XXI Le cercle de l’enfer

Le fil de notre vie sort d’un peloton inconnu – se consume et s’éteint. Ne subsiste-t-il dans ce peloton aucun espoir ? Mes rêves sont toujours les mêmes – rêves d’ailleurs. Ne sont-ils pas mon espoir d’une nouvelle vie, ouverte devant moi – vie ailleurs ?… Mais la route qui y mène ne passe-t-elle pas par l’Enfer ?

Ce n’est pas une invention, l’Enfer existe. Le voici avec son cercle trompeur : la mer et les montagnes… quel magnifique cadre ! Les jours, dans ce cercle, passent sans but, sans changement. Les gens s’y empêtrent, s’agitent, cherchent une issue. Moi aussi, je la cherche. Je tourne dans mon petit jardin, sur les épines, et je cherche, je cherche… Quelque chose de noir, d’inéluctable m’accompagne, qui ne me quittera pas jusqu’à la mort, et qui, soit ! ira même au-delà !

Dans mon jardin, le jour tombe. La lune nouvelle disparaît derrière la bosse des montagnes. Le Castelle a noirci et la nuit vient du Babougane. Un point de feu le troue : sont-ce des herbes sèches qui brûlent… pour l’ensemencement du blé futur ?… On ne sèmera plus de blé. C’est le dernier. D’autres, ceux qui survivront, pourront semer et attendre une terre fertile, ayant repris force dans la décomposition. Serait-ce un brasier ? Comment ne craint-il pas de brûler ! Chaque nuit, dans tout le district, sur toutes les routes, on est tué d’un coup de couteau, d’une balle… Et le cercle de la vie se rétrécit toujours. Partout, dans les villes désertes, dans les fermes, des gens finissent de vivre : gardiens, hommes et femmes ; anciennes blanchisseuses, vieilles décrépites ; mères avec leur marmaille infinie. Nul ne sait où aller. Passer de l’autre côté de la montagne, se traîner jusqu’au col et y mourir sans bruit ?… On peut le faire aussi chez soi. Qu’y a-t-il à craindre dans une cabane au bord de la route ? Que l’on viole une fillette ? On la violera, mais peut-être lui jettera-t-on un morceau de pain ? Impossible de sortir de ce cercle. Prier la pierre que les montagnes s’entr’ouvrent et engloutissent tout ? Ou que le soleil brûle tout ?

Partir ?… Abandonner ma maisonnette solitaire et le val où se dresse le beau noyer !… Les derniers souvenirs !… On dispersera tout, on coupera, arrachera tout ; on effacera les traces… Je ne parviendrai pas à sortir de ce cercle.

Mon tabac est fini. Je fume de la chicorée. Certains achètent encore des livres, mais moi je n’en ai même plus. Pourquoi en avoir ? Certains en achètent !… Quelqu’un me parlait récemment… de quoi donc ? Ah ! de la Grande Encyclopédie… On la vendait dans « une magnifique reliure ». Quelqu’un l’a achetée une demi-livre de pain… le volume… Quelqu’un lit encore la Grande Encyclopédie ?… Oui, et jadis on écrivait des livres !… Il y avait aux vitrines des livres luxueusement reliés… Il y en avait aussi… je m’en souviens maintenant… de luxueusement reliés chez Mme Ïourtchikh. Elle les a vendus pour une demi-livre de pain. Quel besoin a-t-elle de livres, même de la Grande Encyclopédie ? Elle a un petit-fils de deux ans. Qu’a-t-il besoin, cet enfant, de la Grande Encyclopédie !… S’élèvera-t-il, sans père ni mère ?… La vieille a perdu la tête. Elle habite près de la mer dans un jardin abandonné. Son fils a été tué ; sa bru est morte du choléra. La vieille vit avec son petits-fils dans une anfractuosité déserte. La mer y gronde sans cesse. Jour et nuit, elle l’écoute. Le mari et le fils de la vieille furent marins. On vint et l’on tua son fils. Il ne faut pas être lieutenant ! « Veuillez venir, lieutenant, de l’autre côté de la montagne, loin de la mer, pour une petite formalité. » Le lieutenant ne partit pas ; il resta chez lui… Jour et nuit, la mer gronde dans le jardin vide, empêchant la vieille de dormir. La vieille, ramassée en boule dans l’obscurité, comme un oiseau malade, écoute gronder la mer et respirer le petit garçon ; il faut vivre : on lui a laissé en otage son petit-fils. Il est près de sa mer… La vieille fut obligée de vendre la pelisse du lieutenant qu’elle avait enfouie sous les pierres. Certains ont encore besoin d’une pelisse. Une belle pelisse à col de fourrure… Ce n’est pas la vieille qui la mettra ! L’enfant ne sera pas de si tôt de la taille de son père pour la mettre… Et l’on peut aussi le tuer… On viendra demander :

– Quel est cet enfant que tu gardes ?

La vieille dira :

– C’est le fils de celui… de celui… de mon fils que vous avez tué… un lieutenant de la flotte russe… qui a défendu la patrie…

– Ah ! diront-ils, le fils du lieutenant ? Bien fait pour lui !… Nous les exterminons tous… Donne aussi le petit !…

Ils le peuvent. N’a-t-on pas tué à Yalta une très vieille femme ? Mais si, on l’a tuée ! Elle ne pouvait pas marcher. On la poussa à coups de crosse : « Avance ! » Les mains tremblaient, mais on la poussait. C’était l’ordre ! L’ordre de tuer venait de Bêla Kun lui-même ! « Tu ne peux vraiment pas marcher ?… » On la mit dans un traîneau et on la conduisit de jour, aux yeux de tous, dans la combe. On tua aussi un très vieil homme ; mais celui-là marchait fièrement. Pourquoi la vieille fut-elle tuée ? Elle avait sur sa table le portrait de feu son mari un général qui avait défendu, contre les Allemands une forteresse russe. C’est pour cela qu’elle fut tuée. Pourquoi ?… Ils savent, eux, pour quelle raison ! il faut tuer !… On en peut faire autant avec le petit-fils de Mme Ïourtchikh. Donc elle n’a pas besoin de la pelisse. C’est juste.

Et disent-ils par radio à tous, à tous, à tous :

« Nous tuons les vieilles, les vieux, les enfants, tous, tous, tous ! Nous les lançons dans les mines, dans les précipices, nous les noyons ! Systématiquement, victorieusement nous les torturons tous à mort !… » Le disent-ils ?

Hier est mort, dans le coin des professeurs, le vieux Goloubinine. Jadis il portait des lunettes bleues, brossait d’une brosse tremblante, au seuil de sa demeure, son vieux pantalon, le dernier… Trois mois on l’avait tenu au caveau… pourquoi ?… Parce qu’après « octobre » il était venu s’établir au bord de la mer. Ne voulait-il pas s’enfuir ? Sur une intervention, on le relâcha ; il était à la mort. Ce fut hier soir qu’on le ramena chez lui, et, à onze heures – le Seigneur lui en a fait la grâce –, il mourut dans son logement, après y avoir pris le thé…

La vieille Ïourtchikh est bonne comme un enfant. Elle échangea pour du pain, du lait, du gruau, la pelisse de son petit-fils, et invita des gens au repas de commémoration funèbre de son fils. Chacun s’y traîna pour goûter du pain, le tremper dans du lait… Et il n’y a plus de pelisse ! La vieille erre avec son petit-fils dans le jardin et elle regarde sa mer… Elle songe à ce qu’elle pourrait encore offrir… Les chaises ? L’armoire à glace ?… Quelque marchand accourra et donnera du pain, un pot de lait. C’est une joie de manger en compagnie. Mais quand l’hiver viendra ?… Mais on peut se passer de lui !… On peut s’arranger de façon à ce que l’hiver ne vienne plus…

La vieille, tenant son petit-fils par la main, erre dans le jardin. Elle regarde sa mer. Elle parle de son grand-père au petit, de la façon dont il naviguait : ici était son portrait sur le mur, dans un cadre rouge… Il était suspendu ici ; mais il a… quitté le mur. On vint et on demanda :

– De qui est-ce le portrait, la vieille ? Pourquoi a-t-il des galons sur la manche ?

– C’est feu mon mari… un capitaine, un marin…

On voulut prendre le capitaine. La vieille, à force de pleurer, le garda ; son mari n’était pas un capitaine guerrier c’était un capitaine de commerce, un capitaine au long cours… il n’avait du capitaine que le nom…

Et la vieille cacha son capitaine dans un coin secret… Elle tourne, elle tourne dans le jardin ; pas d’issue.

Moi aussi je tourne dans mon jardin. Où aller ?… Partout la même chose ! Je concentre mon imagination ; je me représente toute la Russie… Oh ! quelle immensité ! Toujours la même de la mer à la mer… la même que l’on transperce ! Comment y échapper ? Le sang coule de partout… Les mauvaises herbes ont envahi les champs.

Au crépuscule, je vais sous le cyprès… j’y vois quelque chose de blanc ! Qu’est-ce cela ? Des cigarettes froissées… Du tabac ?… Oui, du vrai tabac ! Une bonne âme m’a envoyé… des cigarettes… C’est évidemment Marina Sémionovna ; personne d’autre !… C’est certainement elle. Elle m’a demandé hier si je ne fumais plus. Vadik aura apporté les cigarettes, n’a pas pu ouvrir la petite porte, a crié sans qu’on l’entende… et les a jetées, le gentil, par-dessus les églantiers… Pour cela, merci… Le tabac embrume à merveille la tête.

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