VII Histoires de la vieille bonne

Quand donc enfin le soleil disparaîtra-t-il derrière le Babougane ? Que ce soit vite !… La nuit tombera, les étoiles, comme des flèches, flotteront sur la mer. Il n’y aura que la nuit. Plus de villas, de coteaux, de gorges : un seuil sombre derrière mon jardin, et, au-delà, la mer et ses flèches. On peut, comme des Robinsons, se croire quelque part sur l’océan. On le croirait – si l’on oubliait. Personne ne viendrait vous opprimer l’âme. C’est fini, les hommes : rien que de douces poules et un paon – oiseau du paradis… Les petites cendilles grises, piaillantes, voltigeront affairées, se cacheront dans les cyprès ; au matin, les geais bleus cageoleront…

Quoi que l’on fasse, on n’y peut pas échapper ; voici des pas derrière la palissade ; encore quelqu’un… La journée a mal commencé.

– Bonjour, barine .

C’est une dérision maintenant, ce mot barine ! Mais pour elle, ce n’est pas une moquerie ; c’est une habitude. C’est la vieille bonne, ma voisine, qui revient de la ville, en se traînant, chancelant. Elle est vêtue de loques ; elle a aux pieds des planchettes. Elle porte une brassée de sarments et de brindilles qu’elle a ramassés en chemin : tout sert. Son visage est flétri, jauni, ses yeux caves. On a de pareils yeux au sortir de l’hôpital, après une grave maladie.

Je sais qu’elle va se plaindre, décharger son cœur, et je ne peux pas ne pas l’écouter ; elle est femme du peuple et sa voix est du peuple.

– Qu’est-ce que ça va donc être maintenant ?… Le pain aujourd’hui… coûte… douze mille roubles !… Et encore, il n’y en a pas !… Pas moyen d’avoir rien au marché… Ils sont tous comme des bêtes sauvages !…

Elle me sonde de ses yeux arrondis par l’angoisse… mais qu’y a-t-il à répondre ?

– Je passe auprès des charrettes vides, je regarde… Près de l’Iala, il y a un attroupement… On se désole, on pleure ! Qu’est-ce que c’est ?… Voilà quoi !… On les a arrêtés et détroussés dans le col… On leur a enlevé tout – tout ce qu’ils avaient troqué dans la steppe… leur dernier bien… Ç’a été un brigandage en règle… Et, on dit que, même dans la steppe, c’est la famine !… Où donc tout a-t-il passé ? Notre steppe était remplie, bondée de tout, pour des années ! Voyez ce qui se fait… hein ?… Et nos pêcheurs… Des gens tout à fait libres d’eux-mêmes… Eux aussi se sont épuisés ! Quel poisson y a-t-il maintenant ! Il faut attendre les esprots… et on ne les pêche qu’au printemps… Attends que ça vienne !…

Choura le Faucon a, sur son cheval, contourné le tertre ; il regarde la montagne, la mer ; il tire un porte-cigarettes en argent, allume une cigarette de tabac de Lambat ; il marche au pas. La vieille bonne a rentré ses lèvres minces ; elle attend qu’il soit passé ; elle ne le quitte pas des yeux.

– Ce qu’il s’est gonflé !… Il déborde ! Il s’envoie trois mesures de lait ! S’il est permis de voir ça !… Et des poules, et des œufs, et… Où prend-il tout ça ? Et nous, il n’y a qu’à crever !… Pas moyen, nulle part, de gagner un kopeck… Et autrefois, pendant le velours de la saison… rien qu’à laver du linge… on gagnait plus de deux roubles… Et au marché… il y avait des monceaux de tout !… Et du lard, en veux-tu, en voilà, et des moutons, et des œufs… et des rouges et des bleus !… Et quel pain on avait… léger comme le duvet !…

Il est pénible de l’écouter, mais elle cherche auprès de moi une consolation, une « parole de certitude ». Je n’en ai aucune à lui dire. Je veux rompre le dernier lien qui me rattache à la vie : la parole.

– J’ai été travailler dans ces… comment… jardins soviétiques… pour une demi-livre de pain ! Et quel pain ! Rien que de la balle… Et une demi-bouteille de vodka. Et pas d’argent ; ils n’en ont pas encore imprimé. Mais, disent-ils, quand nous en imprimerons, oh ! alors !… Et ils avaient dit… « Nous couvrirons d’or toute la génération… » Crève, la voilà, leur génération ! Une demi-livre de pain pour moi et les enfants, qu’est-ce que c’est ?… Ceux qui travaillent dans les jardins… mourants de faim, tombent soûls de boire leur seule demi-bouteille. On donne de la vodka aux petits ; les gamins sont soûls, archi-soûls… Il n’y a donc, tous, qu’à mourir vite ?…

Et je la lui dis… « la parole de certitude » :

– Eh oui, il faudra mourir.

Elle en lâche même son bois mort.

– Mais c’est que c’est désolant ! Tout n’aura donc servi à rien ?… On avait promis, surpromis… Maintenant, débrouille-toi !… Je ne parle pas de moi ; c’est pour les enfants. Mes aînés sont sur pieds, mais ceux-ci !… Madame a déjà échangé tout ce qui lui restait ; elle va bientôt s’effondrer elle-même… Écoutez ce que je vais vous dire… – fait la bonne à mi-voix en regardant autour d’elle – hier, dans le col, on a tué un commissaire… Libnia l’a entendu dire hier, à Yalta… Notre commissaire d’alimentation était en automobile… Il voulait, avec de l’argent, filer dans son pays… Tout de suite, de ces effrontés sortent du bois avec des fusils… des verts, bien entendu, des Rangueliens , qui ne les reconnaissent pas… Halte ! « Ton nom est Ierchov ? » Ils savent tout. « Descends ! » Ils n’ont pas touché à la femme et aux enfants. Ils leur ont ordonné de se mettre sur le côté, et ils l’ont tout de suite attaché à l’auto, l’ont arrosé de flambant, et ont allumé. Il a brûlé. « Nous sommes, disent-ils, pour le droit du peuple ; nous avons disent-ils, la surveillance sur tout… » Hein ?

Elle me sonde de ses yeux avides. Elle attend de moi une « parole de certitude ». Je n’en ai pas pour elle.

– Je viens à l’instant, continue-t-elle, de passer près de la villa de l’officier de police où un cheval a crevé, cet hiver… Je vois des gamins… Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire avec les os ?… Je regarde… Ils sont couchés à plat ventre et rongent un sabot ! Ils le rongent en grognant. J’en ai eu froid au dos… De vrais chiens… Ça m’a soulevé, soulevé le cœur… j’ai vomi… pardon de le dire… et sans avoir rien mangé encore !… Et voilà !… On ne m’a donné que trois livres de froment pour le petit tapis de velours… Alors, demain, que faire ?… Ah ! si ça pouvait bientôt finir !

Elle laisse tomber les bras, ramasse ses brindilles et part en vacillant, trébuchant. Elle ne se doute pas de ce qui va bientôt lui arriver… Comment elle fera une bouillie de froment… au sang !… Ou, peut-être, le sent-elle ?… Je me le rappelle maintenant… il y avait dans ses yeux une vraie terreur… Elle parlait souvent de son Lionia qui se préparait à se rendre dans la steppe pour y échanger je ne sais quoi contre du froment…

Et, tout récemment encore, la vieille s’attendait à ce que l’on donnât des villas, des vignes à tous les « tâcherons » comme elle, et qu’ils vécussent comme vivaient les maîtres !… « Ce sera à nous. » Elle avait entendu la « parole de certitude » qu’un matelot braillait dans un meeting :

– Maintenant, camarades et travailleurs, nous avons expédié tous les bourjouis… Ceux qui se sont enfuis ont été noyés dans la mer. Maintenant, notre pouvoir soviétique s’appelle le communisme… Ainsi, on y est arrivés ! Tous auront même des automobiles, et nous vivrons tous dans des… salles de bains ! En sorte que ce ne sera pas une vie, mais un beurre. Et en sorte que… nous serons tous logés au cintième, et nous respirerons des roses !…

Et voilà ! Il n’y avait plus qu’à s’emparer des vignes et des villas, puisque tout était sans maître, puisque tout était – vide !…

– Ah ! j’ai oublié !… me crie la vieille bonne, Ivan Mikhaïlytch m’a chargée de vous saluer. Il veut venir vous voir. Je l’ai rencontré au marché. En voilà une chose effrayante… je ne le reconnaissais pas… mais pas du tout !… Déguenillé, sale, les pieds entourés de chiffons, il marchait à peine, appuyé sur un bâton. Je vois un petit vieux, une espèce de mendiant près de la boutique d’un Grec, qui salue et mendie… Et le Grec lui dit : « Monsieur le professeur, voici pour vous ! » Et il lui fourre dans son panier trois noix et deux pommes de terre. « Ah ! bah, mais c’est Ivan Mikhaïlytch !… Et quelle villa il avait !… » Jadis, je le blanchissais… Dans une chambre pleine de livres, il écrivait tout le temps. Et maintenant, il crève la faim ! Il est devenu vieux, vieux… Il m’a reconnue et m’a dit : « Voilà, Timofïèvna, comment notre peuple juste m’a récompensé de mes travaux ! Il m’a, à la place de ma pension, donné une ration de moineau !… » C’est ce qu’il a dit ! Et c’est vrai, qu’en pensez-vous ?… Sommes-nous des imbéciles qui ne comprenons rien !… Qu’est-ce qu’une c’est que pareille ration de moineau ! « Une livre de pain… par mois !… » Qu’en pensez-vous, c’est vrai !… « Voici le papier, dit-il, qui m’a été envoyé avec le cachet de tout le peuple. » Il sortit le papier, le donna au Grec ; il tremblait et continuait à saluer. Le Grec se mit à déchiffrer le papier et à lire. D’autres gens approchèrent. C’était vrai !… Mille roubles par mois, c’est pour rire ! Le pain coûte, à présent, douze mille roubles la livre ! Certains se mirent à parler, mais un des leurs, avec un fusil, s’approcha, écouta : « Tu te moques de notre pouvoir, vieux diable ? » Et toutes sortes de mots ! « Il est temps, depuis longtemps, que tu crèves et tu bâfres le pain du peuple ! » Et il les a tous dispersés et menacés du caveau ! Quel monde insolent !… Et quelle villa il avait !…

La vieille partit enfin… Me rendre au fond de la gorge ? Casser, casser le bois !… Mais on y entend aussi le paon ! Le soleil semble s’être endormi et ne pas vouloir franchir le Babougane. La Gloutonne est revenue regarder mes mains. Ah ! voilà, j’ai une amande ! Je la brise en morceaux. Viens, ma gentille ; asseyons-nous ; je vais te raconter une petite histoire…

Je m’assieds au bord de la combe. Je prends la Gloutonne sur mes genoux et la caresse doucement. Elle commence à rouler les yeux.

– Eh bien, écoute… Il était une fois un certain Ivan Mikhaïlytch qui écrivait des livres. Nous nous sommes instruits, toi et moi, dans ces livres. Puis il se mit à écrire sur Lomonossov. Non plus que Timofïèvna, tu ne sais rien, ma Gloutonne, de Lomonossov, bien que tu sois une petite poule russe intelligente… Tu ne sais que manger des amandes. Ça ne fait rien, tu es une poule honnête et, si je te nourrissais, tu me donnerais certainement un œuf à Noël ; n’est-ce pas ? Ne dors pas, friponne !… Je te connais, tu es une petite poule fière. Seulement tu ne sais pas parler ! Ah ! si seulement tu savais parler !… Allons, va, dors ! On a envie de dormir lorsqu’on a faim. Donc je te parlais de Lomonossov… On donna même un prix à l’auteur… Nous avions à Pétersbourg une certaine Académie des sciences… Des bourjouis, naturellement, y siégeaient : toute sorte d’« antiquaille savante… » Il est dommage que tu ne puisses pas aller loin ; tu aurais entendu là-bas des gaillards intelligents expliquer ça ! Et alors, donc, cette « antiquaille savante » donna un prix à Ivan Mikhaïlytch pour son Lomonossov, une médaille d’or. Et… le Grec, qui lui a donné des noix – ou un Tatare ou encore quelqu’un – lui a acheté cette médaille pour trente livres de farine… Que tu es devenue légère, et Ivan Mikhaïlytch aussi !… Il s’est tout à fait allégé et n’a gardé que… il ne lui est resté dans la tête que le Lomonossov. Et Ivan Mikhaïlytch en quête de pain se mit à gravir les monts, comme tu courais, toi, dans les fonds. On le payait généreusement pour ses leçons : une demi-livre de pain et une belle bûche. Qu’est-ce qui t’effraie ?… C’est Lalia qui crie… Dors tranquillement contre moi ; ne tremble pas… Oui, une bûche… Il s’en réjouissait beaucoup. Il était vieux et avait froid en hiver quand il écrivait son Lomonossov, et il devait aller chercher son bois dans la combe… Et comment y aller, en hiver, dans la combe ! Mais, bientôt, on cessa même de lui donner des bûches : il n’y eut plus personne pour s’instruire. C’était la famine. Alors, en réponse à la demande d’Ivan Mikhaïlytch, on lui envoya un papier concernant sa pension ! Trois zolotniks de pain par jour. Sais-tu, la Gloutonne, peut-être se sont-ils trompés ? Peut-être ont-ils su qu’il y a, sur la montagne, une petite poule intelligente, et qui a faim…, et c’est à toi que cela a été accordé !… Qu’as-tu encore ? C’est trop peu ? Trois zolotniks !… Tu devrais en être fière, petite nigaude… Voilà, je t’ai raconté ma petite histoire. Allons, va te promener. Vois comme « Larve » se promène bien ! Promène-toi aussi.

Une rosse rousse, boiteuse – une carcasse –, clopine sur le terrain vague du paon, au-delà du ravin. Elle fait deux pas, puis s’arrête. Elle flaire la pierre chaude, le chardon roulant, desséché, piquant. Elle avance encore. Encore une pierre, encore un aiguillon jaune… Elle tourne la tête ; c’est la mer : bleue et vide. Elle se détourne, elle fait un pas. Le soleil, sur ses flancs, luit comme du cuivre sale.

C’est Larve, la jument de la villa, au bas du terrain vague, où, de son maillet, le vieux Koulèche bat la tôle, faisant des poêles… Depuis longtemps, son patron n’attelle plus la jument. Larve, au printemps, s’est éreintée à traîner au cimetière un maigre petit vieux ; depuis elle dépérit. La vieille bête marche avec précautions, craignant de tomber. Si elle tombe, elle ne se relèvera plus. Le chien de Verba, Belka, la guette : elle le pressent.

Les chevaux qui meurent… je me rappelle bien…

En automne, il y en avait beaucoup, abandonnés par l’armée volontaire, partie outre-mer. Ils rôdaient, gris, marrons, bais, pommelés… chevaux de trait et d’attelage… de selle et d’équipages… jeunes et vieux… grands et petits… Les pluies tombaient, et les chevaux rôdaient dans les vignes, les gorges, les terrains vagues, les chemins. Ils voulaient entrer dans les jardins. Ils se déchiraient le ventre aux fils barbelés. Ils restaient sur les coteaux, espérant qu’on les prendrait. Personne ne les prenait ; on se méfiait. Et qui donc, en hiver, a besoin d’un cheval, lorsqu’on n’a pas de quoi le nourrir ?… Les chevaux approchaient des villas détruites, passaient la tête à travers les barrières : « Eh ! prenez-nous ! » Sous leurs sabots, la pierre froide et les épines ; sur la tête, la pluie et les nuages… « L’hiver arrive ; la neige va tomber du Tchatyr-Dag ; ah ! prenez-nous ! »

Je les voyais chaque jour, ici et là, dans la montagne. Ils restaient immobiles, morts-vivants. Le vent secouait leur crinière et leur queue – telles, se détachant sur les monts jaunis, sur le bleu foncé de la mer, des statues de chevaux en pierre, en fonte ou en bronze. Puis, ils commencèrent à crever. D’en haut, je les voyais tomber. Chaque matin, j’observais qu’il y en avait moins. Les vautours et les aigles planaient plus souvent au-dessus d’eux ; les chiens les déchiraient, encore vivants.

Plus longtemps que tous les autres tint un énorme cheval noir, apparemment un cheval d’artillerie. Quittant les gorges profondes, il avait grimpé sur un plateau par un étroit espace et s’était égaré. Il se tenait au bord du plateau, s’y tenait jour et nuit craignant de se coucher. Il résistait, jambes écartées. Ce jour-là, soufflait un fort vent du nord-ouest. Le cheval, ne pouvant se retourner, avait le vent en pleine tête. Et il tomba sous mes yeux les quatre fers en l’air, rompu. Il agita les jambes et se raidit… Lorsqu’on va sur la montagne pour y regarder la ville, on voit ses os blanchir au soleil. C’était un bon cheval d’artillerie, de grande taille.

Larve s’est glissée vers la véranda où sont les vinaigriers puants. Les arbres sont grands : les feuilles, impossible de les atteindre. Elle restera ainsi tant que son maître ne viendra pas la prendre. Le paon la suit, regardant sa queue emmêlée, et il creuse la terre.

Nulle part où cacher ses yeux pour ne pas voir !…

Les ombres des nuages jouent avec les ombres des monts. Ils s’éclairent et s’obscurcissent.

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