XIV

La chaleur était étouffante, et, on se le rappelle, Alliette était restée sur pied toute la nuit précédente. – Peu à peu, aidé par la température lourde, le sommeil s’empara d’elle et sa main laissa tomber le livre.

Ce livre était Paul et Virginie.

Si nos lecteurs s’étonnent de voir cette associée de voleurs choisir un tel livre, nous leur répondrons en esquissant à grands traits la vie d’Alliette qui, contrairement à ses pareilles, n’était pas née dans cette fange et cette misère dont elles ne sortent jamais.

La blonde avait dit vrai à l’Écureuil en lui contant qu’elle était née de parents morts ruinés après avoir été riches. Alliette avait quinze ans et était élevée dans un bon pensionnat quand la mort de ses parents, décédés à un mois de distance, la laissa orpheline et sans fortune. La maîtresse de pension s’était attachée à cette jeune fille dont l’intelligence et la remarquable beauté l’avaient séduite. Elle la garda près d’elle et en fit bientôt une sous-maîtresse du pensionnat.

Elle était alors une enfant bonne, douce et naïve. La vie ne s’offrait plus à la jeune fille riche et luxueuse comme elle s’était ouverte, mais le bonheur et une modeste aisance devaient l’attendre, car sa maîtresse, veuve sans enfants, de plus en plus éprise de cette aimable et charmante créature, voulait l’adopter.

Un misérable sans cœur vit Alliette.

Deux mois plus tard elle était séduite et suivait son amant loin de ce toit protecteur où elle laissait son bonheur.

Un an après, elle était mère.

Son amant fit alors un important héritage. La soif de l’or le prit ; il chercha un beau parti à épouser et le trouva. Le mariage fut fixé à un mois de date.

Alliette devenait donc un obstacle à ses projets.

Cet homme était faible et lâche. Quand ces natures-là prennent une décision, elle est toujours brutale et cruelle. – Le jour même où son notaire lui avait compté en beaux billets de banque les quatre cent mille francs de son héritage, il résolut d’en finir, et le soir, à onze heures, il chassa Alliette et son enfant âgé de huit mois.

La pauvre fille était presque devenue folle sous cet effroyable malheur qui la frappait tout à coup. Elle sortit, marcha devant elle sans voir, sans comprendre, sans rien sentir ; puis, au coin d’une ruelle déserte, elle s’évanouit.

Quand elle revint à elle, elle se trouvait dans une chambre, près d’un homme qui la soignait et l’interrogea doucement. Elle raconta tout, parla de son amant qui l’avait chassée sans ressources le jour même où il avait touché une énorme somme.

À ce détail, l’homme l’interrogea plus minutieusement sur son séducteur, son logis et ses habitudes. Alliette parla sans méfiance.

Le lendemain, l’amant était volé de ses quatre cent mille francs et se pendait de désespoir.

Alliette avait été ramassée par Beaumont, le célèbre voleur.

Quand elle apprit le vol, Alliette trembla d’être compromise.

Beaumont la retint avec cette crainte, et l’opprima. – Cette vie d’angoisse et de honte avait altéré le lait d’Alliette, son enfant mourut. Il emportait avec lui les derniers bons sentiments de sa mère.

Peu à peu, elle se prit à aimer cet empire qu’elle exerçait sur l’ignoble tribu des voleurs qu’elle dominait par sa beauté, son énergie et son instruction – À Beaumont arrêté, une autre illustration du bagne succéda et, de bandits en bandits, elle était arrivée dans les bras de Soufflard, à peine âgée de vingt-quatre ans, et sans savoir encore, avant de connaître l’Écureuil, ce que c’était que l’amour.

Et voilà pourquoi, quand elle était seule, Alliette relisait tous ces livres tant de fois parcourus dans le bon temps où, sous-maîtresse du pensionnat, elle était encore une jeune fille heureuse et pure.

Étendue sur son lit, elle dormait toujours.

Les deux heures fixées par Soufflard pour son retour étaient passées depuis bien longtemps, car huit heures du soir venaient de tinter à une horloge voisine.

Alliette fut réveillée en sursaut par un coup sec frappé à la porte.

Elle ne se rendit pas bien compte du temps écoulé pendant ce sommeil de cinq heures.

– Ah ! voici Soufflard qui rentre, se dit-elle.

Elle courut ouvrir la porte à quelqu’un qu’elle ne reconnut pas tout de suite et qui voulait l’embrasser.

Elle lui mit la main sur la poitrine pour le repousser.

– Eh bien, lui dit une voix connue, tu ne veux donc plus m’embrasser parce que j’ai coupé ma moustache et mes favoris ?

C’était Soufflard.

Alliette retira la main qu’elle lui avait posée sur la poitrine.

Seulement, au contact, elle avait senti le devant du paletot de Soufflard tout humide.

Elle regarda sa main et poussa tout à coup un cri d’épouvante.

Sa main était rouge de sang !

Et comme, la langue paralysée par la terreur, elle interrogeait son amant d’un œil effaré, Soufflard lui dit tranquillement :

– Oui, le sang a rejailli sur moi ; mais tu le sais, ma fille, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.

Alliette tomba évanouie.

Quand, cinq heures avant, Alliette avait reçu la visite de Lesage, qui, après avoir demandé des nouvelles de Soufflard, était parti en disant qu’il allait manger la soupe chez sa sœur la Vollard, elle s’était réjouie en croyant son amant bien loin et courant la ville avec Lemeunier. Alors qu’elle était heureuse qu’il ne se fût pas rencontré avec Lesage, elle ne se doutait guère que son amant était seulement à quelques pas de cette porte qu’elle venait de refermer sur son complice.

Voici ce qui s’était passé :

Vingt minutes avant le retour d’Alliette, Lesage était venu et avait trouvé Soufflard seul.

Il s’était étonné de rencontrer là celui qu’il croyait en prison, comme le lui avait annoncé Alliette. Soufflard lui avait appris les craintes superstitieuses de la belle blonde qui, au lieu de le laisser aller au rendez-vous avait obtenu de lui qu’il restât enfermé au logis.

Lesage avait écouté ces explications sans mot dire ; puis il s’était dirigé vers la porte.

– Où vas-tu ? demanda Soufflard.

– Je vais t’acheter un cerceau pour jouer au Luxembourg quand ta bonne t’y conduira.

– Me prends-tu donc pour un enfant ?

– Mais tu m’en as tout l’air, puisque tu te laisses mener par une femme, par bobonne Alliette.

– On voit que tu n’as jamais été amoureux, toi !

– Alors, mon cher, on prévient ; on ne laisse pas les camarades en plan, surtout quand, la veille, on a fait les beaux bras en disant : « Je suis de la partie. »

La colère arrivait à Soufflard.

– Crois-tu donc que j’ai peur ? demanda-t-il.

– Euh ! euh ! lâcha Lesage dédaigneusement.

– J’ai fait mes preuves.

– Pas aujourd’hui pourtant.

– Mais je t’ai déjà dit que…

– Oui, tu m’as dit qu’Alliette avait défendu au petit garçon de sortir sans sa permission. Je m’étonne même qu’elle ne t’ait pas obligé à mettre un de ses jupons.

Soufflard se sentait ridicule ; l’amour-propre l’emporta.

– Au fait, vieux, tu as raison. Au diable les caprices d’une femme ! s’écria-t-il.

– À la bonne heure ! je retrouve un homme. C’est malheureux qu’il ne soit plus midi.

– Mais il n’est encore que trois heures, répliqua Soufflard qui comprenait à demi-mot.

Lesage le regarda bien en face.

– Viendrais-tu ? demanda-t-il.

– Pourquoi pas ?

– Tout de suite ?

– À l’instant même.

– Alors, en route.

Ils touchaient à la porte, quand Soufflard s’arrêta :

– Alliette s’est fourrée en tête, j’ignore pourquoi, d’empêcher le coup. Elle ne tardera pas à rentrer. En ne me voyant pas, elle va se mettre à notre poursuite et elle est capable de tout faire pour nous contrecarrer.

– Mets-la sur une fausse piste, conseilla aussitôt Lesage.

– Tu as raison.

Et Soufflard écrivit et plaça sur la cheminée le billet dans lequel il annonçait être sorti avec Lemeunier.

– Maintenant, filons, dit-il.

Au moment où les deux complices posaient le pied sur l’escalier, un frou-frou de robe se fit entendre en bas.

C’était Alliette qui montait.

La retraite allait leur être coupée.

– Grimpons à l’étage au-dessus, souffla vivement Lesage.

Alliette rentra chez elle, sans se douter qu’ils étaient si proches.

– Détalons, dit Lesage.

Soufflard l’arrêta dans son élan.

– Non, restons un peu, dit-il. Alliette est fine ; elle ne croira pas au billet et nous allons peut-être la voir filer en chasse après nous.

– Alors, attends un moment, répliqua Lesage, je vais jouer une petite comédie de ma façon.

Il redescendit l’étage et il se préparait à frapper à la porte quand elle s’ouvrit.

Ainsi que l’avait prévu Soufflard, et comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, Alliette s’élançait à leur poursuite.

La vue de Lesage l’arrêta.

C’est alors que ce dernier lui fit cette visite à la suite de laquelle Alliette, tranquillisée, s’endormit de ce sommeil dont le réveil devait lui être si terrible.

Soufflard avait été guetter Lesage au premier coin de rue.

Dix minutes après Lesage le rejoignait.

– Enfoncée ta princesse ! lui dit-il, elle n’y a vu que du feu. Maintenant détalons, il n’est juste que temps.

Ils prirent leur course.

Trois heures sonnaient comme les deux misérables entraient dans la maison du n° 91 de la rue du Temple.

Share on Twitter Share on Facebook