XV

L’ancien marché du Temple et sa Rotonde ne sont pas déjà si vieux disparus qu’il nous en faille faire une description qui retarderait notre récit.

Nous conduirons tout de suite notre lecteur devant une boutique dont il a été déjà parlé, celle des époux Renault, marchands de literie.

Par son travail, le ménage avait acquis une modeste aisance qui, grossie par les commérages, passait pour une vraie fortune. Ainsi que la Vollard l’avait expliqué chez le recéleur Rigobin, le mari gardait la boutique du marché où se vendaient les marchandises communes et d’un écoulement facile. Les articles de qualité supérieure étaient emmagasinés dans l’appartement que le ménage possédait au n° 91 de la rue du Temple. Là, madame Renault recevait les chalands que le mari n’avait pu satisfaire avec les marchandises de la boutique. – Si les époux, encore jeunes, travaillaient avec courage, c’était moins pour eux que pour assurer l’avenir de leur unique enfant, Élisa, fillette de quinze ans, qui, en ce moment même, tenait compagnie à son père.

Il était trois heures de l’après-midi, avons-nous dit, et le soleil brillait resplendissant au milieu d’un ciel sans nuage.

Depuis cinq minutes, debout sur le pas de sa boutique et le nez braqué sur le ciel bleu, M. Renault paraissait réfléchir.

Il se tourna bientôt vers sa fille.

Dis donc, chérie, est-ce que par un tel beau temps, tu n’aimerais pas à respirer un peu l’air de la campagne ?

– Oh ! oui, petit père.

– Et à croquer une bonne friture au bord de l’eau, après une promenade en bateau ?

La jeune fille secoua la tête en faisant une petite moue des lèvres.

– Oh ! que c’est vilain d’être méchant comme cela, bon père.

– Comment, je suis méchant, moi !

– Oui, en proposant toutes ces bonnes choses-là, quand tu sais qu’elles ne sont pas possibles un jour de la semaine.

– Pourquoi donc, mademoiselle ?

– Et qui garderait la boutique ?

– Parbleu ! elle se garderait toute seule, car nous la fermerions.

– Vrai ! s’écria l’enfant joyeuse.

– Une fois n’est pas coutume. Le gros de la vente se fait habituellement le matin, et le matin est déjà bien loin.

– Nous ne verrons plus grand monde maintenant, ajouta Élisa.

– Oui, c’est décidé, nous allons nous donner un bon campo !

La jeune fille sauta de plaisir au cou de son père et l’embrassa.

– Pendant que je ferme la boutique, cours bien vite à la maison prévenir ta mère et l’aider à s’habiller.

– Je pars comme l’éclair, dit Élisa en s’éloignant à la hâte.

– Surtout ne soyez pas deux heures à votre toilette, si c’est possible, cria Renault en riant.

La jeune fille se retourna, et pour toute réponse, lui envoya un baiser.

– La mère et la fille vont être bien heureuses de cette bonne partie, se disait le brave homme en suivant des yeux son enfant qui courait vers la maison.

Arrivée à la porte, Élisa se retourna et lui envoya un second baiser.

Puis elle entra dans l’allée…

La Vollard avait bien raison, on le voit, quand, chez Rigobin le recéleur, elle avait dit aux deux misérables : « C’est votre chance qui décidera si vous aurez une ou deux femmes à assassiner. »

Cette fois, sans s’inquiéter d’être vus par les concierges, les deux complices avaient passé devant la loge et étaient montés au troisième.

Comme à la première tentative, Lesage apprêta son couteau dans la manche de son paletot. Soufflard, privé du sien par Alliette, en avait acheté en route un autre, à lame fixée au manche, et l’avait glissé dans sa ceinture de pantalon, un peu derrière la hanche.

N’ayant plus les fausses clefs, emportées le matin dans sa fuite par Micaud et qu’il avait jetées dans un soupirail sur sa route, ils frappèrent hardiment.

Le bruit des pas de madame Renault qui approchait résonna dans le couloir.

– Ne dis rien ; je parlerai, moi, dit vite Lesage.

Ils entendirent la serrure grincer, puis la porte tourna sur ses gonds et la marchande apparut. – Dans l’obscurité du couloir, elle ne distingua que deux hommes sans pouvoir reconnaître celui qu’elle avait déjà vu le matin.

– Entrez, messieurs dit-elle.

Ils passèrent devant elle, qui s’effaça, et marchèrent en avant pendant qu’elle fermait la porte.

En arrivant dans la chambre, le premier regard de Lesage fut pour la fenêtre. Cette fois elle était hermétiquement fermée.

À ce moment, madame Renault, qui les avait suivis, reconnut Lesage. Une sorte de pressentiment sembla l’avertir qu’elle courait un danger et elle fit un pas vers la porte. Mais Soufflard, sans paraître y faire attention, lui fermait le passage. De son côté, Lesage s’était placé entre la marchande et la fenêtre.

Madame Renault était une femme dans toute la force de l’âge, vigoureuse et brave. Elle eut honte d’avoir peur et aborda Lesage :

– C’est monsieur que j’ai déjà eu l’honneur de voir ce matin ? lui dit-elle.

– Précisément. J’étais venu pour marchander des couvertures avec un ami qui s’est tout à coup trouvé indisposé. J’ai dû le suivre et nous vous avons quittée un peu brusquement. – Cette fois je reviens terminer l’affaire et, en même temps, je vous amène un second acheteur.

Madame Renault salua légèrement Soufflard et lui demanda :

– Monsieur désire aussi des couvertures ?

– Précisément.

Les couvertures étaient placées, sur un rayon élevé. Pour les atteindre, madame Renault devait monter sur un marchepied en tournant le dos aux deux misérables.

Elle disposa donc l’échelle et monta.

Soufflard fit un signe à Lesage.

En une seconde, ils eurent le couteau au poing.

Les bras chargés de couvertures, la marchande descendait les échelons. Au moment où elle touchait le plancher, Lesage s’élança d’un bond et porta le premier coup en visant entre les deux épaules de la victime qui lui tournait le dos. Mais l’assassin avait mal calculé son élan, le fer atteignit la tempe et déchira la joue.

La femme n’eut pas d’abord conscience de ce coup et elle se retourna. Alors elle vit la figure et l’arme des scélérats et, en une seconde, elle devina le sort qui l’attendait.

Avant qu’elle pût crier, Soufflard l’enlaçait d’un bras et lui appuyait la main sur la bouche. Au même instant, le couteau de Lesage se plongeait dans la gorge et pénétrait jusqu’au larynx.

Un jet de sang s’élança et vint inonder la poitrine de Soufflard qui maintenait la victime.

La malheureuse était robuste et le désespoir décuplait ses forces ; elle secoua l’étreinte de Soufflard et tenta d’atteindre la fenêtre. Les meurtriers virent le mouvement et s’élancèrent à sa rencontre. Alors elle s’accula dans un coin de la chambre, derrière un comptoir, se faisant un bouclier d’une couverture que ses mains avaient rencontrée.

Elle voulut crier, mais l’horrible blessure à la gorge l’avait rendue muette. Un sifflement rauque sortit seul de sa bouche qu’un flot de sang vint emplir. Elle comprit qu’il lui fallait renoncer à tout appel au secours et qu’elle allait mourir.

Entre cette victime qui ne pouvait plus parler et ses meurtriers qui, d’un œil sans pitié, guettaient l’instant de frapper encore, régnait un horrible silence. On n’entendait que le tic-tac de l’horloge en bois dans la pièce voisine et le chant joyeux des oiseaux d’Élisa dont la cage pendait en dehors de la fenêtre fermée.

Encore debout, les pieds dans une mare de sang qui s’écoulait de ses blessures, les yeux intrépidement rivés sur ses assassins dont elle suivait tous les mouvements, madame Renault cherchait toujours à parer chaque attaque.

C’était une lutte muette et épouvantable, sans merci d’un côté, sans espérance de l’autre.

Les deux assassins se ruaient sur elle, frappaient et reculaient repoussés par cette femme que le paroxysme du désespoir rendait toujours forte et vaillante.

Outre la blessure du cou, terrible et béante, elle avait reçu douze coups de couteau, mais qui n’atteignaient aucune partie vitale. Seulement la victime sentait une sueur froide lui mouiller le front. Ses tempes battaient, un étrange bruissement lui tintait à l’oreille et sa vue se voilait ; elle comprenait que le sang perdu l’épuisait et, avant peu, devait la laisser sans force devant ses bourreaux.

Elle voulut encore tenter un dernier effort et atteindre la fenêtre dont elle briserait les vitres. Elle abandonna son angle et fit un pas en avant. Le poignard de Lesage lui fendit la main qui se desserra et laissa échapper la couverture. Au même instant, Soufflard la frappait au ventre.

Alors la pauvre femme, adossée à la muraille à laquelle elle cherchait à se retenir, sentit le plancher qui lui manquait, ses jambes fléchirent et elle s’affaissa brisée et mourante, mais l’œil toujours intrépide et fixé sur les meurtriers. – Ceux-ci s’étaient reculés, émus un instant par cette vaillante agonie.

– Achevons-la, fit Soufflard.

Ils levèrent le bras, mais ils ne l’abaissèrent pas.

Tous deux restèrent subitement immobiles, effrayés et surpris.

On frappait à la porte.

Les coups se succédaient faibles et rapides.

Les deux bandits se regardèrent.

Ils étaient blêmes et tremblants.

À la manière de frapper, ils cherchaient à deviner à quel survenant ils avaient affaire. Ils abandonnèrent la victime pour aller sans bruit écouter derrière la porte.

La mourante n’avait pas eu besoin de deviner. À ces coups, bien connus d’elle, ne reconnaissait-elle pas son enfant ?

L’épouvantable frayeur de voir sa fille tomber sous les coups des assassins lui rendit subitement des forces. Elle se releva et marcha en s’accrochant à tous les meubles pour gagner la porte.

En ce moment, la fenêtre était libre. Elle pouvait aller l’ouvrir ; son propre salut était là, mais la mère mourante et épuisée préférait aller au secours de son enfant, à laquelle sa gorge coupée ne lui permettait plus de jeter un cri d’alarme.

Les coups cessèrent bientôt.

Un bruit de pas apprit aux meurtriers qu’on s’éloignait.

Il avait été aussi entendu par la mère et elle s’arrêta. La pensée que sa fille était sauvée illumina de joie la figure de la mourante ; mais aussitôt deux larmes s’échappèrent des yeux de la pauvre mère, qui songea qu’elle ne reverrait plus cette fille tant aimée dont la mort allait la séparer.

En regagnant la chambre, les deux misérables la retrouvèrent debout :

– Elle a donc l’âme chevillée au corps ? grinça Soufflard.

Et bondissant sur elle, il lui enfonça entre les deux épaules son couteau, qui trancha la moelle épinière.

L’infortunée marchande ouvrit des yeux démesurés, agita ses lèvres convulsives, battit l’air de ses mains et tomba foudroyée, la face contre terre.

Elle était morte.

– Cette fois elle a bien son affaire, souffla Lesage en la remuant du pied.

– Oui, c’est le fameux atout tant prôné par la Vollard, répliqua l’autre.

À ce moment, Élisa regagnait la boutique où l’attendait Renault tout joyeux :

– Eh bien ? demanda-t-il à sa fille, j’espère que ta maman a été contente de mes projets de campagne ?

– J’ai frappé ; elle ne m’a pas répondu.

– Pas assez fort, mignonne.

– Comme d’habitude.

– Il fait si chaud qu’elle se sera endormie sur sa chaise. Tiens, voici la clef de la boutique, elle est lourde comme un marteau, retourne faire tapage à la porte.

– Je vais faire un bruit à réveiller un mort, dit en riant la jeune fille, qui ne se doutait pas de l’épouvantable à-propos de sa plaisanterie.

Et elle reprit le chemin de la maison.

Élisa remonta les trois étages.

Quelques marches avant d’atteindre le palier, elle vit un homme, qui descendait, se retourner à ce moment vers un autre individu sortant de la chambre.

– Ferme la porte, lui dit-il.

L’autre tira la porte.

– Non, non, ne fermez pas, monsieur, je veux entrer, cria, trop tard, la jeune fille à ce second personnage qui, se préparant à descendre, se présentait bien de face à l’enfant, qui put ainsi voir sa figure. – C’était Lesage.

Lesage passa vivement près d’elle sans s’excuser d’avoir fermé la porte, malgré sa prière, et la jeune fille monta les quelques marches qui la séparaient du palier.

Les deux assassins descendirent à la hâte.

Élisa, les yeux fixés sur la porte, se mit à faire jouer à grands coups l’énorme clef que lui avait prêté Renault, et, comme elle voulait écouter si sa mère venait, elle appuya l’oreille sur la porte, et, dans ce mouvement, elle baissa la vue.

Alors sur le palier, elle vit, apparaissant humide, la trace des pieds des deux hommes qu’elle avait rencontrés. Sur une de ces marques, Élisa posa son doigt et le retira teint de sang.

L’enfant poussa un cri, un seul cri vibrant, aigu et plein d’une horrible épouvante.

À cet appel douloureux, les deux concierges accoururent.

L’émotion étranglait l’enfant qui, ne pouvant parler, montrait du doigt la piste sanglante.

Ils comprirent aussitôt, et le mari courut prévenir le pauvre Renault.

En un instant, dans tout le marché du Temple, se répandait la lugubre nouvelle.

Un homme était, à ce moment, dans le marché qui marchandait des vêtements. C’était l’agent l’Écureuil.

Venu au Temple pour acheter quelques-uns des haillons avec lesquels il se travestissait pour ses chasses à l’homme, le policier apprit aussitôt le meurtre.

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