XIII

Pour l’intelligence des faits qui vont suivre, il nous faut un instant suspendre notre récit pour retourner à la rue de Nevers, dans cette chambre de Micaud où, le matin même, s’étaient rencontrés Alliette et l’Écureuil.

À cette heure, les événements vont se multiplier et se précipiter avec une telle vitesse qu’il nous faut, un par un, en tenir compte, car faute d’avoir négligé le plus petit incident, nous deviendrions inintelligible pour le lecteur.

De là, pour nous, la nécessité de retourner au plus vite au logis de Micaud.

Après le départ d’Alliette, l’Écureuil ayant compris, au peu de mots dits par la belle blonde, qu’il perdait son temps à attendre Micaud, n’avait pas tardé à quitter la chambre.

Quelqu’un avait-il visité le logis après son départ ? Nous l’affirmerions presque, car le logement était dans un tel état de bouleversement qu’on pouvait croire qu’une minutieuse visite domiciliaire avait été pratiquée dans la chambre.

Tous les meubles ouverts étaient vides de leurs tiroirs. Un vieux fauteuil avait été éventré d’un coup de couteau, et le crin, arraché par poignées du siège et du dossier, prouvait qu’une main avait fouillé le fauteuil ; en quelques endroits, les carreaux du parquet avaient été descellés, et dans l’espace mis à découvert, le plâtre se trouvait creusé.

Deux heures tout au plus s’étaient écoulées depuis que les deux misérables avaient pénétré chez la marchande du Temple, et nous retrouvons Micaud dans son logis de la rue de Nevers, où il venait de rentrer à l’instant même, pâle, tremblant et surtout essoufflé et haletant, comme s’il avait fourni une longue course.

Le trouble du gredin était tel qu’il ne s’aperçut pas d’abord de l’état désastreux dans lequel se trouvait son mobilier. En entrant, il s’était laissé tomber sur une chaise en s’écriant :

– Enfin ! J’ai pu m’échapper !…

À mesure qu’il reprenait haleine et qu’il recouvrait son calme, ses yeux, errant par la chambre, se rendaient compte de l’état des choses.

Il se releva effaré.

Quel pouvait être celui qui était venu faire cette fouille ? Micaud se rappelait fort bien avoir donné rendez-vous à l’Écureuil ; mais l’agent de police n’avait aucun intérêt à exécuter une visite domiciliaire, qui lui en apprendrait moins que tous les renseignements que Micaud avait promis de lui donner.

Le délateur chercha donc en lui-même quels complices avaient dû venir en son absence bouleverser ainsi son mobilier.

– C’est Alliette et Soufflard s’écria-t-il.

Il se dit que l’histoire de l’arrestation de Soufflard, annoncée par Alliette au restaurant, n’était qu’un conte inventé pour le lancer seul avec Lesage dans une affaire dangereuse et pendant laquelle ils devaient visiter le logement. Car Micaud n’ignorait pas que la bande, le sachant avare, lui supposait une somme cachée dans quelque coin.

– Ils sont venus pour voler mon magot, se dit-il.

Puis il ajouta avec un douloureux sourire :

– Si cet imbécile de Soufflard, qui court après ce magot, pouvait se douter qu’il l’a eu un moment dans les mains.

À ce moment, on frappa à la porte.

– Qui est là ? demanda Micaud.

– Alliette ! dit la voix de la blonde.

– Enfin, je la tiens ! murmura Micaud, qui aussitôt cria :

– Je t’ouvre à l’instant.

Il ramassa une longue corde volée sur un camion et qui se trouvait dans un coin de la chambre, puis il courut au lit en désordre dont il arracha la couverture, et venant se placer derrière la porte, il l’ouvrit à sa visiteuse.

Alliette avait à peine fait deux pas dans la chambre, que la couverture s’abattait sur sa tête. En trois secondes, elle se trouva prise et enveloppée dans les plis sans pouvoir faire aucune résistance. Micaud acheva de la lier avec sa corde, puis il la porta sur son lit.

– Maintenant, écoute-moi, lui dit-il. – La prétendue arrestation de Soufflard était un conte, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit Alliette dont la voix arrivait étouffée.

– Dans quel but ?

– Je désirais éviter un meurtre.

– Dis plutôt que tu voulais me le faire commettre afin de pouvoir mieux me perdre. Tu t’étais entendue avec Lesage pour qu’il m’entraînât chez la femme de la rue du Temple.

– Ce n’est pas vrai.

– C’est cependant ce qui est arrivé après ton départ.

Toute liée qu’elle était Alliette fit un violent mouvement de désespoir. Après avoir tout fait pour tenir le serment donné à l’Écureuil d’empêcher l’assassinat, elle apprenait tout à coup que les bandits, malgré l’absence d’un complice, avaient poursuivi leur projet.

Ce mouvement fut mal interprété par Micaud.

– Oh ma toute belle, c’est en vain que tu gigotes, tu perds ton temps, tu es bien ficelée.

– Ah ! poursuivit-il, nous en voulions donc bien à notre petit Micaud pour désirer ainsi le voir monter sur l’échafaud dont nous écartions un amant chéri. Malheureusement, on ne réussit pas toujours dans tout ce qu’on désire, mon enfant, et, pour cette fois, j’ai tiré mon cou de la lunette ; car la femme n’est pas morte.

Micaud ne comprit pas l’intonation que la blonde avait dans la voix quand elle s’écria :

– Elle est sauvée !

– Pour le moment du moins ! Nous sommes allés chez elle ; par bonheur, elle avait ouvert la fenêtre dont elle ne s’écarta pas ; ses cris pouvaient être entendus de la rue et puis, je te l’avoue, le cœur m’a manqué au moment où Lesage allait la prendre à la gorge et je me suis enfui.

Alliette répéta :

– Elle est sauvée !

Elle était heureuse que la lâcheté de Micaud ne l’eût pas rendue parjure à la promesse faite à l’Écureuil.

Mais une invincible épouvante la saisit quand elle écouta Micaud lui répondre.

– Oui, sauvée pour le moment, je te le répète, me belle Alliette. Mais il arrive souvent, comme dit le grand monde, qu’en voulant cracher en l’air, cela vous retombe sur le nez. Tu as voulu préserver ton Soufflard, n’est-ce pas ? Or, en ce moment, Lesage, qui s’est douté que tu nous avais menti avec ton histoire d’arrestation, doit avoir été vous rendre visite à votre logement de la rue des Noyers, et, en ton absence, il va sans doute reprendre avec Soufflard l’affaire que j’ai trouvée trop chaude pour moi.

À ces mots Alliette s’agita convulsivement pour rompre ses liens.

– Non, non, ma bonne, ne te remues pas ainsi, c’est inutile, lui criait la voix railleuse de Micaud. Ah ! dame ! ma fille, je comprends ta colère. Avoir voulu faire guillotiner un camarade et penser que, bien portant, il ira au contraire voir raccourcir l’amant aimé qu’on voulait sauver… Oui, c’est vexant ! ! !

Alliette s’agitait avec une rage désespérée.

– Oui, oui, continuait Micaud, on lui coupera le cou à ton Soufflard adoré, car c’est un garçon qui ne boude pas à l’ouvrage. Lesage n’aura pas besoin de lui cogner longtemps sur la tête pour le décider ; ils s’entendront vite, maintenant que tu n’es pas là pour mettre des bâtons dans les roues. Avant vingt-quatre heures, la femme sera buttée et j’aurai le plaisir de me venger en allant dénoncer celui que tu m’as préféré. – Ainsi, un peu de patience, ma mignonne ; aussitôt la chose faite, je t’amènerai ici trois ou quatre agents de police pour te délier et te faire prendre l’air.

Micaud gagna la porte en disant :

– Je te défie bien, ma toute belle, de te mettre maintenant à la traverse de mes projets…

La porte se referma.

Nul ne saurait peindre la rage, la stupeur et l’effroi d’Alliette ainsi garrottée sur ce lit où elle devait attendre impuissante pendant que s’accomplirait l’épouvantable crime qu’elle aurait voulu empêcher.

– Tout est perdu ! s’écria-t-elle.

– Pas encore, madame Alliette… lui répondit une voix.

Et le moucheron sortit en rampant de dessous le lit.

En un clin d’œil, Alliette fut déliée par l’enfant qui riait de son étonnement.

– Comment, c’est toi ? moucheron. Par quel hasard te trouves-tu ici ?

– Vous rappelez-vous que, chez Rigobin, quand on a parlé du magot de Micaud, qui niait en posséder un, je lui ai demandé s’il consentait d’avance à me le donner, dans le cas où je mettrais la main dessus ?

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai profité de ce qu’il était occupé au Temple, pour venir ici faire ma petite perquisition. J’étais en train de lui secouer son ménage, quand il est rentré. Je n’ai eu que le temps de me fourrer sous le lit…

– Et tu n’as rien trouvé ?

– Non, mais mon ami Micaud possède une bien mauvaise habitude.

– Laquelle ?

– C’est de parler tout haut quand il est seul, de sorte que je me doute à peu près maintenant où il a placé ses économies. Cré nom ! que je mette la main sur sa grenouille et je m’en flanquerai à gogo des Funambules !

Tout en écoutant les confidences de son libérateur, Alliette rajustait sa toilette froissée par la lutte. – Elle avait hâte de regagner la rue des Noyers. Peut-être Lesage n’aurait-il pas eu le temps de décider et d’entraîner Soufflard qu’elle regrettait d’avoir quitté ? – Dans son désir de tenir la promesse faite à l’Écureuil d’empêcher l’assassinat, elle avait voulu s’assurer par la présence de Micaud chez lui que, après sa visite au restaurant, tout projet avait été abandonné. C’est ainsi qu’elle était tombée dans le guet-apens dont le moucheron l’avait délivrée.

– Écoute, môme, dit-elle à l’enfant, tu as bien entendu Micaud me dire qu’il attendait le buttage de la femme du Temple pour aller ensuite dénoncer les amis ?

– V’là un garçon qui ne vivra pas vieux, dit le moucheron ; il va tomber sur un accident avant peu.

– Cours chez ta mère. Peut-être ton oncle y aura-t-il passé ? Qu’il soit seul ou avec Soufflard, raconte les projets de Micaud. Dis-leur de ne pas bouger.

– Compris ! fit le gamin, qui prit sa course.

Alliette parcourut une dernière fois des yeux cette chambre encore pleine pour elle de l’Écureuil ; puis elle partit à la hâte.

Un quart d’heure après, elle atteignait le domicile de la rue des Noyers.

Un tremblement la prit quand elle arriva devant la porte de la chambre.

Si Soufflard était derrière cette porte, tout était sauvé. Elle le garderait à vue jusqu’au moment de l’arrestation de la bande, et, resté seul, il n’oserait plus mettre son projet à exécution.

Si son amant était parti, c’est que Lesage était venu. Il était alors trop tard pour arrêter ces deux bêtes féroces accouplées ; le sang allait couler ; et la belle blonde comprenait que, dans ce cas, l’Écureuil ne pouvait être à elle.

– Mon sort va se décider, se dit-elle.

Elle poussa la porte.

La chambre était vide.

Son émotion fut telle qu’il lui fallut se retenir à la muraille. Cette chambre déserte lui disait l’effrayante vérité. Le crime venait de partir en quête de sa victime.

Sur la cheminée, Alliette aperçut un papier. Souvent Soufflard la prévenait ainsi, par un mot, du motif de son absence ou lui donnait un rendez-vous.

Le papier contenait ces mots :

« Je sors avec Lemeunier pour aller examiner une boutique à dévaliser ; je rentrerai dans deux heures. »

– C’est un mensonge pour m’endormir, se dit Alliette.

L’écriture paraissait fraîchement écrite.

– Il est peut-être encore temps ? pensa la blonde, il faut vite courir au Temple.

Elle s’élança pour sortir, mais à son premier pas sur le carré, elle se trouva face à face avec Lesage qui allait frapper.

À la vue du coquin, la joie emplit le cœur d’Alliette. Lesage arrivait donc en retard, et le billet, écrit par Soufflard, disait la vérité ; il était réellement sorti avec Lemeunier.

Lesage avait l’air souriant :

– Bonjour, ma fille. Je viens voir où tu en es de tes démarches pour délivrer Soufflard.

– Rigobin doit me donner demain l’argent du condé. Aussitôt reçu, mon homme payera son permis de séjour et ils lèveront l’écrou.

– Ah ! tant mieux ! car vois-tu, c’est triste de voir moisir une jolie affaire comme celle du Temple.

– Dès que Soufflard sera délivré, je te préviens ou je te l’envoie.

– Parfait !

– Tu pars bien vite ?

– Je m’en vais flâner l’après-midi chez ma sœur et j’y mangerai la soupe, car il me faut vivre aux crochets de la pauvre Vollard jusqu’à la sortie de Soufflard.

– Un peu de patience.

– J’en aurai. Adieu, ma belle. – Surtout n’oublie pas de me prévenir.

– Sois tranquille.

Un énorme soupir de soulagement échappa à Alliette en fermant la porte derrière Lesage. Tout était sauvé puisque les deux complices ne s’étaient pas rencontrés.

Il ne lui restait donc plus qu’à attendre le retour de Soufflard.

À ce moment il était environ trois heures.

Elle prit un livre, s’étendit sur le lit et se mit à lire.

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