VIII Une fée Carabosse

Je suis assis au bord de la combe. La sombre muraille de schiste descend à pic, en sorte que l’on y entend, au moment des pluies, des grondements de torrents. D’ici l’on aperçoit, en bas, tout « le Coin des professeurs ». Au long de la plage déserte, dépérissent tristement des villas construites avec amour, travail de toute une vie, calmes retraites pour la vieillesse. Coin des professeurs, avec ses jardins aimés, plantés de rosiers, que l’on avait greffés soi-même, où des cyprès marquaient les étapes d’une vie, où la pensée domptait la pierre !… Où êtes-vous tous maintenant, vénérables « fondateurs », professeurs, docteurs, chargés de cours, colonisateurs du sauvage rivage tatare, myopes et naïfs, qui disiez « vous » même aux pierres ?… Où êtes-vous, nourriciers de jardiniers fripons, payant docilement toutes les notes des filous de tout ordre, vous tous, occupés du « passage de Vénus sur le disque du soleil », adeptes du « vitalisme et du mécanisme », connaisseurs en porphyrites et en diorites, inventeurs d’hypothèses « révélant les secrets de l’Univers » ?

Vous avez, en rêvant, perdu vos villas et vos vignes, et on a résolu, sans vous, toutes les énigmes. Vos garde-maisons exposent au marché vos bureaux et vos fauteuils, vos lits et vos lavabos. L’architecte boiteux vous a enlevé vos livres. Les jardiniers ont arraché la toile de vos chaises longues et s’en sont fait des pantalons. Ils ont, après avoir craché dans leurs mains, jeté bas d’un seul coup votre « paradis » ! Où êtes-vous, maintenant, rêveurs distraits ?…

Les prévoyants se sont – enfuis. Les aveugles ont été – mis en terre. Ceux qui sont restés, « font des cours » pour un poisson sec, du tabac ou une demi-livre de sel…

Villas… villas… Dans celle-ci, la grise, au toit de tuiles, on a arrêté sept officiers de marine, sans méfiance ; on les a emmenés dans la montagne et, de là, « déportés au Nord »… Et dans celle-là, blanche et calme, habitait, derrière ses cyprès, un bon vieux comptable en retraite. Il aimait à rester au bord de la mer, en péchant des chabots. Sa petite-fille, qui avait cinq ans, lui apportait des cailloux :

– Te voilà une saldoine, grand-papa !

– Quelle sardoine est-ce là ? Non, c’est du schiste !

– Siste ?… Comment est la saldoine, grand-papa ?

– Transparente comme tes yeux… Et, tu sais, nous allons tout de suite prendre un chabot… Cherche-moi des sardoines…, et on le tient, ce sacré chabot !

Le vieux comptable aimait à se rendre de bon matin, lorsqu’il fait si bon respirer, au marché avec son sac de crin, pour y acheter des tomates des concombres, du fromage de brebis… C’est avec son sac, qu’on le prit. Des gens à étoile étaient arrivés, et lui, l’original, s’en allait au marché, acheter des tomates, admirer la mer bleue, lançant en l’air de la fumée bleue…

– Halte, on te dit, diable sourd !… Pourquoi as-tu un manteau militaire gris ? Et des pattes d’épaules ?

– Je l’use, mes amis… autrefois j’étais caissier…

– De quoi t’occupes-tu ?

– Je pêche les chabots… Et, vous le voyez, je vais au marché. Je suis pensionné maintenant… une pension de la Croix blanche… Je suis maintenant comme un cosaque…

– Tu es un cosaque du Don ? Suis-nous !

Et on arrêta le vieux comptable avec son sac. On l’emmena dans la montagne. On le soulagea, dans le caveau, de son vieux manteau, de son linge usé – et un coup de feu à la nuque. La petite-fille pleurait dans la villa déserte et les gens la plaignaient : plus personne pour aller acheter les tomates et pêcher les chabots… Pourquoi pleures-tu, petite sotte ? On a eu raison : on ne va pas acheter des tomates en manteau d’uniforme !

Nulle part où cacher ses yeux…

Voyez sous le Castelle, dans les vignes, cette petite maison blanche. Bien qu’elle soit à trois verstes d’ici, on la voit distinctement. Elle se détache sur un fond de cyprès noirs. Quel point de vue ! Quelle mer ! Quel air !… Les perce-neige, blanche porcelaine du Castelle, y fleurissent de très bonne heure. Les raisins y mûrissent plus vite qu’ailleurs parce que le sol y est de chaude diorite. Les violettes ont là une avance d’une semaine. Et quelles matinées il y fait ! Que de merles au printemps !… Quelle paix !… De tout le jour, ni voiture, ni personne… Voilà où il fait bon vivre !…

Hier, pendant la nuit, y ont surgi des gueules, enduites de suie. « Les femmes, collées au mur ! Pas un cri ! Seul le Castelle vous entendra ! » Les gueules noires ont enlevé tout ce qui restait : vous n’avez qu’à mourir. Et, pour adieu, des coups de crosse : souvenez-vous ! Et cette nuit aussi, de l’autre côté de la colline…

Sur les pentes boisées une auto, teuf-teuf, vole, file… Une auto allant à Yalta ? Elle soulève de la poussière sur la route que l’on ne voit pas. Elle va par les monts, les forêts. Il reste encore des automobiles pour transporter on ne sait qui. C’est pour affaire, naturellement ! Qui donc, sans affaires, aujourd’hui, roule en auto ?

De lassitude, je clos mes yeux somnolents. Et, à travers ma faiblesse, j’écoute : le tacotement tantôt s’amplifie, tantôt s’éteint. C’est un fracas, comme si les montagnes s’effondraient. Ou bien est-ce le sang, qui, me montant aux oreilles, fait dans ma tête ce bruit de cascades ?… D’où cela provient-il ? Ma tête tourne – je suis prêt à tomber, à m’engloutir dans un abîme. Mais cela ne me fait pas peur ! Rien, maintenant, ne fait peur…

Le menton appuyé sur mes poings, je regarde la montagne à travers ma faiblesse. Quelque chose de vert, de sombre, de bruyant me regarde. Le soleil s’éteint ; mes yeux cessent d’y voir… Quelle nuit subite ! Elle a enveloppé, opaque, tout le Babougane. Sur la montagne, les bois épais ne forment qu’une muraille compacte. Ce sont des forêts de jadis, ces bois-là ! Leurs racines plongent partout dans le sol ; je les coupe avec peine. Oh ! que ces bois sont denses ; quelle fraîcheur en émane, humus de la forêt ! Pour mordre sur eux, avancer au travers, il faut un pic de fer. Quel fracas ronflant, tonne et tapage dans la montagne, dans les sombres forêts de chênes ! Dans son mortier de fer, une fée Carabosse avance et roule ; elle pilonne, et, de son balai, efface ses traces… de son balai de fer . C’est elle qui bruit, la fée de notre conte ! Elle cogne, tacote et balaie dans nos bois ; elle balaie de son balai de fer…

Ce mot sombre, « le balai de fer », bourdonne dans ma tête. D’où m’est-il venu, ce mot maudit ? Qui l’a prononcé ?… « Balayer la Crimée avec un balai de fer »… Je veux passionnément comprendre d’où il vient ? Quelqu’un l’a dit il n’y a pas longtemps… J’arrache de moi la faiblesse qui m’accable ; j’ouvre les yeux. Le soleil aveuglant est encore haut sur la muraille brûlante de la Kouchekaïa. Les montagnes fument de chaleur. Une automobile file vers Yalta… Où donc y a-t-il là un conte ?

Le voilà le conte-réalité !… Il faut enfin s’y habituer…

Je le sais, le mot d’ordre est arrivé par radio, d’une distance d’un millier de verstes. Il est tombé dans la mer bleue : « Balayer la Crimée avec un balai de fer ; tout balayer à la mer ! »

On balaie…

La fée Carabosse roule par les monts, les bois et les vaux. Elle balaie avec un balai de fer. Une auto roule vers Yalta… Qui donc maintenant, sans affaires, roule en auto ?

Ce sont eux, je le sais.

Leurs dos sont larges comme des dalles, leurs cous, gros comme des cous de taureaux, leurs yeux sont lourds comme le plomb, avec une papille grasse, injectée de sang ; ils sont repus. Leurs mains sont des battoirs ; elles peuvent tuer d’une mornifle.

Mais il en est aussi d’autre sorte.

Leurs dos sont étroits, des dos de poissons ; leurs cous sont une tresse cartilagineuse ; leurs yeux percent comme des vrilles ; leurs mains sont crochues, noueuses ; elles serrent comme des tenailles.

Une auto roule vers Yalta. Elle boucle des mailles. Les monts semblent tourner ; la mer apparaît, puis s’en va. Les forêts regardent. Le soleil regarde, il se rappelle : « La fée Carabosse roule dans son mortier ; elle pilonne et efface toute trace avec son balai… » Le soleil se rappelle tous les contes, et la Kouchekaïa, la montagne-affiche, chauffée à blanc, consigne tout cela.

Le temps venu, on le lira.

Share on Twitter Share on Facebook