La semaine fut rude. Pour ses expéditions, il s’était choisi une perche toute neuve, et son chaland était solidement renforcé : un chaland de chasse, à quatre barres dans le fond, sans tirant d’eau. Avec cinq planches communes, un demi-cent de clous, de l’étoupe pour calfater, – car bouffeter ne vaut rien dans la marine, – il l’avait construit lui-même ; et c’était le meilleur de Fédrun.
Il partait dès l’aube ; et après quelque temps de vigie, çà et là, à surveiller l’horizon, traversait les étangs, se rendant par les curées vers ces noirs petits hameaux du sud, qui se noient dans leurs mares de ciel brumeux, au fond des prairies vaseuses. De grand et bon cœur il allait. Le danger maintenant ne lui faisait plus que l’effet d’un conte d’aïeule ; et il se réjouissait de l’immense farce promise, quand les lettres allaient se lever à la rencontre des capitaux ; quand ces milliers de petits sacs d’or, qu’il se représentait en marche sur la Brière comme une armée, allaient faire leur plongeon dans la fondrière et se déhaler comme il pourraient de ce bain de bourbe.
Cette vision le transportait ; et il en riait tout seul en poussant son chaland.
Le Boisineau, le Pin, la Ganache, le Grand-Reignac, le Bois-Joubert, il visita tous ces villages. Quand il entrait dans les maisons, il commençait par donner deux grands coups de talon sur le seuil ; puis il allait droit à la question, interrogeait le monde, se faisait montrer les papiers, ne lanternait pas et n’acceptait pas à boire.
Du reste les pauvres riverains de ces chaumières lui livraient des deux mains tout ce qu’ils possédaient, leurs lettres de famille avec de vieux journaux, des prospectus et des livrets de marin. Il inspectait tout cela ; regardait sous les piles de linge, passait la main dans le fond des tiroirs.
Il ne rentrait qu’à la nuit, harassé d’être debout depuis le matin, et souvent à pousser dans la vase.
Le samedi soir, les lettres n’étaient pas encore trouvées. Mais il n’avait vu là que la centième partie du Marais. M. Moyon, ce samedi soir, lui remit un nouveau papier ; c’étaient les noms présumés des notables qui avaient reçu le dépôt autrefois. Il prit la liste ; mais, dit-il, il avait bien gagné, avant de repartir, le repos de ce nouveau dimanche et le plaisir d’une chemise fraîche.
Or, ce fut le lendemain matin, avant la grand-messe, que, demandant à l’Aoustine de lui tirer cet objet de sa satisfaction, il connut l’air et la couleur de la petite vengeance dont il avait fait le pronostic. Nathalie, en faisant montre de son visage le plus marri, lui répondit qu’elle n’était pas en mesure de le contenter : on n’avait pas eu de chance avec le linge ; elle avait voulu faire une grande lessive ; sa lessiveuse était percée, elle avait emprunté celle de la Chédotale ; le bois était vert ; il avait plu, rien ne voulait sécher, les chemises pas plus que le reste.
— C’est bon, répondit-il simplement, tout étonné de se rencontrer si calme dans un moment pareil.
Il ne se dépêcha point, pouilla son vieux linge. Puis, ayant disparu de la maison, revint au bout d’une demi-heure, en tenant sous son bras un trousseau de six belles chemises neuves, qu’il déposa sur le coin de la table.
L’Aoustine se tint coite. Cet achat l’atteignait au plus sensible, dans son âpreté de ménagère ; et Aoustin se réjouit beaucoup, voyant que l’inspiration l’avait guidé juste sur la meilleure manière de lui faire partager la dépense de son petit procédé.
Il s’habilla, grâce à son emplette, plus bellement que jamais ; puis ressortit, car c’était aujourd’hui réunion des syndics.
Nathalie ne se contenait plus. Elle bousculait les pincettes, chassait du pied le chaudron, se gardant bien, tournant autour de ce linge, de lui accorder un seul regard, même de détestation. De sorte qu’en rentrant pour la soupe de midi, Aoustin retrouva les chemises sur la table, à la place même où il les avait laissées.
Mais le plus fort, ce fut le soir, lorsqu’il revint de chez Julie, où il avait amusé tout le monde de son histoire racontée plus de dix fois : sur la table, bien propre, bien nettoyée, les chemises étaient toujours là, intactes dans leur position ! « Cornes du diable ! » mais il ne fit semblant de rien.
C’était justement l’heure où toute la place est requise pour les préparatifs du souper. La femme allait, venait, déposait, ne faisait toujours point cas de la marchandise. Et lui, avait un œil sur tout cela. Il la vit même qui, plutôt que de toucher au paquet sur la table encombrée, eut l’effronterie de mettre par terre une terrine qu’elle apportait.
Il ne fit qu’un bond.
— Attrape-moi ça !… Attrape-moi ça ! vociféra-t-il, en montrant les chemises, et dans l’armoire !… tout de suite !… devant moi !
L’Aoustine fit une frayeur. Mais aussitôt elle s’essuya les mains, et sans tergiverser, enleva ce qu’il disait.
— Bien sûr que je vais les emporter… bien sûr !… Mais il faut me laisser le temps aussi.
Et elle alla poser cela sur la maie.
Il n’était point en humeur de se contenter de cette demi-soumission ; ni disposé à lui laisser, grâce à cette manigance, la moitié du gain de la partie.
— Est-ce que ce serait que tu veux me faire nargue… c’est dans l’armoire que je te dis de venir les mettre !
— Je ne te fais point nargue… tu vois pourtant que je suis occupée… je les mettrai aussi bien ce soir.
— Dis donc ! fit-il en s’avançant, veux-tu me prendre ça tout de suite !… tout de suite !
Et il s’alla poster dans la pièce du fond, devant l’armoire au linge, où il l’attendit en battant le sol sous ses talons.
Elle arriva avec les chemises, à petits pas, comme une ombre…
— Aoustin… Ne va pas te courroucer, je t’en prie, la clé de l’armoire… Aoustin… je ne sais point où elle est.
Elle était tout oppressée, et avec cela laissait voir le tremblement qu’il ne pouvait souffrir.
Théotiste s’était rapprochée. Elle aussi avait une figure que l’anxiété décomposait.
— Toi, la fille, va me chercher Pibard…, et au galop ! et qu’il vienne avec son trousseau de clés !
À ces mots l’Aoustine fut prise d’un malaise, d’une espèce de pâmoison. Elle ne respirait plus, ses jambes ne la portaient plus ; et elle dut s’asseoir sur la marche de l’escalier.
— Puisque je t’avais dit, geignait-elle, défaillante, puisque je t’avais dit… que je les rangerais ce soir !
— Ah ! tu ne veux point céder, et il la contemplait, les poings sur ses hanches, à trois pas.
— Faut-il qu’elle soit mauvaise !
Chose extraordinaire, les tintements des crochets de Pibard la ranimèrent sur-le-champ. Elle se leva d’une pièce, et, dès que l’homme eut ouvert, en un tournemain elle se dépêcha de le repousser, pour se débarrasser des chemises et refermer elle-même l’armoire.
Cependant, Aoustin, lui, avait déjà passé son bras entre les battants, et il regardait, là-haut, où un grand vide remplaçait les piles de linge qui se trouvaient autrefois sur les étagères.
— Tiens, dit-il, où sont donc les draps ?
— Les draps ? fit-elle, devenue blême, les draps ?… ils sont à la lessive.
— À la lessive !… vingt paires de draps ! des draps qui n’ont jamais servi !… Je voudrais bien voir cette lessive-là… cette chaudronnée-là… ça doit être curieux… Où sont les draps ?
— À la lessive, répondit-elle derechef.
— Allons voir.
Mais elle joignit les mains et tomba en oraison. Tout juste les manières qui mettaient Aoustin hors de lui.
— Ah ! tu veux me voir faire la tempête !
Et, crochant dans son caraco, il la poussa rudement dans l’autre chambre, pour l’emmener là où se faisait la buée. Elle réussit pourtant à se tirer de coin entre le dressoir et la pendule.
— Où sont les draps ? répétait-il furieux.
Elle ne répondait plus, tremblante et toute folle du bruit des coups de poing qui faisaient sauter la vaisselle et sonner les tiroirs.
Quand une voix, dans le cadre de la porte, appela :
— Aoustin, si ce sont tes draps que tu cherches, viens donc un peu.
C’était la Capable, une voisine, femme mal réputée, jalouse de Théotiste, et qui ne faisait avec elle que de se harpigner.
— Tu veux savoir où sont tes draps, lui dit-elle, dans le chemin, c’est moi qui les ai.
— Bougre de folle !
— Non, non, pas de bougre de folle. Il y a un an, ton gars, qui s’est marié à Nantes, est venu en cachette de toi mendier six cents francs à sa mère. Elle n’a pas osé s’adresser à M. Mangetout, et elle est venue me les demander, en faisant un tas de serments qu’elle me les rendrait dans les six mois, avec vingt francs pour les intérêts. Je les lui ai donnés. Ah bien oui, sept, huit, neuf mois se sont passés : point d’argent. J’avais besoin de mes sous ; je le dis à l’Aoustine, et j’ajoute : Si dans huit jours je ne les ai pas reçus, je raconte tout à Aoustin. Et c’est comme ça qu’elle m’a apporté ses draps… Ils sont à moi… Si tu veux les voir ?
— Ce n’est point utile, répondit Aoustin. Ma fille, ce que tu viens de faire là est une mauvaise action… mais je te remercie tout de même.
Et il rentra chez lui, il alla droit à la coupable ; de ses prunelles irradiaient comme deux pointes d’aiguilles rougies au feu :
— Ah ! te voilà plus jaune qu’une écuelle d’Osca ! Eh bien, je vais te faire voir, moi, que je n’ai pas perdu le sang de ma crête… au pillage !… tu as mis ma maison au pillage ! et tout cela, pour fournir d’argent un homme qui a blasphémé mon respect !… Écoute ta sentence : tu vas vendre illico ta baraque de Pendille, et tu rachèteras les draps. Je te donne trois mois ; dans trois mois je rouvrirai l’armoire… Ce n’est point pour l’argent, c’est parce que j’ai été trompé. Que la justice soit faite, que la balance soit égale, que les plateaux se répondent : les draps dans l’un, la maison dans l’autre !
Et, ayant dit, avec violence il se servit une écuellée de soupe.
— Oh ! gémissait l’Aoustine, vendre ma maison… que les vieux ont eu tant de mal à construire !
Et sa tête battait :
— Non, disait-elle ainsi, non !
— Nous verrons bien !
— Elle est à moi ; tu n’as pas le droit de me forcer à la vendre !
— Nous venons tout cela.
Il lui jetait sa dérision par-dessus l’épaule, debout, en avalant.
Son repas ne traîna pas : et ce fut pour disparaître dès qu’il eut vidé sa potée.
L’intérieur des Aoustin n’en était pas à une bourrasque près ; mais le fait revêtait cette fois une gravité exceptionnelle. Un silence mortel suivit le départ du vieux.
L’Aoustine se coucha avec l’angoisse. Quelle nuit d’insomnie où revécurent ses pires souvenirs ! Et quand elle rouvrit l’œil au matin, après un court repos, ce fut pour trembler au cauchemar de ce que cette nouvelle aube lui apporterait.
À côté d’elle, la place était froide. Elle se leva, mit le café sur le feu, commença son ménage, sans cesser de soupirer à toutes ces épines qui croissaient sur sa voie.
Théotiste descendit. Ses manières muettes non plus n’encourageaient guère le jour à chasser le mauvais air de la veille. Sans parler, comme à ton habitude, en corselet et les bras nus, elle se mit à peigner sur le pas de la porte l’onde mouvante de ses longs cheveux ramenés sur son visage, tordant et roulant la lourde et sombre crinière, et y enfonçant des épingles qu’elle prenait d’entre ses dents ; quand l’Aoustine, en se retournant, faillit jeter un cri : Aoustin venait d’entrer. Il avait écarté sa fille. Sa figure portait l’écrit de ses dures pensées de la nuit, il tenait dans les doigts une feuille de papier, qu’il déposa sur la table en appliquant dessus sa large main :
— Ça, c’est une feuille de papier timbré… tu vas me mettre ici ta signature, dit-il de sa manière la plus rude, et en désignant avec son index le bas de la page.
Nathalie resta là comme une innocente.
Car la page était blanche, toute blanche, vierge d’encre.
— Ma signature ? dit elle, et ses yeux agrandis, et le mouvement de ses lèvres, posaient craintivement le pourquoi d’un vouloir aussi extraordinaire.
— Le notaire écrira ce qu’il faut.
— Je ne comprends point… Aoustin… je ne comprends point.
— Tu ne comprends point ?… Ce papier me donnera le droit de vendre ta maison… signe ici.
Il eût aussi bien fait de lui tendre un fer rouge, elle n’aurait pas autrement retiré sa main ! Au lieu de répondre, elle s’empara d’une jupe qui traînait sur une chaise, et se mit à l’épousseter, à la battre avec son bras.
Aoustin, d’un coup violent, lui arracha cette jupe ; puis alla quérir l’encrier :
— Signe ici !
Mais elle ne signait pas. Elle ne voulait même point prendre le porte-plume qu’il lui présentait, en la bousculant.
Théotiste, les joues brûlantes, ayant poussé la porte à cause des voisins, avec son balai, par contenance, chassait la poussière.
— Tu ne veux pas signer !… tu ne veux pas signer ! répétait-il en s’avançant toujours, menaçant…, j’attends ta réponse.
— Laisse-moi réfléchir, implorait-elle, laisse-moi le temps d’y penser !
— Tu ne veux pas signer !
Au passage, il avait saisi ce qui se trouvait sous sa main, un grand bol à fleurs contenant presque un litre ; et il le brandissait, en faisant crisser ses dents mâchelières, et marchant sur elle, dans une montée de fureur dont ses narines étaient blanches.
L’Aoustine se garait la tête, à reculons, cherchait un refuge, toute petite sous ce regard où commençait à briller la tentation des grandes forces sauvages qu’elle connaissait :
— Eh bien, soit !… soit ! dit-elle.
Sa poitrine se souleva, se gonfla d’un immense soupir ; puis à mi-voix, mais distinctement, elle prononça ces paroles d’une audace incroyable :
— Donne… donne ton consentement au mariage de Théotiste… et je signerai.
Il se fit un silence. Un geste faucha l’air.
— Jésus ! clama Nathalie, je suis à toi !
Au milieu d’un grand bruit : c’était le bol qui avait volé en éclats !
Aoustin, les mains crispées, regarda une seconde ces débris qui jonchaient le sol, regarda la femme écrasée contre le mur, haussa les épaules, alla cracher dans le foyer, et gagna la porte.
La colère le brûlait. Grondant comme un dogue, faisant voltiger sa main, il se rendit dans son courtil. À ces moments-là, il lui fallait à tout prix occuper ses bras. Partir pour ses enquêtes, il n’aurait pu ; sa tête aujourd’hui lui refusait ce service-là. Et sa fureur n’en était que plus grande. Il avait besogne à ses roseaux, ils avaient besoin d’être essorés ; à grands coups de fourche il les attaqua, tout en jurant, tout en sacrant. La fournaise de sa colère eût consumé une maison. Le grand air des cieux ne l’apaisait pas. De toutes parts, dans son esprit, s’allumaient des foyers qui ne voulaient pas s’éteindre ; et à chaque instant il était sur le point de recharger du côté de sa porte, du côté du géranium de Théotiste, qui, tout rouge à la fenêtre, flambait dans le soleil.
Devant ses hangars, il travailla, près du puits bas, sur un sol de bran de mottes mêlé de débris de pots et de paniers, et de copeaux frais sous une chèvre à scier le bois.
Il empoignait des brassées énormes, et sur chaque gerbe, liant l’osier, pesait de son double poids, d’une épaule rageuse tirait la hart, comme pour étrangler le corps qu’il tenait sous son genou.
Oui, c’est ainsi qu’il aurait voulu les avoir toutes les deux… et tirer, tirer !
La gerbe ployait, crissait, craquait, et il tirait. Il se saoulait de ce meurtre imaginaire. « Donne ton consentement, et je signerai ! » il lui fallait entendre cette sommation, lui, un dégagé de la vie, un homme à la paille de fer, qui en tout et pour tout avait toujours prononcé. « Donne ton consentement !… donne ton consentement ! » Cet os ne voulait pas passer sa gorge ; il le rongeait, le broyait, en extrayait toute la moelle amère ; et les roseaux gémissaient sous ses pensées véhémentes, s’engouffraient en son étreinte comme gerbes en batteuse.
Une partie de la matinée il travailla de la sorte, suffoquant de colère et d’activité.
Le ciel était d’un bleu de beau jour, tout parfilé d’or scintillant ; et cette lumière dorait la vieille paille des cabanes, s’épandait en lacs rayonnants sur l’herbe verte. De folles grappes de moineaux s’en donnaient à cœur de piaille ; et dans la chalandière, sous les bouquets de l’orme, des Briérons passaient, sans bruit, poussant leur pirogue, retour des lieux de tourbages.
Aoustin n’était plus là : il foulait dans sa remise, enlevait les fûts, des caisses, débarrassait le fond, dégageait la charrette à bras, s’attelait et démarrait, comme s’il emportait à sa remorque la couverte de raux et les poteaux de mortas du hangar.
La charrette, sortie du courtil, cahota dans la ruelle, puis vint stationner sur sa chambrière, devant la porte de la maison.
Nathalie, à ce moment, penchée dans l’âtre, montrait ses gros bas de laine sous la rotonde de son jupon.
Il s’empara de l’escabeau, de dessus l’armoire jeta à bas une paire de souliers, descendit son ancien coffre de marin ; après les souliers et le coffre, alla un peu partout, et ce furent à même le sol, des sabots, un chapeau, une hotte, une poêle, le fusil à un coup, le fusil à deux coups, et jusqu’à des livres, tout un mobilier.
— Maintenant, donne-moi mes chemises neuves, dit-il à sa femme, qui le regardait avec stupéfaction accumuler toutes ces choses.
— Tes chemises neuves ?… pour quoi donc faire, tes chemises neuves ? demanda-t-elle timidement.
Mais il fallut bien se rendre à l’armoire.
Elle dut livrer de même les foulards et les tricots. Tout ce linge, à mesure, était plié dans le coffre. Le coffre fut transporté sur la charrette ; puis les boettereaux, le fusil et le reste. La charrette avait son faix.
Théotiste, survenue, ouvrait de grands yeux sur cet extraordinaire voiturage d’ustensiles. Le vieux accrocha encore un seau.
— Voilà ! dit-il en rentrant à l’intérieur. Il n’y a pas besoin de faire venir un notaire, ni d’aller réveiller messieurs les avocats… Je laisse ici trois cent soixante francs : c’est l’argent par moitié de la vente des mottes. Vous recevrez mensuellement la demie de ma paie. Je vous laisse la vache.
Et il ajouta :
— Il me reste des choses à prendre. Je reviendrai.
Sur le pas de la porte, il se retourna.
Et sur cette marche, en haut, dans le contre-jour, jamais on ne l’avait vu si grand.
— J’oubliais mon meilleur : tu m’as déclaré ce matin : « Donne ton consentement et je signerai. » Nous verrons bien ! Mais, pour le mariage que vous avez mijoté, voici ce que j’ai à dire : Jamais, tant que je vivrai, ce jars à une patte ne viendra faire ses pirauds dans le nid des Aoustin… qu’elle cherche sa vie ailleurs !
Ce fut tout. Il ne dit ni ses raisons, ni adieu, ni bonsoir.
Les deux femmes étaient sans mouvement. Elles le virent se couler entre les brancards et porter le corps en avant. L’Aoustine avait perdu la parole, elle faisait entendre une espèce de gloussement, et sa respiration communiquait à son ventre de violents soubresauts.
Les voisins observaient ; mais c’était sans se montrer, du fond de leurs cases. Seule la Capable, du haut de sa marche, dardait sur tout cela ses yeux de basilic. Aoustin passa devant elle, sans même tourner la tête. Il dévalait de la ruelle, attelé à son véhicule, au milieu d’un désert qui s’était fait partout subitement. Seul le chat le suivait, en sautant de seuil en seuil.
C’était sur le chemin de ceinture, sous les ormes, un brimbalement de ferrailles qui s’entendait de partout. Il fallait au fugitif défiler devant tous les chaumes ; mais il ne s’occupait ni de la droite, ni de la gauche ; de la route il ne voyait que les pierres ; il se dépêchait ; son chapeau avait des ailes.
Aoustin, dans le cours de sa vie conjugale si mal assortie, s’était plus d’une fois tracassé l’entendement sur la question de savoir s’il n’aurait pas un jour le moyen de casser sa longe, et de venir s’appartenir dans son petit logis. Car, sans parler de son humeur d’époux, de ses griefs et de ses luttes, il aimait à ruminer tout seul ; il était né vieux garçon ; son sang était comme ça ; il n’avait été écrit que pour cette vie-là. Mais, de la coupe aux lèvres, de ce désir dont il voyait les formes tentatrices s’ébaucher dans la fumée de sa pipe, à la mise en action qui lui ferait repasser la porte où le sacrement l’avait enfermé, il y avait encore un mâtin d’intervalle qui ne lui paraissait pas tout à fait facile à franchir. L’offense du divorce n’était point dans ses intentions ; il ne voulait point forcer le Grand Berger à regratter son registre. Pas davantage il n’était question, quand sa femme mourrait devant lui, de ne pas marcher le premier derrière son cercueil. Cependant, il lui semblait, si la chose était résolue, qu’il s’exposerait ce jour là à ce que le ciel, pour le moins, lui tombât sur la tête.
Or, la chose était accomplie, à l’instant elle venait de s’accomplir, et dans le ciel couleur de son plus beau bleu, les grands nuages, tranquillement, poursuivaient leur chemin.
Quelques femmes seulement, au vu de cette carriole qui roulait si fort en colère, s’étaient un peu avancées vers le chef de l’île, et de loin la regardaient, arrêtée maintenant devant la mazière solitaire, au milieu des hautes herbes.
Aoustin, de ces curieuses ne se donnait nul souci : il entrait, sortait, et finit même par marcher sur son chat.
— Ah ! te voilà vagabond, toi aussi tu n’as pas voulu faire la bêtise jusqu’au bout.
Il attrapait le ramassis de ses vieilleries, brassées qu’il transportait sous un appentis, derrière, dans une courette. Sa colère le tenait toujours ferme. Il avait grand chaud ; il but au seau du puits deux grands verres d’eau. La tête lui tournait un peu, par l’étonnement dû à la promptitude de ce transport dans la liberté. Mais ce n’était que l’affaire d’un moment. Et léger de tout repentir : « Je ne les mets point à l’aumône », se disait-il.
La chaumière fut vidée, hormis de sa vieille sente de poisson et de patate, dégagée jusqu’à ses murs de salpêtre, bons pour une couchée de chaux.
La place n’était pas bien grandiose ; mais plus la tanière est petite, plus l’animal y a chaud. Plus il s’y fait le beau poil. Peu importe du reste la grandeur, une maison qui n’a pas de voisins vaut tout de suite mille francs de plus.
D’autrefois, restait le vieux lit, guère haut sur couette avec ses deux paillasses mangées aux papillons, la table, une chaise et les débris de l’armoire.
Le déménagement put entrer. Un bol brilla sur la table, une cuiller, un couteau. Il mit toute chose en place ; enfonça des pointes, recala des pieds, nettoya le plus gros, en eut pour sa journée. Comme il faisait grand noir là-dedans, il arracha, des barreaux de fer de la fenêtre, leur barbe de lierre et, pour finir, nettoya l’entrée de ses orties folles.
C’était une belle fin de jour, où la dentelle des ormeaux se découpait sur le ciel rose. Derrière les confins de la Brière, le grand disque d’or du soleil plongeait dans l’Océan ; et sa lumière apaisée s’en venait mourir ici, dans les trous de vase de la rive, et jusqu’en la vitre de la masure.
Aoustin, un instant, se tint dans le brun de son chemin, à humer cette caresse du soir ; puis il mit sa clé dans sa poche, et, quelques minutes plus tard, faisait son apparition chez Julie, à qui il cria dès la porte :
— Bonjour !… j’ai tout chaviré sens dessus dessous.
Mais la Julie demeura bouche bée, sans saisir le propos :
— Tu ne comprends pas ! eh bien… Rien n’est à recommencer, la paille et le grain sont au feu !
Il avait une drôle d’allure, comme un acharné qui vient de faire un mauvais coup.
— Allons ! – il attira un siège, prit ses commodités – je vais t’expliquer : tel que tu me vois, je suis revenu sur la dure où j’ai été conçu.
Et cette fois, de bout en bout, il rapporta les faits.
M. Ulric ni les enfants n’étaient présents.
Julie écoutait. Elle n’approuvait pas. La fin de l’histoire la laissa même visiblement troublée.
— Il a fait ça, il a fait ça, murmurait-elle, en sondant d’un front soucieux toute la profondeur du scandale.
— Voyons… tu n’es pourtant pas un mauvais de ce monde.
— Oh ! dit Aoustin, je suis même peut-être un des meilleurs.
Il y avait, dans l’air de la tante, encore plus de pitié que de reproches.
— Alors… tu vas vivre comme ça, tout seul !… faut-il, tout de même… Ah ! vois-tu, Aoustin, tu es trop affilé dans ton orgueil, c’est cela qui te perd, l’orgueil.
— Tiens, pardi… fit Aoustin en riant… mais ce n’est pas ce sermon-là que je suis venu te demander.
— Et qu’est-ce que les gens ne vont pas encore inventer contre toi, continua-t-elle, sur quelle claie ne va-t-on pas te traîner.
— Eh bien… c’est justement… je venais te demander si tu ne voudrais pas me blanchir un peu ?
Mais Julie n’était plus aux questions.
— Et pourvu, mon Dieu, que tu n’aies pas à faire ton peccavi !… que ton péché ne te trouve pas !
— Je ne te demande point ça. Je te demande si tu veux me blanchir, allons.
— Bien sûr ! Quand est-ce donc que j’ai dit le mal que je pense de toi ?
— Je ne te demande point ça. Je te demande si tu veux me blanchir…, blanchir mon linge, bougre de folle !
Et il se mit à rire.
Mais elle ne l’imita pas, attristée.
— Je te le blanchirai… Tu n’auras qu’à me l’apporter.
Les enfants rentrèrent. On servit la soupe. Aoustin mangea avec eux. Il plaisantait, il parlait de sa seigneurie, il disait qu’il était maintenant son seigneur. Julie lui prêta une couverture pour la nuit. Puis il les quitta, s’en fut par son nouveau chemin, sous les étoiles qui resplendissaient.