VIII.

Tout ce qu’un critique impartial, qui veut entrer dans l’esprit de l’ouvrage, était en droit d’exiger de l’auteur, c’est que les épisodes de cet ouvrage eussent une tendance visible à faire aimer la religion et à en démontrer l’utilité. Or, la nécessité des cloîtres pour certains malheurs de la vie, et ceux-là même qui sont les plus grands, la puissance d’une religion qui peut seule fermer des plaies que tous les baumes de la terre ne sauraient guérir, ne sont-elles pas invinciblement prouvées dans l’histoire de René, L’auteur y combat, en outre, le travers particulier des jeunes gens du siècle, le travers qui mène directement au suicide. C’est J.-J. Rousseau qui introduisit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables. En s’isolant des hommes, en s’abandonnant à ses songes, il a fait croire à une foule de jeunes gens qu’il est beau de se jeter ainsi dans le vague de la vie. Le roman de Werther a développé depuis ce germe de poison. L’auteur du Génie du Christianisme, obligé de faire entrer dans le cadre de son apologie quelques tableaux pour l’imagination, a voulu dénoncer cette espèce de vice nouveau et peindre les funestes conséquences de l’amour outré de la solitude. Les couvents offraient autrefois des retraites à ces âmes contemplatives que la nature appelle impérieusement aux méditations. Elles y trouvaient auprès de Dieu de quoi remplir le vide qu’elles sentent en elles-mêmes et souvent l’occasion d’exercer de rares et sublimes vertus. Mais depuis la destruction des monastères et les progrès de l’incrédulité, on doit s’attendre à voir se multiplier au milieu de la société (comme il est arrivé en Angleterre) des espèces de solitaires tout à la fois passionnés et philosophes, qui, ne pouvant ni renoncer aux vices du siècle ni aimer ce siècle, prendront la haine des hommes pour de l’élévation de génie, renonceront à tout devoir divin et humain, se nourriront à l’écart des plus vaines chimères, et se plongeront de plus en plus dans une misanthropie orgueilleuse qui les conduira à la folie ou à la mort.

Afin d’inspirer plus d’éloignement pour ces rêveries criminelles, l’auteur a pensé qu’il devait prendre la punition de René dans le cercle de ces malheurs épouvantables qui appartiennent moins à l’individu qu’à la famille de l’homme, et que les anciens attribuaient à la fatalité. L’auteur eût choisi le sujet de Phèdre s’il n’eût été traité par Racine : il ne restait que celui d’Erope et de Thyeste chez les Grecs, ou d’Amnon et de Thamar chez les Hébreux ; et bien que ce sujet ait été aussi transporté sur notre scène, il est toutefois moins connu que le premier. Peut-être aussi s’applique-t-il mieux au caractère que l’auteur a voulu peindre. En effet, les folles rêveries de René commencent le mal, et ses extravagances l’achèvent ; par les premières, il égare l’imagination d’une faible femme ; par les dernières, en voulant attenter à ses jours, il oblige cette infortunée à se réunir à lui : ainsi le malheur naît du sujet, et la punition sort de la faute.

Il ne restait qu’à sanctifier par le christianisme cette catastrophe empruntée à la fois de l’antiquité païenne et de l’antiquité sacrée. L’auteur, même alors, n’eut pas tout à faire, car il trouva cette histoire presque naturalisée chrétienne dans une vieille ballade de pèlerin que les paysans chantent encore dans plusieurs provinces. Ce n’est pas par les maximes répandues dans un ouvrage, mais par l’impression que cet ouvrage laisse au fond de l’âme, que l’on doit juger de sa moralité. Or, la sorte d’épouvante et de mystère qui règne dans l’épisode de René serre et contriste le cœur sans y exciter d’émotion criminelle. Il ne faut pas perdre de vue qu’Amélie meurt heureuse et guérie, et que René finit misérablement. Ainsi le vrai coupable est puni, tandis que sa trop faible victime, remettant son âme blessée entre les mains de celui qui retourne le malade sur sa couche, sent renaître une joie ineffable du fond même des tristesses de son cœur. Au reste, le discours du père Souël ne laisse aucun doute sur le but et les moralités religieuses de l’histoire de René.

Share on Twitter Share on Facebook