XXIII Le Tchatyr-Dag « respire »

Toute la nuit, des diables ont ébranlé les toits, martelé les murs, ont voulu forcer ma bicoque ; ils sifflaient, hurlaient… C’est le Tchatyr-Dag qui cogne !

Hier, sur sa crête, gisait un paisible petit nuage. Aujourd’hui, il « respire », furieusement. Les monts ont perdu leur dernière dorure ; la mort hivernale les noircit. Tout, alentour, est balayé à nu, et les villas, qui se blottissaient dans la verdure, blanchissent craintivement. Il n’y a plus où se cacher quand le Tchatyr-Dag respire. Villas au triste sort, combien en est-il d’abandonnées !… Comme sortis des bois, les rocs regardent ; ils resteront maintenant étalés, regardant. Les monts ont ouvert leurs yeux de pierre, immobiles et vides… Quand le Tchatyr-Dag « respire », toutes les montagnes crient : « Préparez-vous ! » Les Tatares savent cela depuis longtemps et n’ont pas peur.

Maintenant, tout le monde a peur. Préparez-vous ! À la mort ? À quoi donc encore se préparer ?…

Le vent me traque chez le Tatare : je vais lui demander le blé qu’il me doit pour la chemise que je lui ai vendue en été. Il ne m’en donnera pas… Mais du moins j’aurai du tabac. Le Tatare habite là-bas, par-delà la ville, près du cimetière. Je vais par les combes dont les gueules me regardent. Les vignes qui ont donné leurs sarments au chauffage sont hérissées de cornes noires. Voilà, près de la combe au blé, la villa-grange où vivait la famille du pêcheur.

Adieu, famille du pêcheur ! Les filles ont passé le col, emportant, pour le plaisir de quelqu’un, leurs corps maigres. Le vent ronfle dans la villa non finie, dans le ciment vide. La femme du pêcheur se lamente dans son taudis auprès du corps d’un enfant de trois ans. Son fils est mort ; je connais sa peine. Sur la fin de ses jours le sort lui avait donné cette joie, ajouter à ses six filles un garçon. « Le temps viendra, se disait-elle, où il ira en mer avec son père. »

Une des fillettes était montée chez moi, gémir :

– Nous n’avions que ce garçon… nous le regrettons tous… Il va mourir. Ma mère ne pourra plus en avoir d’autre… La nourriture est trop mauvaise maintenant… Notre mère est forte encore… quarante-deux ans… Bien nourrie, elle en aurait eu encore beaucoup…

Ils avaient tout mangé : leur vache et la ration familiale. Le vieux pêcheur est mort la semaine dernière. Il s’était bourré de marc de raisin, grillé à la poêle. Il avait une pleine barque d’enfants et, attendant d’exercer, enfin son pouvoir, s’était embarqué pour un voyage au long cours, laissant ses enfants.

Le vent, venu du Tchatyr-Dag, me pousse, me bouscule. Un fil de fer, arraché d’une clôture, m’entrave. Je ne songe plus au vent : Nicolaï, le vieux pêcheur, se trouve debout devant moi…

En mer, il n’a jamais pleuré, que les tempêtes le poussassent vers Odessa ou vers Batoum, où que ce fût ! Mais, sur terre, il se mit à pleurer. Près du petit poêle, il faisait griller « des gâteaux de raisin ». Ses fillettes étaient blotties les unes contre les autres. Près du poêle, je regardais moi aussi le vieux remuer de son poing rugueux « la nourriture sucrée ». Il racontait, – espaçant chaque mot – comment il était allé parler à cœur ouvert au représentant de son pouvoir, le camarade Deriaba…

– Eux… toute la direction… ils sont à Ïaly-Backhtchi… Combien de chambres ils occupent !… Et nous… nous attendons !… Des filles à cheveux courts… des gamins avec des livolvers… nous poussent d’une chambre dans l’autre… Ils ne font qu’appliquer des cachets, nos nouveaux maîtres… venus d’on ne sait où… Ils nous clouent au cercueil… Je n’en ai pas vu un seul qui ait de la barbe… pas d’homme sérieux… tous des fainéants…

Je comprends, vieux, que tu sois offensé… Je comprends que tu aies pleuré !… Les larmes soulagent… Estropié, déformé, salé par la mer, tu avais réussi à arriver dans la salle n° 1. Tu avais contourné tous les rochers, fait tous les louvoyages, et tu avais enfin la chance de voir le camarade Deriaba : le robuste camarade Deriaba, en pelisse de martre, coiffé d’un bonnet de castor en récompense des services qu’il t’avait rendus – le camarade Deriaba à large face, à voix tonnante…

Toi, farceur, tu l’appelas camarade, tu lui ouvris ton âme… Tu lui racontas que tu avais une famille de sept personnes affamées, que tu étais malade, sans pain ni gain… Et tu ne fis que l’ennuyer, mon vieux !… Il ne fallait pas te montrer si sombre, si loup, et grogner que le pouvoir soviétique avait promis à tous les travailleurs…

Le camarade Deriaba te demanda :

– Puis-je vous… pondre du pain ? !

Il frappa du poing. Il ne te donna ni mouton, ni boisson, ni lard. Il ne t’offrit pas de bonnet. Quand tu sortis, vieux marin, dans le corridor, et que tu tiras de ton pantalon déchiré une guenille sale, ils passaient devant toi dans leurs culottes d’officiers, à la Galliffet, prises après des fusillades ; et ils mâchaient du saucisson. Tu essuyas tes yeux chassieux et reniflas l’odeur du saucisson ; écœuré, tu arrêtas l’un d’eux fluet, armé d’un revolver de Nogan, et tu lui dis d’une voix douce, – d’où te venait-elle ? – :

– Camarade… ce printemps, au meeting, on plaignait le peuple… on l’appelait… « Faites inscrire, disait-on, toute votre famille dans le parti… dans les communistes !… » – Et nous mourrons de faim !…

Tu eus de la chance : tu tombais sur le secrétaire du camarade Deriaba. Le secrétaire te demanda :

– Quel stage avez-vous fait, camarade ?

Tu es un simple ; tu ne compris pas ce que cela voulait dire. Et, si, même tu avais compris, qu’aurais-tu dit ? Ton stage ? Un demi-siècle de travail en mer. C’est peu, vieux ! Ton stage ? Une côte démise cassée, quand tu tombas dans la cale pendant un chargement, tes mains calleuses, tes pieds meurtris par la mer d’hiver… Ça ne suffit pas, vieux ! Tu n’as pas le stage qu’il faut ! Tu n’as pas répandu une goutte de sang de tes frères ! L’autre a le stage principal : il a fusillé dans les caves ! En raison de cela, il a autant de saucisson qu’il veut ; en raison de cela il a un revolver de Nogan et te parle avec autorité.

Tu te levas ; tu regardas ses yeux vifs, étrangers, ses jambes minces et incurvées… Et tu dis d’une voix rauque :

– Alors, crever ?… Prenez du moins mes enfants !

Tu menaças de les leur amener. Et on te dit :

– Amène-les si tu veux… Nous les ferons sortir…

Tu leur crias, menaçant :

– C’est comme ça ?… Je les jetterai à la mer !…

– Ils sont à toi, jette-les-y ! En voilà un original !… Comme si tout le monde n’en était pas au même point !

Tu revins chez toi et descendis dans ton taudis ; tu n’allas pas chez tes camarades ; à chacun d’eux, tu avais emprunté, et, à présent, ils n’ont plus rien. Tu te gorgeas de marc de raisin et tu mourus. On est plus tranquille sous terre, mon vieux. La terre est bonne. Elle reçoit libéralement tout le monde.

Le vent me jette dans les vignes, sur des ossements de chevaux. Exposés à tous les vents, sur le plateau, se trouvent deux petits murs : les restes de la petite villa – cahute d’Ivan Moskovski ; à leur abri on peut souffler. Lorsque le Tchatyr-Dag « respire », on a peine à respirer. J’aperçois un garçon déluré, Pavlouchka le pêcheur, qui s’abrite du vent. Il rapporte des choses à la maison : il a troqué quelque part du vin contre du blé et l’a couvert de paille pour que les gens, en le voyant, ne le maudissent pas.

– Eh bien, comment ça va ?

Il jure comme sur son bateau :

– Ah… on nous a pris par les ouïes et on nous tient à la corde… Tu débarques ; on t’enlève tout, et, à tout l’équipage, on ne laisse que dix pour cent. Bien inventé ! Ça s’appelle la Commune ! Ils gouvernent, ont distribué les places aux leurs, leur donnent des rations – et il faut que tu travailles pour eux. Si tu bronches, ils te menacent du caveau. Et nous… soixante pêcheurs, idiots que nous sommes, nous nous taisons. Nous regardâmes, examinâmes… et dîmes que nous n’en voulions plus ! On nous ajouta encore dix pour cent. On ne peut pas faire de provisions pour soi : le poisson a sa saison. On embarque. « C’est bien, nous disons-nous, nous débarquerons dans un endroit perdu ! » Mais ils nous guettaient ! Nous avions accosté près des rochers de Tchernov, nous allions décharger la barque ; mais lui se trouvait déjà là : « Que débarquez-vous donc ? À l’insu du pouvoir (soviétique) ? » Ah ! le pouilleux ! Je lui flanque un coup… à lui couper la respiration ! Mais, derrière lui était la garde… Nos canailles de gardes-rouges… sortent de derrière les rochers avec des carabines ! Pour ça, on leur donne du poisson… Il rafla tout. Et encore il nous fit un discours, nous injuria : « Vous sapez la discipline prolétarienne !… » Un commissaire, ça se comprend !…

– Mais c’est votre pouvoir !

Pachka serre les dents, ses yeux brillent.

– Je le dis : ils nous ont pris sous les ouïes… Et vous parlez de notre pouvoir ! Ils nous ont enlevé tous nos agrès, les hameçons, les barques – tout est sous clé au Comité. Ils nous ordonnent : « Embarque ! » et quand on débarque, ils vous enlèvent vos bottes de travail. On fait de nous de vrais esclaves. « Parfait, on n’ira plus ! » On nous mit à trois dans le caveau – pas moyen de bouger. Nous envoyâmes un député au Centre, nous criâmes… Pendant trois semaines on n’alla pas en mer. On nous avait fait perdre la moitié de la prise, et le passage de l’esprot était fini. Voilà le septième mois que nous peinons, et nous sommes à bout. « Vous devez, nous disent-ils, nourrir toute la ville puisque nous sommes en commune. » Ils se sont collés à nous, et il faut : les nourrir. Nous avions pris par hasard un esturgeon ; on distribua à chacun de nous un petit bout de savon, et ils portèrent le poisson, comme cadeau, à leurs gros bonnets à Simféropol. Cela s’est-il jamais passé ainsi sous le tsar ? Alors, pour un esturgeon, on nous payait le prix que nous voulions, lorsqu’à Livadia on faisait signe d’en porter. Quelle liberté on avait alors, que le diable les… ! Alors avec de la chance, combien pouvais-je gagner ! J’avais un trois-pièces de tricot, une montre à douze rubis, des bottes vernies… Je ne pouvais pas me débarrasser des filles… Et, maintenant, elles sont toutes à leurs crochets. Quelles maîtresses ils ont ramassées – et même de bonne famille !… Deux fois ils ont traîné notre pope à Yalta. Nous nous sommes portés garants pour lui ; nous ne pouvons pas aller en mer sans pope !… Je vais partir ; je ne peux plus y tenir. J’irai à Odeste (Odessa) et, de là, chez les Roumains… Ce qu’ils ont fait périr de monde !… Ceux qui étaient mobilisés chez Wrangel, on ne leur a laissé que le caleçon ; on les a déchaussés, et, tout nus, on leur a fait traverser les montagnes. Nous en avons pleuré lorsqu’on les a amenés sur la place du marché, l’un n’ayant qu’une couverture, l’autre tremblant, en chemise ! Comme on les humiliait !… On les a torturés dans les caveaux… puis, les uns, on les a fusillés, les autres… on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Tous ceux qui servaient dans la milice… pour manger… même les simples petits soldats… on les a fusillés jusqu’au dernier. Plusieurs milliers… Et toujours ce maudit Béla Kun ! Il avait une maîtresse, une secrétaire, appelée la Payse (zemliatchka) et son vrai nom on ne le connaissait pas… Quelle bête féroce, cette charogne ! J’allai faire des démarches pour quelqu’un… On me montra un des principaux de la tcheka… Michelson, de son nom… Roux, maigre, yeux verts, méchants comme ceux d’un serpent… Ces trois-là dirigeaient, et sans pitié ! Mon camarade qui a été enfermé, m’a raconté… La nuit, alarme ! On les aligne tous dans la cour. Quelqu’un arrive en casquette rouge, soûl… Il s’approche de chacun, le regarde dans les yeux… et vlan ! le poing dans la figure ! Et ensuite : « Enlevez ! » Et combien il en a désigné ainsi – pour être portés à perte !

– Tout ça, dis-je à Pachka, se fait en votre nom.

Mais il ne comprend pas ; je reprends :

– C’est en votre nom qu’on a pillé, jeté les gens à la mer, fusillé des milliers d’êtres !…

– Arrêtez ! crie Pachka. Ce sont les pires gredins !…

Nous tâchons, en criant, de dominer le vent.

– Ç’a été fait… en votre nom !

– On nous a trompés… entortillés !

– On s’est servi de vous comme de massue ! On a tué ce qu’il y avait de meilleur dans le peuple… On vous a alléchés par le pillage, et vous avez trahi vos frères… Maintenant, ils sont juchés sur votre nuque. Vous avez payé, vous aussi !… Et vous payez encore !… Nicolaï, le pêcheur, a payé, et aussi Koulèche, et…

Il écarquille les yeux. Il sent cela lui-même depuis longtemps…

– … Sur la Volga… des millions d’hommes ont déjà payé !… On ne verse pas le sang en vain… Il sera racheté.

– Notre peuple est bête… dit Pachka en fronçant les sourcils. Lorsqu’on les alignera tous sur le quai, qu’on leur mettra une cuiller en mains et leur commandera d’avaler la mer… alors ils comprendront… Nous voyons maintenant à quoi mène toute cette pagaille : aux uns, la tombe, et à eux, la belle vie ! Je vais partir ! Je m’en irai aux Bouches et eux, qu’ils aillent au diable !

Pachka recharge son sac. Ce n’est qu’alors que je vois combien il est maigre et dépenaillé.

– Pour ce froment… dit-il, on m’a poursuivi pendant cinq verstes.

Le vent emporte sa voix. Il fait un geste désespéré, se courbe sous l’ouragan, s’accroche aux ceps des vignes et s’empêtre dans leurs pieds.

Plus loin, plus bas, voici les amandaies du docteur. Dans le vent, des enfants les coupent… soit ! Adieu, les amandaies ! Elles ne fleuriront pas au printemps ; les merles n’y siffleront plus, le matin et le soir. Le Tchatyr-Dag semble crier : A-à-à-bas-as-as-as ! Borée siffle dans les jardins, hurle dans les parties coupées. On entrevoit la mer. Le Tchatyr-Dag déchaîne sur elle des moutons. Les amandiers défeuillés crient, glapissent ; leurs branches se cassent. Le Tchatyr-Dag les fouaille, les flagelle : À -à-à-ba-sas-as-as !… Le terrain vague primitif appelle, nettoie les amandaies, veut la liberté… Le docteur s’est terré sous le monticule… Vit-il encore ?…

Le vent m’arrache du sentier et je dégringole rudement dans la combe, me retenant aux broussailles… Voilà où je me trouve porté…

Eh bien quoi !… Je vais aller faire mes adieux. Je parcours le dernier cercle.

Je vais aller voir une sainte dans cette vie damnée.

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