V Le pain de chaque jour

Je remonte de la combe avec un paquet de feuilles de vigne, notre nourriture quotidienne…

– Bonjour !

Tiens ! Une petite voix connue ! C’est Lalia, nu-pieds, près d’un cyprès. Elle a huit ans, elle louche d’un œil. Elle est vêtue, depuis le printemps, de sa blouse blanche et de son seul jupon rouge. Bien qu’elle soit toujours au soleil, elle est diaphane, frêle, blanche. Ses yeux clairs fléchettent – des yeux russes intelligents. Ils ont jeté un regard vers le Babougane, et ont compris :

– Voyez, une autonobile file à Yalta !… Hier, il en est passé trois ! Ils chassent les verts.

– Tu sais tout ! Qui sont les verts ?

– Ceux qui ne se rendent pas… Ceux qui se cachent dans les forêts de la montagne… je sais…

Un petit nuage s’enroule sur les croupes montueuses et passe. On entend un craquètement régulier : une auto, invisible, roule.

Les petits yeux ont sauté, maintenant, dans les vignes.

– Voyez donc, Pavka est revenu aux vignes ! Il a perdu une plume… Et Tamarka, aujourd’hui, a brouté vos amandiers…

– Bon, ça fera du lait d’amandes.

La fillette rit d’un rire faible, changé. Ses yeux, qui ne rient plus, fouillent le lointain. Ils sont bleu clair et lumineux comme lui.

– Hier, dit timidement Lalia, on a volé la vache de Mints…

– Oui, je l’ai entendu dire… Et le Manchot a mangé son chien roux ?…

– Celui qui venait tout le temps chez vous, la queue en bouquet… C’est un Polonais… Qu’est-ce que ça lui fait ? Les Polonais peuvent tout manger… Il a aussi attrapé son chat, ma parole d’honneur ! se hâte de me conter Lalia. Il a une cage avec un poids… La nuit, il y met de la viande de cheval, et, pan !… Il est serrurier… Il dit : « Maintenant, je me moque de la faim ; je m’en tirerai avec les chats ! » Est-ce bon, les chats ?

– Pas mauvais, ça passe. Et toi… tu as mangé aujourd’hui ?

– Nous avons mangé… dit-elle irrésolument, regardant le ravin.

– Ah !… vous avez mangé ?… C’est sûr ?

– Quand la bonne viendra… dit-elle en rougissant, faisant rouler du pied une pomme de cyprès. Donnez que je porte !… Comme il y en a, des feuilles !…

Elle n’avouerait pour rien au monde que, chez elle, on n’a pas mangé, et que sa mère, la bonne, est allée vendre le petit tapis.

– Et la Rybatchikha, dit-elle, n’a pas pu faire autrement : elle a vendu sa vache, Mannka !… Elle a beaucoup de famille, et il y a les enfants.

Elle parle comme une grande personne, toujours sérieusement. Elle est curieuse ; elle sait tout ce qui se passe alentour, en ville et près de la mer.

– Qu’as-tu encore à me dire ?

Elle reste, troublée, sur le seuil de la cuisine, se frottant une jambe contre l’autre, et me regarde hacher les feuilles.

– Votre dinde est allée hier, en haut, chez le docteur, et y a cassé une tasse dans la cuisine.

Lalia me regarde du coin de l’œil pour voir si je ne lui parlerai pas de la dinde ; mais je me tais. Il faut qu’elle trouve quelque chose de plus intéressant.

– Quel malheur est arrivé à Verba ! fait-elle.

– Quoi donc ?

Elle rougit ; ses yeux brillent ; elle est contente. Elle croise les bras sur sa poitrine, comme sa mère, la vieille bonne, et elle commence d’un ton navré :

– Mais comment !… Cette nuit on leur a volé une oie !…

– Non !…

– Si, on l’a volée ! Et l’oie n’a pas poussé un cri… Voyez : il n’y en a plus qu’une à se promener…

De la cuisine, on voit toute la montagnette de Verba ; c’est vrai : plus qu’une oie. Le paon la suit, becquetant le sol.

– Oh ! confie-t-elle tout bas, ça ne peut être que le père Andreï. (Et elle regarde par-delà le ravin, au-delà du terrain vague, domaine du paon, où se trouve le Bon Port, invisible derrière un mouvement de terrain.) Ah ! le mauvais moujik ! Ça ne peut être que lui ! Nous avons remarqué, la nuit, que cela sentait l’oie rôtie à en étouffer ! C’est le vent qui apportait l’odeur… La nuit, le vent souffle du Babougane… Ça sentait horriblement les graillons et le lard…

Je sens que Lalia a la bouche pleine de salive qu’elle avale ; il faut la distraire de son idée.

– Qu’est-il donc arrivé hier ? L’institutrice a lavé les oreilles au petit Verba. Tu n’as pas entendu ?

– Mais si. (Lalia s’anime et croise de nouveau les bras.) L’institutrice… revient de ville ; elle passe par la vigne d’Amidov ; c’était déjà sur le soir ; elle y voit mal, elle a un lorgnon ; elle crut d’abord que c’étaient des chiens… Ça grinçait comme une scie. Elle s’approche, et voit que les petits Verbénious, les effrontés, scient un beau poirier, un poirier du jardin, un beurré… qui donne des poires grosses comme ça… Il n’y a plus du tout d’ordre maintenant ! Toutes les palissades sont renversées, on passe où l’on veut… « Que faites-vous ici ? leur a-t-elle demandé. Est-ce qu’on peut scier un arbre du jardin ? » Et ce qu’elle leur a dit !… Ils détalent. Mais vraiment est-ce qu’on peut scier des arbres fruitiers !… Ce qu’on a eu de peine à les faire pousser !… Mais ils n’ont pas eu peur !… Et ce qu’elle leur en a envoyé !…

– Tiens, petit journal, prends ce petit pain… tu le partageras avec Volodia.

Devenant toute rouge, elle recule, mais ses yeux ne peuvent se détacher du petit pain… Elle le repousse avec effroi :

– Mais à quoi pensez-vous !… Il ne faut pas… Pourquoi donc ?… Il ne faut pas !… Mais nous en avons !…

Il faut la prendre par l’épaule et lui fourrer le petit pain de force.

– Pourquoi donc ça ?… Vous-même en avez peu… Allons, bien merci !… Un grand merci !…

Lalia s’étrangle de confusion en regardant le petit pain, et elle recule toujours vers le cyprès.

Elle s’éloigne d’abord doucement, se retenant, puis, tout à coup, s’élance et détale. Sa jupe rouge, ses talons brûlés et polis par le hâle surgissent, puis disparaissent sur la pente du ravin ; et l’on entend sa voix étouffée appeler : « Volodia ! Voloditchka ! »

Je sais que Volodia, bambin à tête blanche, va tout de suite apparaître à la limite de mon bien, derrière la haie épineuse, pour me remercier. La vieille dame qui a habité Paris leur apprend la politesse… Le voici qui apparaît sous les petits chênes, au bout de mon jardin, avec sa chemise blanche à reprises bariolées, son pantalon à demi brun – fait d’une blouse de la vieille dame – et à demi blanc, et il me crie très, très fort :

– Grand… grand merci !…

Il y a encore de petites voix caressantes d’enfants… À présent, les gens ont le parler bref, ne regardent pas droit dans les yeux ; certains commencent à rugir.

J’ouvre aux poules, et à la dinde qui a couvé les poulets. D’aujourd’hui jusqu’à… mettons jusqu’à demain…, ce sont nos intimes, celles à qui on ouvre son âme, les témoins de notre trépas. On leur confie tout et elles savent si bien écouter !

Avec un crochet de fil de fer, je fais, par la lucarne d’en haut, sauter le pieu qui soutient la porte en dedans, ingénieuse clôture des temps de misère, et les volailles, engourdies par la nuit, fondent sur moi avec bruit.

Vivantes, mes chéries ?… Bonjour !

Elles grouillent sous mes pieds, m’empêchent d’avancer, me regardent le visage et les mains. Du grain ! Du grain ! Leur meute court après moi. Elles tordent leurs cous, sans sentir le sol sous elles, sans remarquer qu’elles trébuchent, sautillant, comme petits chiens, agitées, inquiètes, se demandant si l’on ne va pas mettre des écuelles devant elles. La dinde, efflanquée, telle une bouteille sur pattes, s’agite elle aussi.

… Poul-fio… poul-fio…

Ah ! pauvres volailles !… Toi, la torpille blanche, tu es bien affaiblie. Tu te tiens sur tes pattes, mais tes yeux se voilent d’une pellicule… Et toi, Perlette, tu n’es pas gaie non plus ! Toi, la Gloutonne tu te souviens de la tête de poisson, toute rongée que tu as rapportée de la combe, et tu t’acharnes après elle. Viens dans mes bras, petite, parle-moi à l’oreille… Tu regardes du côté de ma poche ; tu te souviens que jadis, dedans, il y avait du grain… Jadis, aussi, il y avait une montre… Du grain, j’en ai encore un peu pour toi. Voyons ? Un, deux, dix… douze grains ! Pourquoi picotes-tu ma main vide ? Allons, que vous dire ?… Quelle nouvelle ?… Tenez, cela vous regarde ! En bas, derrière la colline, vivent des lascars qui aiment à bien manger… et qui aiment aussi les poules… Ils peuvent venir nous enlever notre « superflu » !… On peut encore avoir cinq poules… et j’en ai plus de cinq… Il est possible que l’on me prenne ce « superflu »… Bah ! N’y pensons pas !

Je mets dans les écuelles de mes volailles des feuilles échaudées. Elles se battent, en enlèvent de gros morceaux, les cachent, s’étranglent, s’emplissent le jabot. Elles picotent les écuelles vides. Dans les gorges, les vautours sont déjà aux aguets.

Je regarde, je songe, me souviens… Je veux me rendre compte… Est-ce un cauchemar ? Ne suis-je pas prisonnier chez des sauvages ?… ILS PEUVENT TOUT ! Je ne puis concevoir cela. JE NE PUIS RIEN, ET EUX PEUVENT TOUT ! Ils peuvent tout me prendre, m’enfermer dans un caveau, me tuer ! Ils ont déjà tué ! Je ne puis le concevoir… Ou bien suis-je devenu sauvage et me suis-je déshabitué de penser ? Mais à quoi bon penser maintenant ! J’étais un être pensant et me voilà – à la même écuelle qu’elles…

J’entends un signal, la voix stridente de Lalia. Elle seule peut crier ainsi.

– Aie-iou-a-aï !…

Un cri sauvage, semblant venir du désert, pareil au cri du paon…

C’est un vautour qui fond sur la gorge ! En automne, les vautours deviennent féroces.

Le cri de la petite s’entend à des verstes, sur mer et dans les gorges lointaines…

Les vautours la connaissent bien, elle et sa jupe rouge que l’on voit de loin, ses yeux perçants qui fléchettent dans la montagne et dans le ciel… Ils la craignent et la haïssent. Ils la guettent dans leurs fourrés de chênes, la scrutent de leurs pupilles d’oiseaux de proie. Ils voudraient la mettre en pièces. Les poules et tous les oiseaux la comprennent… Elle ressemble à une colombe blanche. Lorsqu’elle crie, donnant l’alarme, partout, dans la montagne, s’entendent des cris et des claquements de mains… Les petits Verba glapissent sur leur colline ; la famille de la Rybâtchikha piaille dans la combe au froment ; on crie au Bon Port, chez les Pribytko, et loin, en bas, sur les coteaux, dans les villas qui meurent, chez tous ceux qui ont encore des poules, derniers êtres vivants. Combien a-t-on tremblé pour elles ! Comme on les a cachées quand on venait prendre le « superflu » !… autrement dit des bandes jambières, des œufs, des casseroles, des essuie-mains !… On les a sauvées… Maintenant on craint les vautours, ces mangeurs de charognes ailés. Le mangeur de charogne vole bas au-dessus de la gorge. Son vol est en spire. Le soleil jette sur ses ailes un reflet jaune clair. Le cri perçant de Lalia, l’a détourné de sa route. Il s’envole vers les chênes, derrière la gorge. Il se glisse dans le fourré.

Je sais bien, maintenant, comment tremblent les poules, comment elles se faufilent dans les églantiers, sous les murs, comment elles se glissent dans les cyprès, comment elles frémissent, en allongeant ou rentrant leur cou, comment elles clignent leurs pupilles effrayées. Je sais bien comment les hommes ont peur des hommes – sont-ce des hommes ? – comment ils fourrent leurs têtes dans les trous et creusent en silence leurs tombes…

Cela sera pardonné aux vautours – c’est là leur nourriture de chaque jour.

Nous mangeons des feuilles et tremblons devant des vautours ! La petite voix de Lalia effraie les mangeurs de charogne ailés… Mais les yeux d’une enfant n’effraient pas ceux qui viennent tuer.

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