XXII AuBon Port

Au crépuscule plus sombre, je me rends au Bon Port. Il m’apaise. Il y a des enfants… un semblant de maison organisée… une vieille femme qui essaie de faire quelque chose, ne laisse pas tomber les bras. Elle mène le dernier violon de l’orchestre disloqué. Elle a de l’ordre. Elle a domestiqué toutes les heures du jour ; le soleil lui tient lieu de montre.

La chèvre est déjà traite. La vieille rentre les quatre canards. Le père Andreï, un Petit-Russien noiraud, assis sous un poirier, fume, crache entre ses genoux. Il a son costume neuf, uniforme en toile de chef de police de district, casquette de même.

J’entends Marina Sémionovna le tancer :

– Vous n’avez pas honte, père Andreï ?… Chez nous, cela s’appelle voler !…

– Vous avez la parole vive, Marina Sémionovna ! répond le père Andreï, le prenant de haut. Que faire à votre idée ? Ne suis-je donc pas déguenillé ?… Nu comme un chien ? Et qui, maintenant, va se dorloter sur des chaises longues ? Il n’y a plus vos messieurs et dames ; il y a déjà quatre ans qu’elles traînent au grenier… Bah, les camarades les prendront !… En serez-vous mieux ? Et puis… comme on dit, tout est propriété populaire…

– Que vous êtes devenu mauvais, père Andreï ! Vous étiez honnête, vous travailliez aux vignes, aviez une vache…

– Qu’avez-vous à me casser la tête ? Quel travail y a-t-il maintenant ! La saisonte est finie… Au printemps, j’irai dans la steppe…

– Vous n’y trouverez rien dans la steppe… rien ! Les fermes sont vides ; les moujiks feront eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin…

– C’est vrai ; aussi… je me dis : pourquoi travaillerais-je ?… Pourquoi ?… Pour amuser le diable chauve ?… Non, vous n’avez pas de cœur !

Un silence. Les canes, en se dandinant, rentrent pour la nuit.

– Quelles canes vous avez élevées… rien qu’avec des feuilles, il paraît !… Il faut que vous ayez un secret pour cela…

– Un secret, l’ami !… dit Marina Sémionovna, fâchée : les soins, voilà mon secret ! Je ne prends pas le bien d’autrui, je ne tette pas de vin…

– Encore la même histoire !… Je cause cordialement avec vous, et vous… vous y revenez ! Ce que je bois, je le paye de mon argent !… J’ai troqué mon cochon de lait… à moi appartenant… Et qu’est-ce que c’est bien que cette toile-là ?… Le colonel est mort… S’il n’était pas mort, il n’aurait pas pu vivre une heure ici ! On l’aurait fini d’un coup puisqu’il avait été officier de police. Ceux qui savent nous l’ont dit : « La police, les popes, les marchands, les officiers… tous, les exterminer à bloc ! Les gens les plus intelligents sont socialistes… Nous vous transformerons tous ensuite tout à notre façon ! » Ils l’ont beuglé à en avoir les larmes aux yeux… près de Sébastopol… « Aidez-nous et tout sera à vous… » Alors, à qui donc maintenant appartient la toile ?… Comparée à moi, vous êtes une richarde… et vous me harcelez pour cette toile !

– Moi, une richarde !… Allez donc vous coucher !…

– Je sais ce que j’ai à faire… aller me coucher ou…

– Je vous prie de ne pas dire de mots obscènes.

– Ta, ta, ta !… En comparaison de moi, vous êtes une bourgeoise !… Faut-il que j’aille tout nu sans culottes, devant vous ? J’en aurais honte.

– Ah ! père Andreï, souvenez-vous de ce que je vais vous dire… vous mourrez, et les vers vous mangeront !

– Les vers !… ils nous mangeront tous… d’après l’Écriture… Ils vous mangeront vous aussi, comme n’importe quel comte, et… quel chien ! J’ai troqué mon petit porc et me suis mis à l’abri du besoin… Il ne vous causera plus de désagréments. Et si j’ai bu, c’est… je puis le dire, pour un ennui de famille… Je lui dévisserai la tête à Lizavéta, pour ma vache ! Bien que sa fille soit ma bru et qu’elle ait un matelot…, maintenant je m’en… fiche ! Ma vache…

Les crapauds, dans le bassin démoli, commencent à coasser à qui mieux mieux. Le père Andreï coasse lui aussi. Quand il est ivre, il sent bouillir en lui une méchanceté trouble.

– Il est temps, père Andreï, de vous coucher sur un autre côté ! Sur lequel avez-vous dormi hier ?

– Quels airs vous donnez-vous ! Qu’avez-vous à me parler de côté ? Si je le veux, je me coucherai même sur le ventre… ou sur le… Vous ne me commanderez pas !

– N’osez pas prononcer de vilains mots devant moi !

– Et vous, ne m’embrouillez pas la cervelle en disant que vous pouvez planter des jardins ! Vous ne le pouvez pas !… Moi, je le peux d’après un papier… de la direction… des domaines de l’État… Les cachets y sont… J’en ai planté à Aima chez le général Siniavine, et lui… qu’il aille au diable… ne le pouvait pas !… Il le pouvait par la science, et moi, par la pratique !

– Je connais très bien Siniavine… ne mentez pas !

– Vous savez tout !… Mais voilà ce que vous ne savez pas… Quand les matelots arrivèrent en dix-huit… leur première perquisition fut chez lui. « Vous avez d’énormes jardins ? dirent-ils. Vous buvez le sang du peuple… Vous faites de l’isplotation !… Nous savons tout par le télégraphique ! » Et on l’emmena tout de suite dans ses jardins. Et le commissaire était dur ; il exigeait de l’ordre… à Dieu ne plaise ! Ils s’adressèrent tout de suite à moi : « Quel homme êtes-vous ? Un salarié bien sûr ? Est-il sévère ? » – « C’est un barine sévère, dis-je. Il veut de l’ordre. » – « Bon, il en aura, de l’ordre !… » C’est qu’il était méticuleux… Il voulait absolument une étiquette sur toute plante, et il connaissait tous les insectes. Il se mit à pleurer quand on l’emmena dans ses jardins. « Mes jardins sont perdus, dit-il. Permettez-moi de voir une dernière fois mon poirier préféré… il va donner des fruits pour la première fois ! » C’était touchant, pour le dire en conscience… Les matelots lui demandent : « Quel est donc votre arbre préféré, le plus précieux ? » – « C’est celui-ci ! » Il avait un poirier, greffé des espèces de Livadia. « Conduisez-moi, dit-il, au poirier Impératrice. » On rit ; on l’y amena. « C’est celui-ci ? » – « Oui. » Il ne commençait qu’à fleurir. Un grand diable fait un gros effort, et, d’un coup, crac, l’arrache… avec les racines ! « Vous le voilà, votre Impératrice ! » Et deux autres l’abattent d’un coup avec une carabine ! Contritsanère !… (Contre-révolutionnaire !) Je regarde : fini le général Siniavine, Mikhal (Mikhaïl) Pétrovitch  ! On tira de sa poche de pantalon son porte-cigare… Il possédait aussi des oies qui avaient des verrues sur le bec… de race chinoise… On rôtit les oies sur des baïonnettes. Il y eut un festin.

– Et vous aussi, vous avez festiné ?…

– Moi oui… J’ai pour ainsi dire pris part à son repas funèbre… C’était comme de la pitié. Son porte-cigare était distingué ; orné d’un mino-gramme, cadeau de ses élèves… pour leur avoir enseigné les insectes. Il comprenait très bien ce qui nuisait aux jardins. Et il avait toujours une serpette en mains ; et toute branche qui était nuisible : crac ! Et nous avions des jardins…

– Et qu’en avez-vous fait… des gens et des jardins !… Taisez-vous ; vous ne m’empêcherez pas de parler !… Et maintenant, il n’y a plus de travail ? Oui, que Dieu me tue si vous n’êtes pas mangé par les vers avant le temps…

– Tout ça, c’est de la politique, Marina Sémionovna ! Je le dis toujours : c’est cette bête de politique ! Et qu’y pouvons-nous ?… Nous… c’est comme le Seigneur le veut ! Nous sommes tous des chrétiens orthodoxes… Chacun doit faire sa tâche. Mais, pour ma vache, je lui dévisserai la tête… à cette vipère !… Il est temps de penser à l’hiver… Ça va bien !

Chez lui un drame se prépare, chacun le sait.

Depuis la révolution, le père Andreï s’en faisait accroire. Il revint d’Alma chez sa femme, Lizavéta la Noire, qui était en service dans une pension. Il arriva non pas à pied, mais à cheval. Il ne put se faire voiturier, car il n’y avait rien à voiturer ; il vendit donc son cheval. Il essaya alors, avec Odariouk, de fabriquer de l’eau-de-vie ; et cela aussi ne marcha pas… Il revint alors près de sa femme et de la vache que Lisavéta avait élevée, à grand’peine. Sa femme maria sa fille Gachka à un matelot fanfaron du poste de la marine ; et c’est là que le père Andreï se trouva pris. Il croyait avoir la vache et s’installer chez lui ; mais le matelot y était !…

– Tu veux connaître la tcheka ? lui dit-il. Je vais te faire liquider en deux minutes…

Il ne s’agissait plus de M. Siniavine !

Dans la villa du docteur, sept matelots s’étaient installés, formant le poste chargé de surveiller s’il ne venait pas de bateau contre-révolutionnaire. En cinq minutes, les matelots eurent chassé le docteur, renversé et écrasé ses ruches, mangé son miel. Ils remplirent à merveille tout le jardin d’ordures – sept gaillards forts comme des taureaux.

– Service commandé !… Nous regardons la mer à la jumelle !

Gens choisis : cous de bœuf, poings de plomb, dents d’ivoire, tanguant et chaloupant comme des barques – joie et perdition des filles. Bagues aux doigts ; aux poignets des bracelets-montres ; dans les poches, des porte-cigares de prix – butin d’appartement. Alentour, la faim ; et, pour les matelots, la satiété… Du mouton, du lard, du vin… Sérieuse affaire qu’un poste de la marine !

Lisavéta a trouvé un solide appui. Le matelot prit Gachka avec lui, au poste, prit la vache – sa dot – et l’installa dans une des caves. Et il se mit à boire du lait et à aimer la fille. Et le père Andreï fut à sec : rien à faire contre un matelot ! De joyeux matelots bien en chair, tirant la nuit de leurs carabines sur mer, cueillant, dans les jardins, les dernières roses pour les dames de leurs cœurs…

– La rose, reine des fleurs, est propriété du peuple !

Ils brûlèrent les claies, brisèrent tout ce qu’il y avait à briser. Leurs vaches allèrent dans les jardins, brouter ce qui restait.

– Les vaches sont la propriété du peuple…

Les vaches commencèrent à disparaître.

Et le père Andreï songe au moyen de s’en procurer une.

– J’en ferai sortir une de dessous terre ! La justice est maintenant à nous, la justice du peuple !

Le père Andreï rentre enfin chez lui à la villa de l’officier de police. Nous restons dans la petite cour sombre, sous la véranda. Vadik et Koldik dorment. La Ravissante et Soudar-Boubik sont dans une solide forteresse.

– Il se perd à vue d’œil, cet homme !… dit Marina Sémionovna, fâchée. Je lui dis : « Surveillez votre bien ; voyez, je suis vieille et je lutte ; et vous laissez votre cochon abîmer mon potager et le vôtre ; ça décourage d’arroser ! » Et lui répond : « Il n’y a pas d’ordre ; on ne sait que faire. » Voilà où est la fin de tout ! Nous rassemblons nos dernières forces, et lui s’abandonne. Ils tombent comme des mouches. Et pourtant ils ne faisaient que clamer : tout nous appartient !

Cet agrippement obstiné, cette lutte pour la vie m’émeut. Elle non plus ne pourra pas retenir le sarcloir ! Je prends sa main sèche et la remercie pour le tabac…

– La vie, dit-elle avec douleur, ne veut pas mourir. Il faut l’aider, il faut l’aider à persister !…

Elle ne veut pas croire que la vie veuille le calme et la mort, qu’elle veuille se recouvrir d’une pierre, et qu’elle fonde sous nos yeux comme la neige au soleil… Sous ses yeux meurt le « royaume des roses ». L’ardoise tombe du toit ; on arrache les pieux de la clôture ; on coupe les arbres du jardin. L’originale !… Ne restera-t-il donc que les gens raisonnables ?… Il ne restera que les sauvages, ceux qui sauront happer ce qui restera à la fin… Je ne veux pas troubler la foi de son aîné. Elle a des petits-enfants…

L’institutrice revient avec son butin : des fruits tombés et un sac plein de feuilles de vigne. Elle n’a rien mangé depuis le matin. Elle veut faire un tourteau ; on veut me régaler. « Merci : aujourd’hui j’ai mangé ; j’ai même bu du lait. » Où l’ai-je pris ? Une bonne âme m’en a apporté en disant :

– Quand vos poules pondront, peut-être… me rendrez-vous un œuf.

Non, mes poules ne pondront jamais… Elles fondent et n’ont pas même mis leurs plumes d’hiver. Elles n’ont pas même la force de se remplumer…

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