Le climat de la côte de Madagascar à la hauteur de Tamatave est loin d’être enchanteur ; cette contrée si peu connue ne mérite ni les éloges qu’on prodigue à la douceur de sa température et à la fertilité de son sol, ni l’effroyable surnom de « tombeau des Européens » que des voyageurs timides lui jettent dans leurs relations.
Le climat est humide et pluvieux, froid et brûlant tour à tour ; voilà pour l’éloge. Quant à la terrible fièvre, minotaure impitoyable dévorant l’audacieux colon ou l’imprudent touriste, nous devons avouer que dans nos fréquentes excursions, alternativement exposés à l’action du soleil et de la pluie, souvent mouillés jusqu’aux os, aucun de nous n’en a éprouvé le moindre symptôme. A Tamatave même, peuplée de plus de trois cents Européens, l’on nous assura que, depuis deux ans, pas un d’eux n’avait succombé aux atteintes de ce mal. Voilà pour le blâme.
Il est vraiment triste du voir les voyageurs donner à leur imagination si libre carrière au sujet de renseignements dont la vérité seule forme la valeur, et, s’égarant, entraîner tant de gens après eux ; toujours extrême dans ses écarts, une relation dénigrante ou flatteuse, trompe celui qu’elle attire et trompe celui qu’elle arrête ; désenchantement d’un côté, désastreux renoncement de l’autre, le mal est le même, et ce système de roman, ce manque de renseignements vrais, entre peut-être pour plus qu’on ne le croit dans le pitoyable rôle que nous jouons au monde comme puissance colonisatrice.
Le lac de Nossi-Be, que nous allions traverser, peut avoir dix à douze kilomètres d’étendue ; sa largeur est moindre, on aperçoit distinctement les deux rives ; le vent du sud-est l’agite comme une petite mer, et la navigation en pirogue n’y est pas sans danger. Souvent le Malgache voit sombrer son léger esquif et sa cargaison de riz, heureux quand il peut à la nage regagner la terre et sauver ses membres de la dent des crocodiles. Pour nous, que la grandeur de nos embarcations mettait à l’abri de semblables dangers, nous n’échappâmes point au désagrément d’une affreuse traversée ; battus par l’orage, affreusement trempés par la pluie nous abordâmes en piteux état à l’île de Nossi-Malaza (Ile des délices.)
Nous accueillîmes avec joie ce nom d’heureux augure. L’île des délices est rapprochée de l’extrémité sud du lac à égale distance de ses deux rives ; longue d’un kilomètre, sur une largeur de quelques centaines de pas, elle est tout feuillage et verdure ; au nord s’étend une belle prairie terminée par le cimetière, au centre est groupé le village et la partie sud est couverte de magnifiques ombrages.
L’accueil que nous firent les habitants fut en tout semblable à celui que nous avions reçu à Ambavarano ; kabar, discours, offrandes, toute la naïve diplomatie du cœur : mais la case était plus grande, nos hôtes mieux vêtus, les femmes plus élégantes et plus belles, et l’air d’aisance répandu partout reposait agréablement nos yeux des misérables tableaux de la veille.
Mais parlons un peu des Malgaches, de leurs mœurs, coutumes, industrie et religion.
Le Malgache de la côte est d’un caractère doux et timide, il est bon, fidèle et dévoué. La supériorité du blanc, qu’il reconnaît, s’impose à lui comme une chose naturelle, il ne s’en blesse point ; le vasa lui semble un maître devant lequel il est prêt à courber le front.
Admirant tous nos actes pour le peu qu’il en connaît, stupéfié devant les phénomènes de notre industrie, son admiration naïve lui fait dire que si le vasa pouvait faire du sang, ce serait un Dieu véritable. On comprend la facilité d’une conquête chez des populations ainsi disposées à notre égard, et l’on a droit de s’étonner des pauvres résultats obtenus par plus de deux siècles d’expéditions successives.
Mais si le Malgache accepte le joug, il n’accepte point le travail. Il sera votre serviteur avec joie, parce que les devoirs faciles que cette charge impose conviennent à la douceur de sa nature ; les occupations variées de la domesticité ne le fatiguent point, et les faveurs du maître, conséquence naturelle de rapports journaliers et de soins constants, savent toucher son cœur. Grand ami du mouvement, infatigable au labeur qu’il aime, il pagayera tout un jour par le soleil et par la pluie, et cela sans fatigue apparente. Le violent exercice du tacon lui plaît par-dessus tout ; il vous portera de l’aurore à la nuit, et le soir, oublieux des fatigues du jour, le chœur de ses compagnons et la sauvage harmonie des bambous prêteront de nouvelles ardeurs à son corps de bronze.
Mais un travail régulier l’ennuie. Paresseux avec délices, la facile satisfaction de ses besoins lui rend insupportable le lien le plus léger. Vous n’en ferez pas plus un esclave qu’un travailleur assidu. Vingt fois il brisera sa chaîne, et semblable à ces femmes nerveuses bravant impunément les longues insomnies du bal et que réduit la moindre fatigue, il fuira la besogne ou succombera sous la tâche.
Le Malgache a des formes élégantes, presque féminines ; sa figure est imberbe ; il porte les cheveux longs et tressés comme les femmes, et lorsqu’on le rencontre assis, drapé dans son lamba et buvant le soleil dans son farniente de lazzarone, il est difficile de distinguer son sexe. Quant à la femme, en dehors de la beauté, rare sur toute la terre, la douceur de sa physionomie en fait une créature agréable ; elle est généralement bien faite et d’un galbe heureux. On peut voir une femme de Tamatave avec ses enfants ; toutes les Malgaches se vêtent à peu près de la même manière, et le type que nous représentons peut être classé parmi les dames de l’endroit. Les cheveux divisés en carrés réguliers et tressés avec soin dégagent la tête en donnant à la personne un air de propreté remarquable ; ces tresses dissimulent l’effet disgracieux d’une masse crépue, et débarrassent de l’énorme touffe que produirait la chevelure abandonnée à elle-même. Le vêtement qui couvre les épaules est le canezou (le mot est malgache) ; ce vêtement serre les reins et maintient la poitrine sans la comprimer. Le jupon est remplacé par une draperie (cette draperie est en rabane) ; il est d’indienne chez les gens aisés. Le vêtement qui entoure le buste, c’est le simbou, étoffe de soie ou de coton, suivant la fortune des gens.
Des trois enfants, l’aîné porte un pantalon qui accuse le contact de la société européenne ; le second porte simplement un lamba, espèce de châle de coton avec frange de couleur ; c’est le vêtement ordinaire des hommes.
En voyage, le Malgache se dépouille de son vêtement qu’il porte en paquet, et se contente du langouli, petit morceau d’étoffe.
L’industrie des Malgaches est toute primitive ; ils tissent avec la feuille du raffia des rabanes de différentes espèces. Les plus grossières servent à la fabrication des sacs, aux emballages, etc. ; les plus fines, tissus vraiment remarquables, servent aux vêtements de femmes et feraient d’admirables chapeaux. On n’en trouve jamais qu’en petites quantités. Ils tressent avec le jonc et les feuilles du latanier des nattes dont ils tapissent leurs cases. Quelques-unes ornées de dessins d’une grande pureté de lignes, s’importent comme objets de luxe et de curiosité. Ces deux industries fournissent à l’exportation un chiffre d’affaires montant à cinquante mille francs.
En fait de culture, le Malgache ne connaît que le riz et malgré sa paresse de nègre et le peu d’encouragement donné à ses efforts, la côte est, dans un rayon de cent lieues, de Mananzari dans le sud, à Maranzet dans le nord, exporte quatre mille trois cents tonneaux de riz. Nous dirons en parlant des Ovas quels sont les produits naturels livrés au commerce et les règlements qui en prohibent l’échange.
En fait de mœurs, le Malgache n’en a point ; il est naïvement immoral…
Chez lui, les unions se brisent et se nouent selon le bon plaisir de l’homme ; l’état civil n’existant pas et le culte se bornant à quelques rares superstitions, l’on ne saurait appliquer le nom de mariage à des associations volontaires que ne consacrent ni Dieu ni l’État.
Dans le nord, l’Arabe a laissé quelque chose de ses mœurs ; l’instinct religieux s’y retrouve aussi plus développé.
Chez ces insulaires la pluralité des femmes est une loi fondamentale ; chaque chef en a trois au moins, c’est : 1° La vadé-bé, épouse légitime, dont les enfants héritent ; 2° la vadé-massaye, femme jeune, que le Malgache répudie aussitôt que sa beauté disparaît ; 3° la vadé- sindrangnon, esclave à laquelle on donne la liberté lorsqu’elle est devenue mère.
Les sœurs cadettes de ces trois femmes appartiennent de droit à l’époux jusqu’à ce qu’elles soient mariées.
Si la femme passe d’un toit à l’autre, les enfants restent, et la nouvelle épouse les chérit et les aime comme les siens propres ; la chose paraît naturelle dans un pays où souvent l’adoption remplace la paternité ; là point de jalousie, point de discussions religieuses, point de sectes ; peu ou point de discussions intestines pour l’héritage : on n’a rien à partager. Cet état de choses, l’affection constante qui réunit ces braves gens entre eux dans des conditions monstrueuses pour nous, tient à une grande douceur de caractère, à quelque impérieux besoin d’affection ; et si leurs rapports sont exempts des vives démonstrations qui accompagnent chez nous l’amour maternel, nous le répétons, les sentiments de la famille n’y sont pas moins vifs. Nous vîmes une femme croyant sa fille adoptive empoisonnée par des fruits de tanguin, se livrer à la douleur la plus violente et se jeter sur les fruits, s’écriant qu’elle voulait mourir avec son enfant.
Si l’un des membres de la famille tombe malade, tous les travaux sont suspendus ; chacun s’empresse : les uns vont chercher des simples, d’autres interrogent le sort sur la cause de la maladie et les moyens de la guérir, pendant que les amis s’occupent des provisions et des choses nécessaires au ménage. Si le mal empire, la case se remplit alors de parents, d’amis et d’alliés venant mêler leur douleur à la douleur de la famille.
Cette douleur et cette affection s’étendent jusqu’aux esclaves, qui se considèrent comme enfants de la maison. Ils mangent à la même table, sont vêtus à peu de chose près de la même manière. Un étranger les distinguera difficilement, car dans leur langage ils appellent le chef « le père » et la maîtresse du logis « la mère. »
Comme partout au monde, la stérilité chez une femme est un affront pour elle, et elle m’a paru fréquente chez les Malgaches ; l’espèce de polygamie dans laquelle ils vivent doit en être la raison dominante : c’est la chasteté qui fonde les grandes familles.
La femme malgache qui désire des enfants et craint de n’en pas avoir consulte les sikidis (sorciers), invoque les esprits ou se livre à la superstition suivante : elle choisit une pierre d’une forme bizarre, facile à distinguer des autres, et va la placer sur le chemin du village, en quelque endroit cher aux esprits ; et si cette pierre, après un laps de temps convenu se retrouve à la même place et dans la position que lui a donnée la postulante, c’est que le destin exaucera ses vœux. Cette innocente pratique est généralement suivie à Madagascar, et l’on rencontre parfois de véritables pyramides composées de ces ex-votos.
L’exposition des enfants forme un affreux contraste avec ces mœurs malgaches si faciles et si douces, et surtout avec cet amour de la maternité. Lorsque ces petits êtres sont nés sous une influence mauvaise, ils sont abandonnés ; ou bien, l’on doit, pour racheter leur vie, leur faire subir d’épouvantables épreuves, presque toujours fatales à la plupart d’entre eux.
La circoncision se pratique à Madagascar ; ce doit encore être un souvenir des Arabes.
C’est, pour le Malgache, une importante cérémonie dont il perpétue la date au moyen d’un piquet de bois surmonté d’un nombre indéterminé de crânes de bœufs garnis de leurs cornes. Presque tous les villages possèdent un de ces petits monuments.
Chaque crâne est un souvenir de fête ; il est de coutume, en effet, de tuer un bœuf le jour de la circoncision des enfants ; et comme ces gens sont pauvres, et qu’un bœuf à chaque opération serait une lourde dépense pour les familles, on attend que plusieurs enfants aient atteint l’âge voulu pour subir l’incision, afin d’opérer en bloc une fournée de jeunes Malgaches.
Le bœuf est du reste à Madagascar l’animal par excellence ; il est le présent le plus apprécié entre amis, le capital le plus facile à réaliser, le bien le plus solide du cultivateur. Sa chair, au moins pour certaines parties, est regardée comme sacrée. Ainsi, le roi seul et les grands ont le droit de manger la queue. La bosse, également morceau de choix, jouit d’une réputation proverbiale, et la politesse l’emploie comme une de ses plus douces formules. Le Malgache vous dira dans son doux parler : « Je vous souhaite éternellement une bosse de bœuf dans la bouche. »
Le bœuf est de toutes les fêtes et de toutes les douleurs ; à la naissance comme à la mort de ses maîtres, sa tête tombe en signe de deuil ou de réjouissance, et quand c’est un grand qu’il faut pleurer, les sacrifices deviennent des hécatombes.
A la mort de M. de Lastelle, négociant français en faveur à la cour Ova, on tua, dit-on, à Tananarive, huit cents bœufs : à la mort de Ranavalo, l’on en immola plus de trois mille ; le sol à partir du palais jusqu’au tombeau de la reine était littéralement couvert de cadavres sur lesquels il fallait passer.
Le culte des morts est ce qui m’a paru le trait le plus caractérisé de la religion malgache. Lorsqu’un Malgache succombe, les femmes poussent d’effroyables lamentations, arrachent leurs cheveux et se roulent avec désespoir ; les hommes restent calmes ; ils ont une danse funèbre pour la circonstance et la cérémonie commencée dans les larmes dégénère bientôt, grâce aux liqueurs fermentées, en une orgie sacrilége. Le corps néanmoins est porté avec respect jusqu’à sa dernière demeure. A Nossi-Malaza, le cimetière occupe la pointe nord de l’île ; la sépulture des chefs est séparée de celle des simples habitants. Toutes consistent en une écorce d’arbre dans laquelle on enveloppe le corps du défunt, après quoi le tout est enfermé dans un tronc de bois dur taillé en forme de cercueil. La piété des vivants entretient devant chaque tombe des offrandes expiatoires, c’est une assiette pleine de riz, une coupe remplie de betza-betza, des pattes de poulets ou des plumes d’oiseaux ; les Malgaches semblent donc croire à l’existence de l’âme.
Si la douleur des Malgaches paraît violente, elle n’est point de longue durée ; ils considèrent la mort comme un fait inévitable ; ils oublient donc au plus vite, jugeant les larmes inutiles puisque le mal est sans remède. Néanmoins les parents portent rigoureusement le deuil du mort et ne peuvent en être relevés que par une cérémonie publique. Ce deuil dure un mois au plus, suivant la douleur de la famille ; il consiste à laisser croître sa chevelure. Dans ce cas la femme malgache ne la tresse, ni ne la peigne ; l’homme laisse croître sa barbe et ne se lave point pendant la durée du deuil. Hommes et femmes présentent, en cet état, le plus déplorable aspect.
Dans le nord, à la hauteur de Vohemar, chez les Antankars, les superstitions sont autres ; à un grand respect pour les morts, se joint la foi en la métempsycose. Suivant cette croyance, les âmes des chefs passeraient dans le corps des crocodiles ; le commun des mortels se transformerait simplement en chauves-souris.
Cette superstition explique l’incroyable multitude des crocodiles ; ils pullulent effectivement dans les centres où cette croyance est établie ; les rivières en sont infectées, et il est dangereux vers le soir d’en fréquenter les bords. Pendant la nuit, les habitants sont souvent forcés de barricader leurs cases pour se garantir des attaques du monstre.
De même que chez les Betzimisaracks, les lamentations et l’orgie se mêlent aux funérailles, mais on n’enterre point le cadavre ; placé sur un clayonnage de bois, on le momifie au moyen d’aromates et de sable-chaux fréquemment renouvelés. Après quelques jours de ce traitement, la décomposition des chairs produit un liquide putréfié qu’on recueille avec soin dans des vases placés au-dessous du clayonnage, et chaque assistant vient en mémoire du mort se frotter de ce liquide. Le cadavre desséché, les parents l’entourent de bandelettes et le portent au lieu des sépultures.
Cette horrible coutume engendre de terribles maladies de peau, gale, lèpre et autres affections incurables ; et cependant c’est à peine si l’intervention des blancs parvient, depuis peu de temps, à leur faire abandonner cette affreuse coutume.
Le Malgache est artiste de nature ; il a surtout des instincts littéraires remarquables ; je devrais dire il avait, car la conquête Ova, comme toutes les oppressions extrêmes, ne laisse après elle qu’abrutissement et désolation.
Le Betzimisarack aime avec passion la causerie, le chant et la danse. Pour ses danses souvent bizarres, sauvages et sans règles aucunes, l’inspiration le guide ; mais je n’ai trouvé de caractère qu’à la danse du riz dont j’ai parlé plus haut. Sa musique est pauvre et ses instruments sont primitifs. C’est d’abord le bambou, qu’il frappe au moyen de baguettes et qu’il accompagne du battement des mains ; le dzé-dzé, machine monocorde d’un son monotone, et la valia, qui dans des mains habiles arrive à de jolis effets. (La valia est un bambou dont les fibres sont tout alentour séparées du bois et tendues au moyen de chevalets d’écorce ; c’est en somme une guitare circulaire, montant de notes assez basses aux notes les plus aiguës.)
Pour son chant, le premier thème venu lui est bon ; il prend une parole quelconque, une phrase, un mot, et le répète à satiété avec un chœur qu’il improvise.
La conversation fait ses délices ; il aime, il adore l’éloquence comme une mélodie ; il causera longtemps de choses futiles, au besoin de non-sens, et l’orateur de quelque talent trouvera toujours des auditeurs charmés.
Lorsque l’entretien vient à languir, on cherche et on improvise à la façon des sophistes une énigme, une charade (rahamilahatra), mot à mot, « des paroles qui s’alignent. » En voici un exemple :
Trois hommes, portant l’un du riz blanc, l’autre du bois coupé, le troisième une marmite, et venant de trois directions différentes, se rencontrent près d’une source, dans un lieu aride, éloigné de toute habitation. Il est midi, et chacun d’eux n’ayant encore rien mangé est fort désireux d’apprêter le repas, mais ne sait comment s’y prendre, puisque le maître du riz n’est pas le maître du bois et que celui-ci ne peut disposer de la marmite. Cependant chacun y met du sien et le riz est bientôt cuit.
« Mais au moment du repas chacun réclame pour lui seul le déjeuner tout entier ; quel est le maître du riz cuit ? »
Les auditeurs malgaches sont indécis, chacun des trois hommes paraissant avoir un droit égal au déjeuner. Voilà un bon thème à paroles.
C’est ce qu’ils appellent faka-faka, discussion, dispute ; chaque parleur peut en cette occasion faire preuve de son talent oratoire.
La tradition malgache fourmille de fables, de contes (angano), de proverbes (ohabolana), de charades et d’énigmes (fa mantatra), de sonnets, de ballades ou de propos galants (Rahamilahatra et Tankahotro).
Les contes sont d’habitude entremêlés de chants et chacun les raconte en y ajoutant un peu du sien. Les enfants les font invariablement précéder du prologue suivant :
« Tsikolonenineny, tsy zaho nametzy fa olombé taloha nametzy tanny mahy, k’omba fitsiako kesa anao. »
« Je ne mens pas, mais puisque de grandes personnes ont menti avec moi, permettez que je mente aussi avec vous. »
Certaines fables ont l’autorité d’une croyance religieuse. Nous reproduisons les suivantes, comme exemples de genres différents.
LE PREMIER HOMME ET LA PREMIERE FEMME.
« Dieu laissa tomber du ciel l’homme et la femme tout faits. L’homme fut quelque temps à connaître sa femme, et sa compagne fut la première à déchirer son voile d’innocence. La femme conçut.
« Dieu apparut alors aux deux époux et leur dit : « Jusqu’ici vous ne vous êtes nourris que de racines et de fruits comme les bêtes sauvages ; mais si vous voulez me laisser tuer votre enfant, je créerai avec son sang une plante dont vous tirerez plus de force. »
« L’homme et la femme passèrent la nuit tour à tour à pleurer et à se consulter ; la femme disait à l’homme : « Je préfère que Dieu me prenne plutôt que mon enfant ; » l’homme, sombre et recueilli, ne disait rien.
« Le jour venu, Dieu parut avec un couteau bien aiguisé, leur demandant ce qu’ils avaient résolu.
« La femme, en voyant ce couteau formidable, tranchant comme une sagaie neuve et brillant comme l’éclair, s’écria : « O mon Dieu, prends mon enfant ! ».
« Mais l’homme au contraire pressa son enfant sur son cœur, le remit à sa mère, et, se couchant la poitrine découverte, dit à Dieu : « Tue-moi, mais laisse vivre mon enfant. »
Alors Dieu, pour l’éprouver, brandit le couteau qu’il tenait à la main et lui dit : « Tu vas mourir ; réfléchis donc avant que je ne frappe. – Frappe, » répondit l’homme. Dieu fit briller le poignard sans que l’homme murmurât ni ne frémît, mais il ne lui fit qu’une légère blessure au cou que tachèrent quelques gouttes de sang.
« Dieu prit ce sang et le répandit sur la terre qui engendra le riz. Il dit à l’homme de le sarcler trois fois avant sa maturité, de n’en récolter que les épis, de les sécher au soleil et de les conserver en grenier ; de les battre pour détacher les grains ; de les piler pour en séparer le son ; de ne manger que le grain et de livrer le son aux animaux domestiques.
« Puis il lui apprit à le cuire et à le manger.
« Puis Dieu dit à la femme : « L’homme sera le maître de l’enfant parce qu’il a préféré la vie de l’enfant à la sienne, et tu seras soumise. »
« C’est depuis ce temps que le père est le chef de la famille et que l’homme connaît le riz et le mange. »
Dans cette fable on croit reconnaître l’influence arabe et un souvenir du sacrifice d’Abraham ; le nom de Nossi-Ibrahim ou île d’Abraham, donné à la petite île de Sainte-Marie, prête quelque fondement à cette supposition.
Voici une autre fable :
LE SANGLIER ET LE CAÏMAN.
« Un sanglier de maraude suivait les bords escarpés d’une rivière où s’ébattait un énorme caïman en quête d’une proie. Averti par les grognements du sanglier, le caïman se dirige vivement de son côté :
« Salut, lui dit-il.
– Finaritria !… finaritria, répond le sanglier.
– Est-ce toi dont on parle tant sur la terre ? demande le caïman.
– C’est moi-même… et toi, serais-tu celui qui désole ces rives paisibles ? répond à son tour le sanglier.
– C’est moi-même, dit le caïman.
– Je voudrais bien essayer ta force…
– A ton aise, de suite si tu veux.
– Tu ne brilleras guère au bout de mes défenses.
– Prends garde à mes longues dents.
– Mais, dit le caïman, dis-moi donc un peu comment l’on t’appelle.
– Je m’appelle le père coupe lianes sans hache, fouille songes sans bêche, prince de la destruction, et toi, peux-tu me dire ton nom ?
– Je m’appelle celui qui ne gonfle pas dans l’eau ; donnez, il mange ; ne donnez pas, il mange quand même.
– C’est bien, mais quel est l’aîné de nous deux ?
– C’est moi, dit le caïman : car je suis le plus gros et le plus fort.
– Attends, nous allons voir. »
« En disant ces mots le sanglier donne un coup de boutoir et fait écrouler une énorme motte de terre sur la tête du caïman, qui reste étourdi sur le coup.
« Tu es fort, dit-il après s’être remis ; mais à ton tour attrape cela. »
« Et lançant au sanglier surpris toute une trombe d’eau, il l’envoya rouler loin de la rive.
« Je te reconnais pour mon aîné, s’écrie le sanglier en se relevant, et je brille d’impatience de mesurer ma force avec toi.
– Descends donc, dit le caïman.
– Monte un peu, je descendrai.
– Soit. »
« D’un commun accord ils se dirigent sur une pointe de sable où le caïman n’avait de l’eau qu’à mi-corps.
« Le sanglier bondit alors, tourne autour de lui, évite sa gueule formidable, et saisissant l’instant favorable, il lui ouvre d’un coup de ses défenses, le ventre, de la tête à la queue.
« Le caïman rassemble ses dernières forces, et profitant du moment où le sanglier passe devant sa gueule béante, il le saisit par le cou, le rive avec ses dents et l’étrangle.
« Ils moururent tous deux, laissant indécise la question de savoir quel était le plus fort.
« On tient ces détails d’une chauve-souris présente au combat. »
Au dire des lettrés, cette fable dans la bouche d’un Malgache connaissant bien sa langue et doué d’une imagination brillante, a beaucoup de mouvement et prend le ton élevé de l’ode et de l’épopée.
Un autre apologue rappelle de loin « le renard et le corbeau. »
LA COULEUVRE ET LA GRENOUILLE.
« Une grenouille fut surprise en ses ébats par la couleuvre son ennemie ; la couleuvre la retenait par ses jambes de derrière.
« Es-tu contente, demanda la grenouille ?
– Contente, répondit la couleuvre en serrant les dents.
– Mais quand on est contente on ouvre la bouche et l’on prononce ainsi : contente ! (en malgache kavo).
– Contente, » dit la couleuvre en ouvrant la bouche.
« La grenouille se voyant dégagée lui donna des deux pattes sur le nez… et s’enfuit. »
La morale est que l’on peut se tirer de danger avec de la présence d’esprit.
Nous avons dit que le village de Nossi-Malaza, placé en dehors de la route de Tananarive et moins à portée de la griffe ova, jouissait d’une prospérité relative. Les hommes avaient un air de bien-être qui me charma, et lorsque je pénétrai dans la case du chef je fus étonné de l’abondance qui me semblait y régner.
La case contenait un lit garni de nattes fines. D’un côté se trouvaient empilés des vêtements, des pièces de rabanes et d’étoffes pour les renouveler ; de l’autre un grand approvisionnement de riz devait fournir à la consommation de la famille. Le foyer et les divers ustensiles se trouvaient dans un coin.
Je vécus trois jours au milieu de ces gens si doux, entouré de soin et d’égards ; je leur avais accordé une affection vraie, comme j’avais conquis la leur, et lorsque je partis, tous m’accompagnèrent au rivage. L’aïeule de la tribu, la femme du vieux chef voulut me bénir ; et comme les flots soulevés menaçaient ma pauvre pirogue, elle étendit ses bras comme une prophétesse, priant le ciel d’apaiser les vents, afin que le Vasa pût sans péril regagner sa demeure et revoir sa patrie.
Il n’y avait point là de cérémonie de commande. L’impromptu de cette scène d’adieu, l’invocation touchante de l’aïeule, ces vœux, cette prière prouvaient que le cœur parlait ; le mien y répondit. J’avoue naïvement mon émotion et ce charmant souvenir ne s’effacera point de ma mémoire.