VI Ceux qui viennent tuer

Quelqu’un arrive à cheval… Qui est-ce ?

Sortant de derrière un tertre, il monte vers nous… Ah ! c’est l’homme aux petites dents, le musicien « Choura »… ou, comme il se dénomme : Choura le Faucon (« Choura-Sokol »). Quel nom hardi !… Pourtant je sais que c’est un petit mangeur de charogne.

Qui a créé le mangeur de charogne ?… Seigneur, quel jour l’as-tu créé ? Et lui as-tu donné ta ressemblance ?… Pourquoi cet autre est-il « Sokol », quand il n’est pas même « Choura » ?…

Docile, son cheval le porte dans la montagne. Il souffle, mais il le porte. Il baisse la tête ; son épi est collé à ses yeux ; ses flancs, en sueur, battent : il est pénible de porter un faix par les monts. Le cheval russe est docile. Il porte même le mangeur de charogne. Il le portera contre-mont et contre-bas, même sur le Tchatyr-Dag, même sur la crête du Démerdji, jusqu’à ce qu’il crève.

Je me détourne et me dissimule derrière un cyprès. Ai-je honte de mes haillons ou de mon travail ?

Une fois, également en plein midi, je portais un sac de terre, et, comme je me traînais pas à pas sur la pierre – ma tête aussi était de pierre, par bonheur –, un charognard, à cheval, jaillit comme de dessous terre, et montrant ses dents blanches, menues comme les crochets d’un reptile, dans une petite tête noire, il me cria gaiement, écartant et balançant les coudes :

– Dieu aime le travail !

Parfois les mangeurs de charogne eux-mêmes parlent de Dieu !

Pourquoi je me cache ?… Parce que le charognard a une odeur de sang.

Il est proprement vêtu d’un beau veston, et tous, alentour, sont en haillons. Il est devenu rose, s’est arrondi, soufflé, tandis que tous les autres fondaient, se décharnaient, que leurs yeux rentraient et que leurs visages noircissaient. Tandis que tous rampent à quatre pattes, lui chevauche. Qu’il est brave !

Il y a longtemps que je le connais : depuis trois ans. Il habitait la villa la plus haut perchée, celle qu’on appelait Tchaïka (La Mouette). Il jouait du piano. Les tranquilles habitants des villas vivaient paisibles, descendaient par les gorges se baigner à la mer, admiraient les montagnes. « Que c’est merveilleux ! » Ils se saluaient à la ronde : « Bonsoir ! » Et ils payaient naturellement recta. La nouvelle villa – La Mou ette – était bruyante. Des jeunes femmes l’habitaient, des doctoresses, des artistes – celles qui avaient un absolu besoin de repos en été.

Et voilà que le temps s’accomplit… Il survint aussi dans la petite ville de ces gens qui viennent tuer. Ils tuèrent et s’enivrèrent. Pour eux, des artistes dansèrent et chantèrent. Malgré tout, ils s’ennuyaient !

– Qu’on amène des femmes gaies, amusantes !

Les femmes s’amenèrent : des doctoresses, des artistes…

– Qu’on serve… du sang !

On servit du sang… autant qu’on en voulut !

Et voilà, alors que tout est écrasé comme l’herbe, Choura-le-Faucon se promène à cheval. Ce n’est pas en vain qu’il jouait du piano, qu’il s’égayait les yeux du haut de la villa la plus élevée ; les charognards observent du haut des cimes. Beaucoup de gens ont déjà été… « déportés au nord… à Kharkov… » – dans l’autre monde. Mais Choura mange des semoules au lait, et joue, maintenant encore, du piano, le soir. Il a déménagé dans une villa plus accessible et reçoit des femmes. Il les paye… en farine… en sel… Voilà ce que c’est que d’être bon musicien !

Allons, que faire maintenant ?… Aller chercher du bois dans les combes ?… Il serait bien de se cacher dans une gorge profonde, aux pentes abruptes… Il y ferait bon ; on n’y verrait personne, ni rien… Mais il faut veiller à ce que les poules ne courent pas dans la vigne… S’asseoir sur le flanc de la combe aux vignes… y rester et penser !… Mais à quoi ? Et où est mon fauteuil ?… Dans ma gorge, on ne peut que penser à…

On ne peut penser à rien ; il ne faut pas penser ! Demain sera pareil. Et ensuite aussi. Regarde avidement le soleil jusqu’à ce que tes yeux deviennent comme des cuillers de plomb. Regarde le vivant soleil ! Bientôt les vents souffleront, les pluies battront, les tempêtes gronderont… Les diables commenceront à cogner les murs, à secouer notre petite maison, à danser sur le toit ; alors nous resterons près du feu… Les sauvages vivent, et, au fait, sont heureux ! Ils ne savent rien, n’ont rien appris. Heureuses gens : ils n’ont rien à perdre ! Lire ? J’ai lu tous les livres ; tous les livres sont sans intérêt. Ils parlent d’une vie, d’une autre vie… déjà enfouie dans la terre. Et il n’en est pas de nouvelle… Et il n’y en aura pas ! L’antique vie est revenue, celle des ancêtres des cavernes.

Mes livres… j’y pense souvent ! À l’entrée de ma maisonnette, ils forment en un coin sombre une pile abandonnée. Mes livres « de chevet » !… Les regarder fait mal. Et ils sont déjà « déportés » eux aussi quelque part. La patte sanglante s’est étendue sur eux…

Quand donc était-ce ?… Il y aura bientôt un an. La journée était froide. Des pluies, des pluies d’hiver se déversaient du sombre Babougane. Sur les collines des chevaux abandonnés rôdaient, se trimballaient. Leurs os maintenant blanchissent. Oui, c’étaient les pluies, et c’est alors, qu’arrivèrent en ville ceux qui viennent tuer. Partout, sur la montagne, au-delà de la montagne, près de la mer – il y eut beaucoup de besogne. Les tueurs se fatiguaient. Il fallait organiser des abattoirs, établir des statistiques, aligner des totaux. Il fallait faire du zèle, du « chic », montrer que le « balai de fer » balayait proprement, travaillait sans refus. Il fallait tuer beaucoup de gens. Plus de cent vingt mille. Tuer dans les abattoirs.

Je ne sais quelle est la capacité de travail des abattoirs de Chicago. Ici la chose était plus simple. On tuait et enterrait ; ou, tout simplement, on remplissait les gorges de cadavres ; ou, encore plus simplement, on les jetait à la mer. Cela, de par la volonté des gens qui avaient découvert le secret de rendre heureux le genre humain. Il fallait, pour cela, commencer par des abattoirs humains.

Et, donc, on tuait la nuit. Le jour… ils dormaient. Ils dormaient, tandis que, dans les caveaux, les autres attendaient… Une armée entière attendait dans les caveaux. Des jeunes gens, des adultes, des vieillards – tous, le sang chaud ; naguère encore, ils se battaient fièrement. Ils défendaient leur patrie, leur patrie et l’Europe, sur les champs de bataille de Prusse, d’Autriche, dans les steppes russes. Et à présent, martyrisés, ils avaient été poussés dans les caveaux… On les y avait enfermés ; on leur faisait endurer la faim pour les affaiblir ; puis on les en tirait et on les tuait.

Et voilà, par une pluvieuse matinée d’hiver, lorsque des nuages couvraient le soleil, des dizaines de milliers de vies humaines furent jetées dans les caveaux du Kremlin, attendant leur mise à mort. Au-dessus d’elles, buvaient et dormaient ceux qui viennent tuer. Sur les tables s’étalaient des paquets de feuillets sur lesquels on mettait, dans la nuit, une lettre rouge… une lettre fatale. Deux mots sacrés commencent par elle : Rodina (patrie) et Russie. Deux autres mots Raskhod (suppression) et Razstriel (fusillade) commencent aussi par elle. Ceux qui venaient tuer ne connaissaient ni rôdina, ni Russie. C’est clair maintenant.

Ce matin-là, on frappa chez moi de bonne heure… N’était-ce pas ceux qui viennent tuer ?… Non, ce fut un homme pacifique qui entra, un architecte boiteux. Il avait peur lui-même ; aussi servait-il ceux qui viennent tuer…

Maintenant me voilà assis au bord de la gorge aux vignes, et je contemple les montagnes ensoleillées… Est-ce les mêmes qu’avant ? Sont-elles bien de ce monde-ci ?…

Voilà ce dont je me souviens…

– Il a fallu que je vienne aussi chez vous…, me dit l’architecte troublé, sans lever les yeux. Il fait un temps affreux… vous habitez haut… On m’a donné l’ordre d’inventorier vos livres et de les enlever… On les rassemblera et enverra quelque part… Je comprends naturellement que…

Le malheureux architecte est en sueur. Il travaille par peur pour une demi-livre de pain, mêlé de paille. Par peur d’être déféré au tribunal révolutionnaire ! « Et même fusillé ! ! !… »

Il me regarde de ses yeux arrondis d’oiseau, où l’on lit la terreur.

– Je sais. On prend aussi les machines à coudre, les vélocipèdes… Mais, ici, je n’ai pas de bibliothèque ! Je n’ai que l’Évangile et deux ou trois de mes livres !… les miens…

– Ça, je ne le sais pas… il faut inventorier !…

L’architecte, bien qu’il soit un homme d’art, ne m’épargne pourtant pas. Pour achever de tuer une âme, il a, de sa jambe boiteuse, claudiqué avec zèle dans la boue, sous la pluie, gravissant les montagnes. Mais il veut vivre, le pauvre, et… en est réduit à la dernière extrémité !

– Ça, je ne le sais pas… Donnez-moi du moins une liste… Ce qui est demandé n’est pas clair… Écrivez-moi que vous prenez l’engagement de les conserver.

– Mes livres !… M’engager à conserver mon travail ? !

Sommes-nous fous ? !… L’architecte ne put partir sans un écrit de moi !… Il me suppliait de ses yeux qui avaient de la peine à regarder les miens, de ses paroles, de son pied boiteux… Et je lui signai un écrit.

Je souffre maintenant à voir dans le coin sombre la pile de ces livres « inventoriés » ; toi aussi tu l’es, mon petit Évangile ! Je souffre comme si je l’avais trahi, Lui aussi…

Alors, c’était les pluies… Les montagnes étaient voilées d’une brume de plomb. Des chevaux rodaient sur les collines, des chevaux abandonnés. Ils attendaient et ils crevaient. Et l’architecte boiteux allait de villa en villa, saisissant les livres… Et les gens, cachaient leurs têtes dans des trous. Fi, quel cauchemar !

Il ne faut pas penser. Quel soleil ardent !

Il monte, il cuit. Une vapeur brûlante enveloppe la montagne qui commence à bleuir et à luire. Elle vibre, se ranime, regarde. Le soleil fond et se joue sur la mer.

Mes concombres ont tout à fait jauni et se sont racornis ; les carrés ont roussi et se sont vidés. Les tomates pendent, comme mortes. Les poules sont parties dans les gorges. Le paon est à l’ombre, près de sa villa. Il crie qu’il fait chaud. Tamarka remonte de la combe, traînant sa mamelle vide.

Et toi, petite Torpille, pourquoi n’as-tu pas suivi les autres ?

Elle reste sous le cyprès, pique du bec, tourne les yeux ; je comprends : elle passe. Je la prends dans mes bras ; elle est légère comme un duvet. Eh bien… c’est mieux ainsi. Allons, regarde le soleil… Tu l’aimais, encore que tu ne saches pas ce que c’était. Et là-bas, voici les montagnes. Comme elles sont devenues bleues ! Tu ne savais pas non plus ce que c’était ; mais tu y étais habituée. Et cela, ce bleu, si bleu, si vaste ?… C’est la mer. Tu es petite, tu ne sais pas. Allons, montre-moi tes yeux… Le soleil ! En eux aussi il luit… mais tout autrement, froid et vide. C’est le soleil de la mort. Tes yeux sont comme une pellicule de plomb et le soleil en eux est un soleil de plomb, un soleil vide. Ce n’est pas sa faute, ni la tienne, ma petite Torpille. Tu n’es pas en faute. Tu piques de la tête… Heureuse Torpille… Tu passes en de bonnes mains !… Je vais te mignoter, te parler bas, bas : « “Adieu ! mon soleil vivant !” Combien, à l’heure actuelle, en est-il de grands qui ont connu le soleil, et qui passent dans les ténèbres !… Sans doux chuchotements, ni caresses d’une main amie… Tu es heureuse, petite Torpille !… »

Et elle passa paisiblement dans mes bras, la petite ignorante.

C’était le haut midi. Je pris ma pelle et m’en allai à la limite de mon domaine, en un coin paisible où se trouvent des pierres chaudes, entassées. J’y fis un trou et l’y étendis avec soin, avec un murmure d’adieu. Et je comblai vite le trou.

Vous, assis en vos moelleux fauteuils, vous souriez peut-être. Quelle sentimentalité ! Cela ne m’afflige nullement. Fumez vos cigares, lancez vos paroles, cette eau bruissante de la vie. Elles couleront au cloaque comme des eaux épuisées. Je sais avec quelle jalousie vous vous mirez dans les cadres bruyants des journaux, avec quelle avidité vous écoutez le papier ! Je vois en vos yeux le soleil de plomb, le soleil des morts. Jamais en eux le soleil ne s’allumera, vif, tel qu’il brûlait même dans les yeux de mon ignorante petite Torpille. Je ne vous dirai que cela : vous avez tué même ma Torpille !

Ne comprenez pas. Fumez vos cigares.

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