XIII Le merveilleux collier

Quand donc la nuit cachera-t-elle ce brillant cimetière ? Le soleil arrêté sur le Babougane ne s’en va pas. Il n’a pas encore assez regardé ?… Regarde, regarde !… Le destroyer t’a plu, et tu lui envoies – sur sa flamme de mât – un rayon caressant ; bonsoir !

À bord, ils se réveillent… Ils sentent la nuit ; vêtus de cuir noir, ils marchent sur le pont. Ils tirent les dauphins. Les mains leur démangent.

Non, le soleil commence à tomber. Les chaînes du Soudak se dorent des reflets du soir ; le Démerdji a rosi cuivré… Il fond, s’éteint. Il a déjà commencé à bleuir. Le soleil disparaît derrière le Babougane. Le crin des bois de pins flambe, puis s’éteint. Le Babougane, rembruni, est rébarbatif, nocturne. Il semble s’être rapproché. Les vallées, qu’il domine, s’assombrissent. La nuit, inquiète, vient de lui… Ils tirent… Est-ce peur ou menace ?

Il est temps pour vous aussi, poules, de rentrer pour la nuit. Je vais vous donner le reste du son. Le paon est venu lui aussi faire le beau : il danse. Pourquoi danses-tu, paon ? Je n’ai rien pour te payer ! Je t’échangerai pour je ne sais quoi à un riche Tatare. Tu ne danseras plus pour rien.

Je m’approche de lui et étends le bras. Il semble deviner ; il me regarde, s’envole sur le portail et tombe lourdement dans l’obscurité.

Je reste à regarder les poules voler, légères et creuses, sur le guichet du poulailler. La dinde tourne inquiètement autour de l’écuelle vide. Elle m’interroge de son petit œil. Mais oui, il n’y aura plus rien !

Le voilà enfin terminé ce jour ? Ce jour vide, vécu pour on ne sait quoi – entièrement inutile. Quel gaspillage de jours ! On peut maintenant rester assis au seuil de sa porte à contempler, si l’on veut, les étoiles jusqu’au matin. Elles scintilleront, scintilleront… Les poètes les ont chantées, les savants examinées dans leurs lunettes… et cela depuis longtemps déjà. Y a-t-il là-bas, noires parmi elles, des terres mourantes ? Où es-tu, âme souffrante, parente de la mienne ? Qu’y a-t-il là-bas d’épars dans ces mondes éteints ?… Combien y a-t-on versé de sang et souffert de souffrances ? Ou bien tout y est-il pur ?… Ni pur, ni impur ! Rien que scintillement !

Nulle réponse, et il n’y en aura jamais. Elles brillent, scintillent – vertes, bleues –, silencieuse musique d’un feu qui se refroidit sur de la pourriture. Des mondes explosent, se consument dans les feux, comme des balayures…

Des pas sourds, fatigués… C’est toi ?… Assis épaule contre épaule, nous nous taisons ; nous pensons… Il n’y a plus à penser à rien. C’est de cette façon-là que pensent les pierres. Elles demeurent des milliers d’années dans une immobile pensée. Elles se perdent dans le néant – s’effritent, se dissipent.

Tu le vois, une étoile est tombée, décrivant une ligne de feu. Je sais à quoi tu as pensé… Mais cela ne peut pas arriver ! Il ne faut pas questionner les étoiles. Elles n’ont jamais dit mot à personne. C’est comme les pierres.

– Bonsoir… dit une voix dans la nuit.

C’est notre voisine qui habita Paris. À la lueur des étoiles, elle se glisse à travers les touffes piquantes des églantiers.

Nous restons assis… nous nous taisons.

– Aujourd’hui… commence-t-elle avec oppression. (Et elle se tait)… La bonne est allée vendre la chaîne d’or de feu Vassili Sémionytch ; poids : six zolotniks. On en a donné six livres de pain… Que puis-je faire ?…

Nous nous taisons. Nous regardons les étoiles, la mer. Des flèches lumineuses ondulent, scintillent sur elle.

– Ma tête s’embrouille ; je ne comprends plus rien… Les enfants maigrissent et je ne dors plus du tout. Je vais et viens comme un balancier.

Quelqu’un remue derrière les églantiers… cherche le portillon.

– Qui est là ?

– Moi… dit une petite voix hésitante d’enfant, Aniouta, la fille à maman…

– Qui, Aniouta ?… De qui es-tu fille ? D’où viens-tu ?

– Aniouta, la fille… maman m’envoie… maman Nasstia !…

Ce doit être une petite d’en bas, de la villa Mazer. C’est là qu’habite Grigory Odariouk, le menuisier, ancien gardien de villa, maintenant propriétaire.

Je vais au portail et reconnais une fillette de six ans, à cheveux clairs, avec une petite natte en queue. C’est elle qui jouait autrefois dans le jardin de sa villa et me criait, au passage :

– Bonjou’… baline ! (barine).

Même dans l’obscurité, on la voit. Debout derrière le portillon, elle gratte le chambranle et se tait. Je lui demande ce qu’il lui faut. Elle se met à pleurer à sanglots paisibles.

– Maman m’envoie ici… Donnez-nous quelque chose… notre petit meurt… il n’en peut plus de crier !… Donnez un peu de gruau pour une bouillie… papa Gricha est parti… il a emporté les lits…

Je la regarde sans force. Elle est prise, comme nous, comme tout, dans le lacet fatal… Je regarde les masses sombres des montagnes, l’éboulement noir sur lequel est bâtie la ville et où il n’y a qu’un feu : l’œil rouge du destroyer. Lui seul ne dort pas, est allumé.

Que puis-je lui donner ?

Elle demande de lui permettre de ramasser ce qu’il y a par terre. Peut-être les poules ont-elles laissé quelques pulpes de raisin de l’an dernier… La petite y voit dans l’obscurité et les prendra, si petites soient-elles.

Mais il n’y a pas de pulpes… Elle me regarde d’un œil pareil à celui de la dinde : à son soupir, je devine qu’il n’y a rien. Comme Tamarka, elle ne peut pas encore comprendre ce qui est arrivé… C’est sa maman qui l’a envoyée…, maman Nasstia !

Je lui donne, dans du papier, une poignée de gruau.

Je reste près du portail dans l’obscurité. Je l’écoute descendre la gorge où pointe l’ennuyeuse villa Mazer, jaune le jour, maintenant invisible. Ils sont là-bas cinq qui meurent de faim.

Il me souvient d’Odariouk, bel homme, svelte qui gagnait bien sa vie à Sébastopol aux travaux de la défense. La révolution, ayant mis fin à tous les travaux, l’a jeté hors de sa voie. Odariouk prit celle qui lui semblait facile. Il liquida promptement les meubles de son propriétaire, les lits, la vaisselle, les tables de toilette de la pension. Il allait les échanger, par-delà de la montagne, pour du blé, du vin, du lard. On but et l’on mangea la villa ; mais nul n’avait plus besoin du menuisier. Aller travailler aux jardins pour une demi-livre de pain… il en serait toujours temps !… On peut troquer ce qui reste, et il rôde encore des vaches, pas égorgées. Et Odariouk se mit à enlever les châssis des fenêtres, les portes, à arracher le linoléum… Et ce toit, combien de tôle il y aurait !… Et puis le pouvoir était aux siens : on ne laisserait pas un homme mourir de faim ; même du temps du tsar cela ne se faisait pas…

Néanmoins la nuit avance…

– Je ne puis plus rien imaginer… dit la vieille dame, ennuyée. J’ai un réveil-matin…

Mais qui donc, maintenant, a besoin d’un réveil ? S’endormir, et ne pas se réveiller !…

– J’ai encore aussi… dit-elle avec hésitation, seulement je ne sais pas… c’est en cristal de roche…

Elle ouvre une boîte où quelque chose tinte comme des pois secs. Elle en tire un long collier qui miroite sous les étoiles.

– … un merveilleux collier… Voyez quelle splendeur !

J’examine les grains taillés, les uns gros, d’autres petits, et d’autres plus petits encore. Ils font un bruit agréable, frais… jouent entre les doigts, s’allongent sur l’élastique.

– Je crois que…

Elle parle avec une tristesse aussi grande que si elle perdait quelque chose d’inestimable… La pauvre, que lui en donnera-t-on ?

– Voyez-vous… j’y tiens beaucoup !…

Je la comprends. Des morceaux de son âme adhèrent à ces boules de cristal. Mais il n’y a plus d’âme maintenant, plus rien de sacré. Les voiles des âmes humaines ont été arrachés ; arrachées et brisées les croix de baptême. Les visages, les yeux de vos parents ont été mis en lambeaux ; les derniers sourires, les dernières bénédictions sortis du cœur… les derniers mots de caresse… ont été foulés aux bottes dans la boue de la nuit. Le dernier appel, sorti de la fosse, court les routes, emporté par le vent.

Puérilité humaine ! Il est temps d’en finir avec ces bêtises !…

– … Tant de choses s’y rattachent !… Vassili Sémionytch l’avait acheté à Paris, boulevard des Italiens… Il l’avait payé trois cents francs. C’était une somme pour nous alors… Combien cela ferait-il de notre argent ? Cent vingt roubles-or ! Combien, alors, pouvait-on acheter de pain avec cela… de pain ordinaire ?

– Environ cent vingt… pouds.

– Quoi ?… Ce n’est pas possible !…

– De pain noir, on en pouvait acheter… deux cents pouds, et plus…

– Deux cents… pouds !… Nous, à qui il en faut deux pouds par mois… cela aurait donc duré… vingt ans ?

– Huit ans, corrigé-je.

– Mon Dieu !… En cela… (elle presse le collier contre elle ; je ne vois pas sa figure), il y avait en cela pour huit années d’existence !… Huit années pour les enfants !… Cela ne se peut pas ! Mais c’est fou !… Nous n’y sommes plus ; nous avons tout perdu !… Le pain était à si bon marché que cela !… Du pain boulangé ?

– Oui, du pain boulangé… dis-je en prononçant avec effort ce mot terrible, oublié : « du pain boulangé ». Ce n’est pas que « nous n’y soyons plus » : nous avons perdu… la vie. Pour les morts, rien n’est plus !

Le pain boulangé… J’examine ce mot terrible, oublié depuis longtemps… et, soudain, je me rappelle. Je sens… je sens un éblouissement, je sens l’odeur persistante, savoureuse des boulangeries grouillantes ; je vois sur les voitures, sur les rayons, sur les têtes, empilés, éparpillés sur les dalles, les pains blancs et noirs ; je sens le parfum enivrant du pain de seigle… J’entends le crissement des larges couteaux humectés, pénétrant dans les pains… Je vois des dents, des dents, des bouches qui mâchent avec une mastication satisfaite… Je vois des gosiers qui se gonflent, avalant avec des spasmes…

– L’ouvrier gagnait alors un rouble par jour, et plus… : soixante-dix livres de pain… boulangé !… Maintenant…

– Plus bas… au nom du ciel !

– Sur la Volga riche en blés, il meurt de faim des millions de gens… et la radio transmet à l’univers combien tout le monde est heureux !…

– Au nom du ciel… plus bas !…

Nous nous taisons. Les étoiles scintillent.

– Trois cents francs !… C’est un collier d’un travail étonnant… Je me rappelle si bien ce jour-là… Il faisait très chaud, c’était en juin… la saison à Paris… On donnait à l’opéra Les Huguenots. Nous avions très peu d’argent. Mon mari allait à la Sorbonne, je l’aidais à comprendre la langue. Ce jour-là, nous reposant, nous allâmes au Louvre… Sur les trottoirs, ils sont larges à Paris… Sous des bannes de toile, des cafés, des tables, des tables… Il y avait des toilettes… beaucoup de monde… des étrangers… On a peine à y croire ; cela semble un rêve. Des cochers, en chapeaux haut-de-forme, avec de longs fouets… Aux petites tables, on mange des glaces, des bouchées-zéphyr, des croquettes… On boit quelque chose de coloré… Que de lumière ! C’est comme un rêve !… Seigneur, comme un rêve !… Dans des paniers, des pêches, des abricots, des fraises… si grosses !… J’en sens encore maintenant l’odeur… Des chapeaux blancs avec de la dentelle dorée et des rubans… C’était alors la mode… Et des fleurs, des fleurs… à pleines charrettes, à pleins paniers, en gerbes, sur les bras !… Roses, lilas, lis… Je ressens leur odeur sucrée… Je me souviens d’un vieillard étrange avec trois tournesols à la poitrine qui disait, à chacun : « S’il vous plaît, messieurs ! » On lui donnait, et il répondait : « Merci, monsieur ». Il y a bientôt de cela quarante ans, et je me souviens de mon printemps… On mangea des glaces à la fraise, et Vassili Sémionytch fit tomber son cigare dans la coupe… comme nous riions ! Un camelot, boiteux, lui dit effrontément : « Bon appétit, monsieur !… » Et maintenant que se passe-t-il là-bas ?… Je vois la rue arrosée qui fume, et des empreintes de fer à cheval pleines d’eau. Tout brille, et brille… Ensuite nous nous arrêtâmes devant une vitrine, et voilà… cela… cela même y était exposé… ce qui est maintenant ici !… ici ! !

Je froisse les boules ; elles sont froides et tintent.

– Cela me plut tellement !… Je m’arrêtai à regarder… Et Vassili Sémionytch me dit : « Mais achetons-le ! » Il ne me refusait jamais rien, mais la somme était si forte… J’étais comme hypnotisée… Je ne pouvais m’éloigner : « Cela me portera bonheur. » Et je dus l’acheter. Nous entrâmes. C’était un magasin chic, resplendissant… Quelles perles !… Et le vendeur était si élégant, si gentil… un Français. Je le vois : des yeux noirs, une cravate violette avec une perle, les cheveux frisés, à peine grisonnants… Un type de… bon vivant . Ces bons vivants-là se parfument avec quelque chose de sucré qui sent l’orange douce… « Que désirez-vous, madame ? » Je parlais comme une Parisienne, et nous causâmes fort bien tous les deux. Il avait une barbiche à la Napoléon III, ou à la je ne sais qui… j’ai oublié… Il m’attacha le collier au cou glissant en dessous un morceau de velours : c’était divin. Il nous amena dans une chambre tendue de glaces, et alluma le gaz… Les feux d’un million de diamants, un éclat féerique, charmant… Et il ne faisait que dire : « Oh ! madame, vous placez de l’argent comme à la banque. » C’était, figurez-vous, un chef-d’œuvre ! Le dernier travail d’un vieil Italien, qui, comment dit-on cela, taillait à facettes, et venait de mourir tout récemment. « Madame, il n’y aura jamais plus de travail pareil ! Les gens n’ont plus assez de patience et on ne sait plus apprécier. C’était un grand artiste, madame ! » Et nous achetâmes le collier. Le soir nous allâmes aux Huguenots. Au foyer, quand je passais, tout le monde me regardait ; on me prenait sans doute pour une femme riche. Depuis quarante ans, je ne m’en suis pas séparée. Et, hier, un Grec m’en offrit… combien croyez-vous ?… trois livres !… trois livres de pain !…

– Pour un homme, on n’en eût pas même donné une miette.

– Regardez, faites partir une allumette…

Une allumette… depuis longtemps il n’y en a plus. Je bats le briquet ; cela fume ; mais pour obtenir de la flamme, on a du mal.

– Il y a quatre-vingt-sept grains, et chacun a plus de quarante facettes… Que de facettes !… Et cela pour trois livres de pain !…

La pauvre, des facettes !… Combien de facettes renferme l’âme humaine ? Que de colliers réduits en poussière… et d’ouvriers mis à mort ?…

– Je demandai au Grec : « Donnez-m’en au moins dix livres. » Il me répondit : « Mange tes pierres ! » Je lui dis : « N’avez-vous pas une conscience ? » – « Qu’est-ce que c’est que la conscience ? fit-il. Nous ne connaissons que le simple intérêt commercial. C’est bien plus fort que votre conscience ! Il faut apporter ça à Yalta, d’où cela partira pour l’Amérique ou l’Europe, chez des hommes véritables, chez lesquels tout est sur pied. Et savez-vous, me demanda-t-il, ce que c’est que d’aller à Yalta maintenant ?… C’est comme d’aller dans l’autre monde. Vous croyez que messieurs vos bolcheviks sont des anges ! Avant j’allais à Yalta en deux heures ; maintenant, en deux heures, je ne suis… qu’au bas de la gorge, si je n’ai pas obtenu de permis. Et si j’en obtiens un, ça me coûte gros… Mais de cela, il ne faut pas parler. J’y suis allé quatre fois, et trois fois j’ai été dévalisé ! Vous croyez qu’on ne veut pas manger à Yalta ! Vous croyez que les gens n’y aiment pas l’or et les diamants ! Malgré tout, je ne refuse pas d’acheter ces pierres, et je vous en donne trois jours… trois jours à vivre ! Voilà ce que vaut ma conscience ! »

Les étoiles jouent dans la mer. À droite, derrière le Castelle, se trouve Yalta, qui a échangé son nom d’ambre, de raisin… pour lequel ?… Yalta… fille ensoleillée de la mer… est aujourd’hui, de par l’insulte d’un ivrogne : Krasno-arméïsk . On a, sur un lis blanc, jeté une caserne souillée, la bande molletière de quelque soldat errant, les cris obscènes, l’injure d’un esclave dupé… on a barbouillé la divine face. Ce mot hottentot – Krasnoarmeïsk – éveille une haine inassouvie. C’est comme un crachat purulent en pleins yeux.

Nouveaux créateurs de la vie, d’où venez-vous ? Vous avez, avec une légèreté inouïe, dispersé ce que le peuple russe avait rassemblé. Vous avez violé les tombeaux des saints, troublé dans son sommeil éternel la poussière d’Alexandre Nevski, le héros de la Russie primitive que vous ignorez ! Cette Russie, vous en détruisez même le souvenir ; vous en effacez les noms, les images… Ils lui ont même arraché son nom ! Ils l’ont lancée, anonyme dans l’univers à l’instar de ceux qui ont « oublié » leur identité… Ah ! Russie, on t’a séduite, par quels charmes ? Quel vin t’enivra ?

Peuples fiers, laisserez-vous effacer le nom de notre patrie ? Tiens ferme, vieille Angleterre, et toi France splendide, avec ton casque et ton épée couvre-toi d’un robuste bouclier ! Ne sombre pas, Lutèce, bateau somptueux ! Ne coule pas sur la mer démontée de la corruption humaine ! Cela peut arriver… Et toi, fière Londres, garde avec la croix et le feu ton abbaye de Westminster ! Un jour brumeux viendra… où tu ne te reconnaîtras pas… Beaucoup de gens sans croix, ni race, ont soif, sont avides… Beaucoup d’esclaves sont prêts ! Il y a dans des caves des amas d’or, et nombre de poches sont vides.

Je regarde du côté de l’ex-Yalta. On ne la voit pas. Mais je sais que ce qui a été extorqué aux vivants et aux morts s’écoule là-bas ; cela coule à la mer, ainsi que des rivières. Cela glisse par des centaines de mains, est embarqué sur des felouques, des steamers, vogue vers l’Europe, vers Amsterdam, Londres… par-delà les océans, vers San Francisco… Vieille Europe acheteuse, ne perds pas ton merveilleux collier de gloire ! Qui sait ?…

Et vous, mères et pères de ceux qui ont défendu leur patrie… que vos yeux ne voient pas les bourreaux aux yeux clairs, revêtus des habits de vos enfants, et vos filles, violées par des meurtriers, vendant leurs caresses pour des toilettes volées !…

Et vous qui apportez du nouveau au monde, vous qui vous qualifiez de chefs, admirez, sans détourner vos regards ! Vous plaignez avec de grands mots pathétiques ceux qui souffrent ?… Les maîtres les plus cruels qu’il y ait jamais eu sur la terre ont attenté à ce qu’il y a de plus grand : ils ont tué l’âme d’un grand peuple ! Fiers chefs des masses, vous trônerez sur leurs ossements parmi les meurtriers et les voleurs, et, dévorant les vestiges du passé, vous serez appelés les chefs des morts.

Ma voisine reste assise et continue à gémir et à soupirer :

– Mais que puis-je… que puis-je avec les enfants ?… Mikhaïl Vassilitch nous a apporté sa dernière poignée de pois. Il mange des glands et des amandes amères ; il moud des pépins de raisin, et en fait des espèces de galettes… Il fait une expérience sur lui-même et écrit un ouvrage. Vous comprenez, il est déjà… un peu parti… Et alors que faire ? Évidemment je donnerai le collier… même pour trois livres de pain…

Je ne puis plus tenir en place, l’écouter… Je sors, j’erre dans le jardin, je m’égare dans les arbustes, me cogne aux cyprès. Je cherche à respirer. L’odeur des cyprès, le crépitement des cigales, le ciel vous oppressent… La nuit est noire, le croissant de la nouvelle lune a disparu depuis longtemps. L’heure fatidique arrive où ils commencent à venir, le visage maculé de suie, enveloppé de guenilles. Ils vous tournent face au mur et pillent. Aucune défense. Ils peuvent arriver de minute en minute. On cognera au portillon et on lancera les mots qui ouvrent toutes les portes :

– Ouvre ! Par ordre de la section !

Les voisins cacheront leur tête dans leurs oreillers et écouteront…

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