XIV Dans la gorge profonde

La mer commence à blanchir – sur mer l’aube est plus visible –, mais les montagnes sont encore enfouies dans la nuit, et les vallées dans la buée. On y distingue les taches blanchâtres des maisons. Il est temps d’aller dans la gorge profonde, au frais, casser du bois.

J’ai ma hache, mes courroies ; je grimpe sur la crête du coteau. Au seuil du jour nouveau, tout dort. Il n’est pas gai de se réveiller.

Voici les vignes grises des coteaux, les galets de la plage… et le feu rouge au haut du mât… Le destroyer n’est pas encore parti. Les « Sept » peuvent encore bénéficier d’une matinée d’existence. Je force mes yeux dans la buée grise. On voit, sur la mer plus claire, des taches sombres qui remuent dans le port. Ce sont eux qu’on emmène… Y aurait-il eu quelque retard ? Cela se fait ordinairement dans la nuit sombre… Ou bien veulent-ils leur laisser voir une dernière fois comment le soleil se lève sur leurs montagnes natales ?

Je regarde sans discontinuer. Le feu, au haut du mât, s’éteint. La cheminée commence à fumer. Pourquoi n’entend-on pas de coqs ? Pourquoi, sur la chaussée, ne cahote-t-il aucune charrette matinale ? Ou bien tout bruit s’est-il éteint ?… Un grêle vrillement de sifflet est-il le seul signe de l’aurore ?

Non… j’entends un cri triste, la voix permanente du minaret. Le mince cierge blanc se dresse sur la petite ville et envoie seul encore au matin un salut accablé ; lui seul semble proclamer qu’il existe au-dessus des montagnes, de la petite ville et de la mer, un grand Dieu, qui existera éternellement, et dont tout ce qui existe est la volonté. Adressez pour la journée qui vient une prière au Grand !

Le destroyer sort en mer, laissant derrière lui un sillage courbe. Il se dirige vers Yalta.

Ils étaient sept avec le lieutenant qui les commandait. Presque tous tatares. Ils s’étaient, durant de longs mois, terrés dans les forêts et les rochers du col, sous les neiges et les averses. En dépit des menaces, ils ne se rendaient pas. Il y avait en Crimée des centaines de gens qui n’avaient pas voulu s’enfuir dans l’Europe inconnue. On prend les cailles au pipeau, les canards à l’appel de la cane : on prit les sept à l’appeau ; on annonça l’amnistie.

Ils descendirent avec leurs armes – leur honneur – bronzés, maigres, avec des yeux inquiets et brillants d’oiseaux de proie surpris. Ils s’en allaient par la ville, anxieux, épaule contre épaule, scrutant les recoins, épiant les autos de nuit. Ils veillaient la nuit, sans lâcher leurs carabines. Ils sondaient les montagnes dont les pierres leur étaient familières ; c’est d’elles qu’étaient nés leurs villages. Pourtant, on ne leur permettait pas d’y retourner. On les promenait en calèche : « Voyez, amis alliés, ils se sont soumis ! » On les nourrissait de mouton ; on les abreuvait de vin ; on fraternisait ; et des gens aux yeux aigus, vêtus de cuir, les suivaient comme leur ombre. On leur faisait raconter, comme à des amis, leur vie aventureuse dans le col, celle des imbéciles qui y étaient restés, l’état des sentiers ; puis on les désarma : maintenant c’était la paix ; le lendemain ils s’en iraient dans leurs villages… Ensuite, on les arrêta une nuit. Et… aujourd’hui on les amène au loin. Ils sont partis ! On peut en finir avec eux en mer, les y jeter avec des pierres aux jambes…

Je reste longtemps sur le monticule, regardant la queue d’écume.

Leurs femmes, leurs mères sont peut-être sur le rivage, ou peut-être, de leurs villages de la montagne, voient-elles sur mer un bateau noir et ne pressentent-elles rien ! Elles se réjouissent de l’amnistie. On ne peut pas douter de l’autorité… Elles ont depuis longtemps pleuré toutes leurs larmes. À présent, elles deviendront aveugles. Ainsi le devint une vieille Tatare dont on prit pitié, en automne : on lui rendit le corps de son fils, prêt à rendre le dernier soupir, un officier roué à coups de baguettes de fusil. À force de prières, elle l’avait obtenu, en se cognant la tête contre les pierres, en se roulant hurlante aux pieds des bourreaux.

– Maintenant, lui dit-on, tu peux l’emmener !

Et, heureuse, sur le lacet perdu de la montagne, la mère baisait ses yeux qui s’éteignaient. Elle reçut sur ses genoux son dernier soupir. Les sauvages bois de hêtres et les rochers écoutaient ses larmes muettes. Un vieux cocher tatare, son voisin, se frottait les yeux de son poing :

– Ne pleure pas, malheureuse femme, disait-il ; notre terre est meilleure…

Ceux-là, on ne les livrera pas.

Je m’arrache à la vue de la mer, je marche, comptant mes pas pour détourner mes pensées. Voilà la gorge profonde, le bout de mes idées… Maintenant cognons dur sur les racines millénaires des chênes, enfouies dans la terre…

Les parois forment ici une coupe que tapissent de noueux pieds de charmes. Au-dessus est le ciel. Cogner sans penser ! Et si les pensées vous assaillent, il faut les arracher aux broussailles, les balayer, les disperser ; il faut regarder les étranges formes des charmes, caprices de la nature. Ce ne sont pas des arbustes, mais de merveilleuses métamorphoses… on ne sait quelles mystérieuses allusions à on ne sait quoi…

Voici un candélabre à cinq branches en bronze vert. Qui l’a jeté dans cette gorge ? Et voici, en clignant les yeux, une harpe oubliée, engagée dans les buissons – passé enfoui… À côté, un vieillard bossu tend la main. Un serpent, qui semble vivant, se dresse quand le vent souffle sur ses anneaux… Une croix noire, faite de broussailles, s’érige. Un bout de bande molletière – ça ne se perd pas – s’y est accroché ; et le goulot d’une bouteille, qu’on y a lancé, siffle quand le vent hurle. C’est ici que les matelots de Sébastopol tiraient à la cible ; ils cassaient ces bouteilles. Et voici un point d’interrogation fait d’une branche de charme, courbée par le vent ; signe incompréhensible… Je vais, dans cette gorge, tout couper ; mais je laisserai la croix ; je n’enlèverai que le goulot de bouteille. Non, je le laisserai ! Aux vents d’automne, la croix sifflera, vibrera, seule essence vivante dans la gorge vide, qui gémira et criera… Mais le point d’interrogation ?…

D’un seul coup, je l’abats, ce point d’interrogation qui oblige toujours à décider quelque chose ! Assez réfléchir et penser ! Pas de questions !… Et j’abats aussi la harpe, le candélabre, le vieillard ; je hache en morceaux le serpent. Plus d’allusions ! Que le vide soit – et rien d’autre !

Je casse les souches de chênes. Les éclats volent en sifflant. Qu’ils me crèvent un œil, même les deux ! La nuit me cachera tout… Les lézards me regardent ; un gros, ventre jaune, telle une grosse corde, s’éloigne lentement du sentier. Ce sont les habitants paisibles de la gorge. J’aime à rester en silence avec eux. Les sauterelles sautent sur moi, se glissent, en amies, comme chez elles, dans les trous de mes vêtements. Et je m’immobilise de stupeur quand j’aperçois, dans les buissons, une mante religieuse, épuisée, qui, en soutane rousse, fait sagement sa prière en élevant ses pattes desséchées. Nonne desséchée, ne prie-t-elle pas la croix ? Et ne voit-elle pas qu’il y a sur elle une bouteille ?…

Si encore il n’y avait que cela ! Il y a bien autre chose…

Il faut absolument voir une cartouche vert-de-grisée, un bidon défoncé et un haillon kaki. Et tout cela, qui évoque de la vie noyée dans le sang, me heurte durement. La combe se met tout à coup à flotter et à vaguer devant mes yeux ; des toiles d’araignées, à fils de verre, semblent couler sur elle…

Dans la gorge profonde, les choses vivent et crient.

Il y a trois ans campaient ici des hordes de matelots forcenés, accourus pour prendre le pouvoir. Tirant le canon sur les villages tatares, ils conquéraient la paisible Crimée. Ils buvaient le vin conquis, et trouaient à coups de pierres ou de baïonnettes les boîtes de conserves. On peut encore lire sur le fer-blanc rouillé : poivre fort, ou doux, aubergines et courges farcies, compotes de pêches ou de cerises – de Chichmann… ce même Chichmann que l’on fusilla sur la route… Le fabricant de conserves traîna dans la poussière, au soleil, en redingote et plastron-col, poches retournées, bouche béante, d’où l’on avait arraché ses dents en or. On ne trouve plus de conserves, mais on trouve dans les ravins et les fossés beaucoup de boîtes en fer-blanc dont les trous sifflent au vent. Hébétés par l’alcool, les hommes aux larges cous, aux yeux troubles, aux pommettes saillantes brisaient sur les pierres les bouteilles vides de porto, de muscat, d’alicante. Il y a beaucoup de morceaux de verre alentour. Les matelots faisaient cuire des moutons sur les brasiers, leur ayant arraché les viscères à pleins doigts et raclé les entrailles avec une pierre, comme faisaient jadis leurs lointains ancêtres. Ceints de rubans de mitrailleuses et de grenades, ils dansaient autour des feux en hurlant, dormaient dans les buissons avec des filles…

Braves Européens, ô vous, amateurs enthousiastes des « intrépides hardiesses », protégés par la loi et assis devant de riches bureaux, d’où personne n’enlèvera les portraits des êtres qui vous sont chers, et sur quoi reposent tranquillement vos travaux commencés, vous lisez avec un agréable émoi ce que l’on rapporte sur « la plus grande des expériences », tentée pour retailler la vie universelle !… Vous répétez les paroles fascinantes qui font orgueilleusement battre un cœur fatigué du repos – « élans titaniques de l’esprit », « renouvellement gigantesque de la vie », « explosions élémentaires des forces du peuple », « mouvements formidables du prolétaire géant qui a compris sa force » – amas de mots ronflants, grelots bruyants, vendus un liard par des écrivains, tireurs à la ligne, sans foi ni loi !…

Tourmentés d’envolées, vous applaudissez et êtes prêts à envoyer des messages de félicitations ; enthousiasmés, vous accordez d’honorables interviews, vous vous extasiez ; vous approuvez ; vous excusez magnanimement les « détails exceptionnels », répétant complaisamment que seul ne se trompe pas celui qui… C’est entendu ! Vos noms retentissants, marqués par une heureuse fortune, disent au monde entier que tout est dans l’ordre ; vos bienveillants discours remplissent le cœur des « audacieux », leur confèrent un encouragement…

Votre clocher est bas ; de son sommet la vue est courte.

Quittez vos vénérables bureaux, confortablement éclairés de douces lampes, et les milliers de volumes dont les reliures dorées cachent la réalité nue de la vie ; allez-y voir vous-mêmes ! Vous n’aurez plus sous les yeux du papier couvert de mots : vous verrez des âmes vivantes ensanglantées, rejetées comme des détritus. Vous verrez tout, si seulement vous voulez voir !… Vous verrez les audacieux eux-mêmes, pleins de désinvolture, n’oubliant pas que les palais, les Rolls-Royce et les trains impériaux ; que les vins fins de jadis ; que les fauteuils confortables, les tapis profonds, le linge de la toile la plus fine, aux couronnes non arrachées ; que la vaisselle à écussons des tables d’autrui – acquis par l’audace – que tout cela a bien plus d’agrément que les trottoirs de la vie errante ; que les belles choses importent plus que les beaux mots, et que l’on peut aussi forcer la gloire par l’impudence ; que l’on peut, à l’aide de discours séduisants, clore les yeux des esclaves, boucher complètement leurs oreilles, et que – pour sa sécurité – on peut louer des baïonnettes…

Allez-y vous-mêmes !

Mais pas avec un nom connu qui ronfle dans le monde. Au porteur de ce nom, on dépêchera un confortable wagon-salon qui le bercera doucement ; il aura été fabriqué au prix de la dernière croûte, arrachée à un pauvre. On inscrira ce nom sur la plaque de verre du « Grand Hôtel » de la capitale, soigneusement réservé pour pareil usage. On imprimera en caractères gras ce nom connu dans les Izvestia du cru. On offrira à son possesseur du vin de marque impériale. On le gavera de veau de lait, d’esturgeon, de gibier des forêts de Sibérie, artistement préparés par un leib-cuisinier « à la russe ». On le gavera de hors-d’œuvre, tels que des milliers de gens sans nom n’en ont même jamais vus en rêves… Et on montrera au fier porteur d’un nom un panorama féerique… dans un cadre.

Non ! Ayez l’audace d’y aller sans nom et de regarder à fond… Ne regardez pas à travers vos doigts repliés en lunettes. Vous verrez ! Mais soyez prudent ; vous pourriez tomber dans un trou.

Il est doux de regarder du haut d’une montagne un grand incendie et, du rivage, une tempête. Spectacle grandiose !

La gorge profonde est déserte, vide, mais, même ici, on ne peut pas les éviter. Si l’on remonte un peu on voit les lacets blancs de la route qui mène à Yalta. Sur un monticule se trouvent deux perches, deux poteaux télégraphiques ; leurs fils transmettent, depuis combien d’années déjà, toujours la même chose : des ordres de mort… Ici, en plein soleil on a fusillé un volontaire malade, un enfant, à peine revenu – la veille – du front allemand, ignorant les choses et fatigué par le voyage. On l’arrêta, assoupi ; on le traîna sur le tertre, vers le poteau ; on l’y plaça comme une bouteille vide, et on le fusilla pour disposer d’un objet à offrir en prix : ses guêtres… Ensuite on se remit à boire, à manger du mouton et l’on dormit sous les buissons avec des filles… Et ils chantèrent de leurs gosiers ivres la tyrtsionale… (l’Internationale).

Derrière des bouquets de charmes et de chênes, on aperçoit le toit rouge et le mât d’une ferme pillée où, récemment encore régnaient la jeunesse et la force. Je me souviens de deux vaches brunes, au mufle blanc : Krassoulka et Polka, qui regardaient languissamment le soleil et ruminaient avec paresse, lorsque de vives mains de femmes frappaient en jouant sur les seaux. Et je me rappelle les beaux enfants, le petit garçon, trois ans, brûlé par le soleil jusqu’à en être noir, tenant dans son poing une gros quignon de pain bis, se sauvant loin des poules en hurlant – et la petite fille, nu-pieds, figure ronde, qui jouait avec les veaux. Je sens encore l’odeur âcre de la sueur des vaches et du fumier. Quel bienfaisant bien-être ! Quel généreux soleil ! Quel océan de lait !

L’océan a tari… Les vaches furent envoyées à l’étable nationale… et le lait tarit…

Les vaches elles-mêmes ont disparu dans le vent. Il ne reste, dans la ferme muette, que le vide et le sang. Grichka Ragouline, le grêlé, un matelot désinvolte et avide, tout récemment encore voleur de poules, commissaire du district pour les forêts et les routes, vint une nuit chez la servante du lieu, et la tua, d’un coup de baïonnette dans le cœur, parce qu’elle lui résistait. Les enfants, à leur réveil, à l’aube, trouvèrent leur mère la baïonnette dans le cœur. Les femmes lui chantèrent le Requiem, et crièrent tout haut l’offense faite à leur sœur de labeur, demandant que l’assassin fût jugé. On leur répondit à coups de mitrailleuse. Grichka-le-désinvolte ne passa pas en jugement ; on l’envoya… faire le commissaire plus loin.

Où que l’on regarde on ne voit que du sang. Ne sort-il pas de terre ? Ne se joue-t-il pas dans les vignes ? Dans les forêts qui meurent, il colorera bientôt tout…

Je fends, je fends du bois… Assez ! Mon sac est plein de copeaux de souches ; assez de branches sèches. Il me faut, avec ma courroie, grimper, puis descendre, puis remonter. Le soleil inonde la combe. Sur ma tête, c’est le plein jour – chaud, brûlant… Je m’assieds sur une pierre, près de la croix. Les cigales grésillent, somnolentes. Tout somnole…

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