu avais faim ; tu dois le prendre maintenant et le porter à ton cou jusqu’à ce que je revienne, et alors je t’apporterai à la place un beau médaillon d’or avec une bague, et nous ferons une belle noce comme celle du roi et de la princesse dans une histoire que le père me racontait le dimanche.

– Mais moi, Lilio, je n’ai rien à te donner pour que tu te souviennes de moi.

– Qu’est-ce que cela peut faire ! Pourtant, sais-tu, Marthe, tu viendras quelquefois porter des fleurs sur cette tombe ; qu’elle ne soit pas plus laide que les autres, j’aurai un plus grand plaisir de cela que si tu me donnais quelque chose de bien beau, et quand je reviendrai, si je vois cette place soignée et fleurie, ce sera un signe que tu m’aimes toujours.

La petite avait rougi de bonheur.

– Oh ! je te le promets, Lilio, je le ferai, je suis si contente.

Le jeune garçon était devenu grave : il faut maintenant que je parte, j’ai laissé mes affaires dans un vieux hangar où personne ne va, je vais vite les chercher, puis je me mettrai en route. Je trouverai bien une grange pour dormir cette nuit.

Les deux enfants reprirent ensemble le chemin de la ville : Marthe avait le cœur bien gros. Lorsque Lilio eut repris son petit bagage et qu’ils furent arrivés au bout du quartier de l’Evole, la petite fille ne sut plus retenir ses larmes. Lilio s’arrêta tout inquiet.

– Voyons, Marthe, il ne faut pas être triste comme cela puisque je reviendrai, je te le jure, quand je serai grand ; ce sera bientôt, regarde seulement.

Et le jeune garçon redressait sa taille souple et élancée ; on lui eût facilement donné deux ans de plus que son âge. Cette espérance ne consolait guère Marthe ; elle continua de pleurer tenant serrées entre les siennes la main brune et nerveuse de son compagnon. Le petit Italien s’impatientait.

– Il faut absolument que je m’en aille. Sais-tu, nous irons jusqu’à la Promenade Carrée, là, nous nous embrasserons, puis tu retourneras chez toi et je partirai.

Marthe y consentit, et quelques instants plus tard, ses yeux bleus gonflés de larmes, la pauvrette était seule au bord du trottoir, accompagnant du regard son ami qui s’éloignait peut-être pour toujours.

*

* *

Dix ans se sont écoulés depuis le récit qui précède ; nous sommes comme alors à la fin de mai, un radieux soleil éclaire le grand marché qui se tient tous les jeudis sur la place des Halles à Neuchâtel. Les vendeuses sont tout à leur affaire ; il y en a de jeunes, de vieilles, de laides, de jolies. Les unes, les yeux éveillés, l’oreille au guet, ont l’air de chiens de chasse éventant le gibier qui peut s’approcher sous la forme de femmes de chambre, de cuisinières et même de fines et élégantes dames, qui aiment à faire leurs emplettes elles-mêmes. Les autres, plus timides ou sûres de leur clientèle, attendent dans des attitudes de reines offensées que l’acheteuse s’arrête devant elles, attirée par les étalages de légumes et de fleurs coquettement arrangés dans une multitude de petites corbeilles. Des revendeuses crient leurs marchandises, accompagnées par les gloussements des poules entassées dans des cages trop étroites. De temps en temps l’un de ces malheureux volatiles réussit à s’échapper, ce qui donne lieu à une chasse effrénée et fort dangereuse au milieu des légumes, des fleurs et de leurs maîtresses indignées et tremblantes. Heureux sont les poursuivants, s’ils n’accrochent pas au passage quelque horion des braves marmettes qui ont la main preste à l’occasion ; il va sans dire que les injures ne se comptent pas. Puis c’est un gamin qui guigne de loin une corbeille de pommes appétissantes, mais gardées par un cerbère redoutable. Comment faire pour y mettre la main sans danger ? Il s’ensuit un assaut de finesse et de ruse où le vaurien finit toujours par être vainqueur, au prix d’une bordée d’insultes, il est vrai, mais la pomme a si bon goût.

Ce jour de marché-là, un jeune homme à l’air intelligent, très bien mis, se promenait entre les groupes de marchandes qui surveillaient leurs denrées ; il s’arrêta devant l’une d’elles qui vendait de forts jolis bouquets et lui en acheta plusieurs, puis il se dirigea du côté du Faubourg, alla jusqu’au cimetière et y entra. Il erra longtemps sous les allées bordées de cyprès, examinant l’une après l’autre toutes les tombes. Il trouva enfin celle qu’il cherchait, elle était toute fleurie, surmontée d’une croix de bois noir, avec le nom de Napoli grossièrement gravé. L’étranger parut surpris.

– Il faut donc que la petite soit encore là, puisque la tombe de mon père est si bien entretenue ; qui donc s’en serait occupé si ce n’est elle ; et dire que je ne puis la retrouver ! Mais, puisque ce lieu est si bien soigné, elle doit y venir souvent ; je la guetterai et nous nous retrouverons sans doute, quoique personne ne puisse me donner des renseignements à son sujet.

Depuis ce jour, l’étranger passa ses journées au cimetière ; il venait le matin avec un livre, s’en allait un instant à midi, puis revenait jusqu’à la fin du jour, s’asseyant invariablement près de la tombe où les fleurs commençaient à se flétrir.

Un soir, il avait fini sa lecture et restait assis, les mains posées sur ses genoux, contemplant les nuages roses du couchant qui mêlaient leurs teintes à celles plus foncées du lac.

Un léger bruit le fit se retourner, une jeune fille marchait dans sa direction ; petite et svelte, très simplement vêtue d’une robe noire ; sa figure, éclairée par de superbes yeux bleus, avait une expression si douce et si modeste qu’elle en était jolie. L’inconnue vint tout près de la tombe de Napoli, s’y agenouilla, remplaça les fleurs fanées par d’autres plus fraîches, cueillit un ou deux liserons qui s’enroulaient autour de la croix, puis se releva, mais elle demeura immobile et interdite sous le regard étincelant du jeune homme qui s’était approché et la contemplait fixement.

– Marthe, je vous retrouve enfin !

Elle le regardait sans répondre, comme ne le reconnaissant pas. Il reprit :

– Je tiens ma promesse, Marthe, vous le voyez, de même que vous avez tenu la vôtre, cette tombe où mon père repose depuis dix ans et qui se trouve fleurie aujourd’hui comme alors…

Une vive rougeur envahit les joues de la jeune fille.

– Monsieur Lilio, murmura-t-elle.

Il sourit.

– Pourquoi Monsieur, Marthe ? est-ce que entre fiancés on se traite aussi cérémonieusement que cela ? N’ayez pas l’air si interdite, ne vous souvenez-vous pas de notre convention ? Moi j’y ai toujours pensé depuis l’instant où je vous ai quittée, je voulais devenir riche puis revenir ici faire de vous ma femme : vous consentiez alors, et maintenant ?… Il n’y a pourtant pas d’empêchement entre nous, n’est-ce pas, Marthe ? continua-t-il avec inquiétude, voyant qu’elle ne répondait rien. Vous me faites peur, ne m’attendez-vous plus ?… quelqu’un d’autre…

Elle eut un sourire charmant.

– J’étais sûre que vous reviendriez, monsieur Lilio, et je vous ai attendu.

– Vrai ! Oh ! comme je suis heureux, mais vous êtes en deuil, Marthe ?

Les beaux yeux bleus s’humectèrent.

– Oui, de ma mère, voici un an qu’elle est morte ; on l’a enterrée à l’autre bout du cimetière, j’ai fait mettre sur sa tombe une petite croix de bois noir avec son nom, comme celle-ci. J’attendais d’être un peu plus riche pour donner à nos chers défunts des monuments moins ordinaires !

Lilio serrait dans les siennes les mains de sa compagne.

– Je suis riche pour deux. Marthe : ce soir même nous irons commander deux blocs de marbre blanc : en attendant, asseyons-nous sur ce banc, nous avons beaucoup de choses à nous raconter. Qu’êtes-vous devenue pendant ces dix années ?

– Je vais vous le dire, mais à la condition que vous me ferez aussi connaître votre histoire en détail. Environ un an après votre départ, le père est mort, maman et moi nous avons peu après quitté Neuchâtel pour aller à Lausanne : maman était très adroite blanchisseuse, moi, j’avais du goût pour l’étude et voulais devenir institutrice. C’était aussi le désir de ma mère, qui ne consentait jamais à ce que je l’aidasse dans son ouvrage, afin de me laisser tout le temps pour étudier. C’est ainsi que je suis arrivée à prendre mon premier degré, et que j’ai pu obtenir ici une place de maîtresse dans une classe primaire. Ah ! je vous assure qu’en revenant dans cette ville, ma première visite a été pour la tombe de votre père. Le concierge du cimetière, qui connaissait un peu maman, m’avait promis de ne pas l’abandonner, et il n’a vraiment pas trop mal tenu sa promesse.

Au bout de quatre mois de séjour ici, maman est tombée malade et est morte. Oh ! j’ai été bien malheureuse alors, j’étais si isolée : je ne connaissais personne et la tâche que j’avais entreprise me semblait au-dessus de mes forces ; les quarante petites filles composant ma classe étaient si turbulentes, si indisciplinées ! il y avait des jours où je ne savais plus comment faire. Ah ! sans votre souvenir, Lilio, et le ferme espoir que vous reviendriez un jour, je ne sais pas ce que je serais devenue, car j’avais beau me raisonner, me dire que c’était folie d’espérer une telle joie, que vous m’aviez oubliée depuis longtemps, la vue de votre pièce de monnaie – vous voyez que je la porte toujours à mon cou – me rendait invariablement la foi que j’avais en vous.

Maintenant que vous savez ma triste histoire, à votre tour, Lilio, je vous écoute.

– Je vais vous la dire aussi brièvement que possible, parce qu’il est tard et que mon récit est peu intéressant. Mon voyage, comme vous pouvez le penser, fut long : il me fallait toujours gagner la veille de quoi aller plus loin le lendemain. Je me louais donc pour les moissons, les foins, les regains et toutes sortes d’autres choses : si bien qu’au commencement de septembre je pus prendre directement un billet de chemin de fer de Genève à Naples. Comme j’étais heureux lorsque le train s’arrêta à la gare de cette dernière ville ! J’avais hâte de me trouver près de la tante Rachele, et je courus tellement pour la revoir plus vite que j’arrivais tout essoufflé dans la rue où elle demeurait. Elle était à travailler devant la porte, et leva les mains au ciel lorsqu’elle m’aperçut.

– Jésus Maria ! c’est le petit, et Napoli ?

Elle écouta en sanglotant la triste histoire du père, puis m’installa chez elle aussi bien que possible.

Comme je ne savais pas à quoi m’occuper et que je m’ennuyais sans rien faire, je m’amusai quelquefois en dessinant au charbon de beaux palais sur les murs de la maison. Je pensais toujours que je t’en construirais plus tard un pareil.

Un jour, un monsieur étranger passa dans notre rue, il me vit à l’œuvre et s’arrêta.

– Tu as du talent, mon garçon, me dit-il : si tu as de l’énergie, tu peux te faire un état de ce jeu.

– Est-ce qu’on y gagne de l’argent dans cet état ? lui dis-je.

– Pourquoi ?

Alors je lui racontai notre histoire, il se mit à rire.

– Oui, oui, je te promets que si tu l’encourages tu auras assez d’argent pour épouser ta petite fiancée suisse, viens seulement avec moi.

Sa prédiction s’était accomplie, Marthe, je suis architecte ; j’ai beaucoup de pratiques et me trouve assez riche pour oser te proposer de devenir ma femme. J’ai six semaines de vacances, il faut qu’avant la fin de ce temps-là nous soyons mariés : ma petite Marthe, le veux-tu ?

Elle ne répondit que par un sourire et une pression de mains, trop heureuse et trop émue pour s’exprimer autrement.

L’ombre s’étendait graduellement autour d’eux, peu à peu le lac avait perdu ses teintes vermeilles ; les cimes des Alpes, naguère étincelantes, étaient devenues mornes et pâles ; seul, là-bas, dans le ciel, un nuage d’or s’enfuyait vers l’infini, et il semblait à la jeune fille que ce nuage l’emportait avec Lilio au pays du bonheur et de l’amour.

Mai 1881.

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