XV Le jeu avec la mort

– Bonjour !

Je tressaille, et roule comme au fond d’un précipice. Ai-je dormi ? Le soleil est tout à fait haut et j’ai beaucoup à faire. Il faut cueillir des feuilles, faire sortir les poules ; il faut que j’aille loin, chez un Tartare, lui réclamer cinq livres d’orge pour la chemise que je lui ai troquée…

– Je crois que vous dormiez ?… Je vais vous aider à porter.

Un homme en haillons, bistré, le visage bouffi, jaune, ni rasé ni lavé depuis longtemps, coiffé d’un chapeau de paille à larges bords, percé – chaussé de babouches tatares, laissant voir ses pieds griffus est debout sous la croix. Une courroie retient sa chemise de coton blanc, à travers les trous de laquelle on voit les taches jaunes de sa peau. Il semble un loqueteux des quais.

C’est un confrère que je connais depuis longtemps, le jeune écrivain Boris Chichkine. Il s’assied sur la pierre et nous nous taisons.

Pourquoi, en le voyant, me sens-je particulièrement oppressé ? Une angoisse émane de lui. Il me semble que l’inéluctable le suit, joue avec lui, rit, le prend à la gorge, puis le lâche : « Va, respire ! » Son sort est extraordinairement tragique et joue manifestement à la balle avec lui, je le vois. Mais une bonne fois, il jouera sérieusement ? Quelque chose – quoi ? je ne sais – doit lui arriver… Quand je le rencontre, je ressens de la compassion et je souffre. Son rêve est de sortir de cet enfer de n’importe quelle façon pour écrire. Je sais que, même présentement, il écrit n’importe où, sur une pierre, au bord de la mer, dans une vigne abandonnée, sans lumière lorsqu’il y a de la lune ; il écrit sur de vieux journaux, dans les interlignes, avec de l’encre faite de baies bleues. On ne peut avoir du papier à aucun prix.

Et maintenant encore, dans cette combe, il me parle de la même chose.

– Si l’on pouvait être dans une île sauvage, dût-on s’y nourrir de coquillages et de racines… et personne, même à perpétuité !… pourvu seulement qu’on n’y soit pas empêché d’écrire !… Que de sujets !… Vous savez… Je veux écrire sur autre chose… sur les enfants… C’est un sujet si pur, si frais… et tout cela oppresse tant !…

Il a du talent, je le sais. Son âme est tendre et fine. Et il y a eu dans sa courte vie des choses si énormes, si terribles, qu’il y en aurait pour cent existences à les raconter.

Soldat dans l’infanterie, sur le front le plus dangereux pendant la grande guerre, le front allemand, il dut, lui, si tendre, se battre à la baïonnette. Fait prisonnier pendant une sortie, il s’enfuit trois fois, et, trois fois, fut repris. Dans ses évasions, il traversa des fleuves à la nage, erra dans des forêts, se cacha le jour dans les blés, pénétra dans des hangars, en des villages – mourant de faim, arrachant des morceaux de pain aux enfants… À sa dernière évasion, parvenu jusqu’à nos lignes, il fut blessé dans une escarmouche de nuit par une de nos balles, et rapporté dans les lignes allemandes. C’est par miracle qu’il ne fut pas fusillé. Attaché par punition à un poteau, il eut les côtes « étrillées » jusqu’à s’en évanouir, après quoi, on l’envoya aux mines. Mourant de faim, enflé comme un hydropique, traînant les pieds, on ne le forçait pas moins à pousser des wagonnets de charbon. Le sort, continuant jusque sous terre à jouer avec lui, il fut, avec dix autres prisonniers, enseveli par une explosion. Au bout de trois jours on le déterra – seul vivant. Il avait eu la chance d’être recouvert par une charrette qui se renversa. Après six mois d’hôpital, il revint en Russie à l’échange des prisonniers. Il arriva, aux temps où le pouvoir soviétique était déjà établi, dans une ville du bas Dniepr, et dut prendre un emploi. Le choisissant dans ce qui lui touchait le cœur, il recueillit les enfants abandonnés. Arrêté avec une serviette sous le bras, quand la ville fut prise par les Cosaques, on se figura qu’il était un commissaire, et on l’emmena ; mais un officier le reconnut comme son ancien sergent au front allemand. Miracle évidemment, mais que n’arrive-t-il pas dans la vie !… Chichkine se rendit alors en Crimée où il retrouva sa famille et s’enrôla dans l’armée volontaire. Réformé peu après, il servit à la Place. À la retraite, ne s’étant pas embarqué, il fut pris par les bolcheviks qui ne lui laissèrent que ses caleçons ; et il allait être envoyé à Yalta où on l’aurait fusillé, quand il fut à nouveau sauvé par miracle. Comme il montrait à quelqu’un son menu livre de récits et racontait l’histoire de sa pénible vie, le bourreau ivre, le regardant stupidement, lui dit : « Ah ! diable… la balle ne veut pas de lui… la mienne va le prendre ! » Il le saisit à l’épaule, le serrant très fort, en répétant : « La mienne va le prendre !… », quand tout d’un coup, le poussant avec rage, il s’écria : « Va au diable !… » Chichkine – par ordre – reprit de l’emploi. Il lui incombait le soin de visiter les villas, et, timide, scrupuleux par nature, de réquisitionner pour les chefs, les lits, les tables, les chaises, les samovars… Il dirigeait le club ouvrier, où personne ne venait, et la bibliothèque politique, où personne ne prenait jamais de livres. Comme il était consciencieux, on lui offrit un emploi plus important s’il voulait devenir communiste ; mais, ayant pu fournir un certificat de maladie, il obtint sa liberté. Il pouvait maintenant aller travailler dans les jardins, y gagner sa demi-livre de pain et écrire ses récits.

– Maintenant je suis libre ! Je vais quitter cette maudite ville… Je ne verrai et n’entendrai rien… Je vivrai dans les rochers… Le soleil, les étoiles, la mer… C’est si paisible chez nous ! C’est à dix verstes d’ici. Droit sous le Castelle. Mon oncle y avait une villa… mais il est parti pour Constantinople l’an passé, et nous l’avons obtenue comme ferme, à titre d’instrument de travail… Nous cultiverons nous-mêmes le jardin, mon père, ma mère et moi… On a réformé ces jours-ci mon petit frère pour tuberculose… Nous avons semé du maïs, nous ferons la vendange, nous achèterons une vache… J’allais chez vous, vous dire adieu, quand je vous ai trouvé ici…

Il était indescriptiblement heureux. Assis sous la croix, la tête penchée, il regardait sur ses genoux quelque chose dans un petit cahier.

– J’écrirai un récit intitulé : La Joie de la vie… Je la sens si bien maintenant !… Mais pas cette vie-là… une vie gentille… Je me la figure comme un ciel bleu…

Il est si heureux qu’il ne peut pas penser. Il sent seulement.

– Là-bas, chez nous, il y a un éboulement ancien appelé le Chaos… J’écrirai au milieu des pierres, je m’y installerai une petite chambre où la lumière arrivera d’en haut, par les fentes… Il y fera bon écrire… En guise de table, j’aurai un bloc de diorite. L’an prochain, nous sèmerons du froment… Il n’y a qu’à passer cet hiver. Nous faisons à présent des galettes de glands… Nous en avons une provision de l’an dernier, mais ça donne mal au cœur…

Son visage bouffi et jaune – celui de chacun alentour – montre clairement que, chez lui, on jeûne ; pourtant, il est heureux.

– Peut-être eût-il mieux valu partir… alors… Être en Europe !… Je suis resté à cause de mes parents. J’avais peine à abandonner mon père, ma mère, ma sœur… Désormais, je viendrai rarement en ville…

Ainsi nous restons assis sous la croix, pensant chacun pour soi.

– À propos… s’écrie Chichkine tout à coup. Vous avez entendu dire ce qui est arrivé ?

– Qu’est-il arrivé ? Peut-il encore arriver quelque chose ?…

– Ils se sont enfuis, cette nuit !…

– Ils se… sont enfuis ?… Ceux qui…

Il passe devant mes yeux des ronds, des boules…

– Tous… tous se sont enfuis… Ils sont maintenant là-bas ! dit-il en montrant la montagne. Ils se sont enfuis… alors qu’on les tenait déjà en joue !

Le docteur… le clairvoyant docteur… aurait-il eu une révélation avant de mourir ?… Ou bien des bruits couraient-ils ? Mais s’il en avait couru, les autres ne les auraient-ils pas entendus ?…

– Cela s’est passé vers une heure du matin. On se disposait à les embarquer à deux heures sur le destroyer… pour les conduire à Yalta. C’est eux qu’on était venu prendre. Le bruit courait qu’ils étaient épuisés par la faim… Un quart de livre de pain en tout, et encore pas chaque jour… Et quel pain… vous le savez vous-même !… Un Français, on ne sait pourquoi, était enfermé avec eux. Il raconta à l’interrogatoire comment tout s’était passé ; un communiste que je connais me l’a dit. Toute la nuit, quel brouhaha ce fut !… Il va y avoir des arrestations maintenant ; on va prendre des otages… Voilà comment cela s’est passé… Les premiers temps, ils ne songeaient pas à fuir ; ils espéraient qu’on les relâcherait après les avoir gardés quelque temps. Mais quand ils se sentirent devenir faibles, ils décidèrent que l’on voulait les faire mourir de faim. Ils ne croyaient pas qu’on voulût les fusiller ; ne leur avait-on pas accordé l’amnistie ? Peut-être les exilerait-on… Mais voilà qu’ils apprirent que l’on avait fusillé, à Simferopol, des « verts », descendus comme eux de la montagne, ainsi que leur chef, un Tcherkesse, je crois… Cependant, on leur faisait des avances et on les tentait en leur offrant des places avantageuses. Ils décidèrent alors de s’enfuir, lorsqu’on les ferait sortir du caveau. Ils ne savaient pas qu’on les emmènerait ce soir-là. Et, donc, ils décidèrent de s’enfuir cette nuit même, juste une heure avant leur départ. Pensez, quel hasard !… Ils firent un plan et tirèrent au sort pour savoir qui se sacrifierait en se battant avec la sentinelle, puisqu’ils étaient désarmés. Le français, refusant de s’enfuir, ne tira pas au sort. Il croyait qu’on le relâcherait certainement, puisqu’on l’avait arrêté pour rien… Il était français, pas d’inquiétude ! Mais il vient d’être emmené à Yalta parce que, sachant le projet d’évasion, il ne l’a pas dénoncé… Le sort désigna un Tatare. Il y avait parmi les « Sept » des Russes, des Tatares et des Tchétchènes. Ils s’embrassèrent… se disant adieu devant le destin… Que c’est beau !… Devenus tout à fait des sauvages, traqués… du sang partout… et une pareille fraternité devant le sort !… Ensuite, pour attirer la sentinelle, ils firent à dessein du bruit dans le caveau. Cela réussit. La sentinelle apparut… Le Tatare s’empara de sa carabine… l’autre se jeta sur lui… et, pendant ce temps-là, eux s’enfuirent… Ils bousculèrent la sentinelle extérieure et disparurent. La nuit était noire ; ils piquèrent droit vers la montagne et se dispersèrent… emportant la carabine. La sentinelle extérieure donna l’alarme, et, de sa baïonnette, tua le Tatare. À présent, c’est le Français qui va payer pour tous !… En ville, il n’y a pas de chevaux, et c’était la nuit… Et eux connaissent tous les sentiers. Le col maintenant va faire parler de lui. Ils ont un lieutenant hardi… Maintenant, plus de merci !… Ils sont six.

Je regarde avec reconnaissance la montagne couverte d’une vapeur chaude : ils sont déjà là-bas, maintenant… Rochers, soyez bénis, et vous, forêts !

– Les communistes, à présent, ont peur. Le col est de nouveau occupé. On ne pourra plus y passer en auto sans que l’on tire. Toutes les directions sont battues par le feu. Maintenant, ils craindront de dormir : il y aura des sorties… On connaît leurs logements naturellement… les autres ont des intelligences… mais on ne peut les surprendre…

Six hommes du moins ont sauvé leur vie ! Je regarde avec amour ces rudes montagnes, clémentes et protectrices des braves. Les pierres les cacheront. Leur devise est simple : la fortune favorise les audacieux. Elles peuvent être clémentes, les immobiles ! Des hommes y vivent, qui cacheront les fuyards. Ils partageront avec eux leur dernière bouchée ; ils ont leur justice ; la lutte pour la vérité, pour l’âme, continuera. Elle continuera jour et nuit, sur les sentiers perdus, au-dessus des précipices, dans les nids d’aigles, sur les routes… Ils boiront avec joie aux sources claires, écouteront le silence léger des monts… Un miracle a pu s’accomplir !

– Il est tout de même heureux de vivre ! dit avec extase le jeune enthousiaste. Je sais très bien ce que c’est que d’échapper à la mort. La joie consciente de naître… Que c’est magnifique !

Il est temps de quitter la gorge. Chichkine m’aide à traîner le bois mort ; il soulève le sac rempli de lourds éclats ; il est plein de bonheur.

– Je suis… li-bre ! dit-il. Quelle magnifique journée ! Quelles montagnes !… Je les vois respirer ; c’est fête aujourd’hui chez elles… C’est dimanche… Je les décrirai ! Quels hasards il y a !…

Je le vois pour la dernière fois ! Ni lui, ni personne ne sait ce qui arrivera… Son visage naïf, enfantin, rayonne de bonheur. Et, quelque part se filent des lacets, et nul ne sent lequel le sauvera de la mort, lequel l’étranglera…

Nous arrivons ainsi à la maison. Le paon nous accueille de son cri anxieux. Il est perché sur le portail, et, vert-violet-bleu, joue dans le soleil.

– Ah ! quelle beauté ! Comme il y en a partout… il n’y a qu’à la prendre !

Et moi non plus, je ne pressens pas que la mort se mire dans ses yeux joyeux et veut encore jouer à la balle avec lui. Elle a plaisanté quatre fois ; elle recommencera une cinquième, pour de bon – en le bafouant.

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