XXXIII Il y a des milliers d’années…

La neige tombe – et fond. Elle épaissit – et fond ; elle tournoie et cingle… Les proches montagnes sont pie. Pie aussi les cyprès, les vignes et les palissades. La neige se sème toujours, et, balayée par le vent, blanchit et recouvre les choses ; elle tourne valse et cingle… De tous côtés, du Babougane, du Tchatyr-Dag, l’hiver vient… Jour et nuit, la tourmente tourbillonne. Le bonnet noir du Castelle n’est plus noir ; c’est un pain de sucre géant, posé sur un plat avec une nappe blanche. Gris, vaporeux, les monts sont à peine visibles sur le ciel blême. Dans ce ciel, des points noirs : des aigles qui volent.

Les neiges rabattent vers les habitations les oiseaux des bois. Les merles à bec orange rôdent dans les jardins vides, picotent dans les courettes. Les bergers sages parquent le reste de leurs troupeaux de moutons : il est dangereux de les lâcher dans la vallée. Les bergers voient tourner la neige avec effroi : pas de foin ; les moutons vont crever ! Et les aigles volent sur les monts ; ils ne craignent pas la neige : il y aura pour eux assez de nourriture.

Un petit Tatare, à veste de peau de mouton, court dans la neige, traînant un petit cheval couvert de neige. Le petit Tatare crie, hurle, dans le vide blanc, par toute la colline :

– Iéh… prends mon cheval ! Achète !… Iéh !…

Il titube sur des arbustes recouverts de neige, et cogne à mon portail.

– Patron… iéh ? Prends le cheval !… Donne vite du pain !… Nous mourons tous. Oh ! prends-le… iéh !

Je le vois, dès mon seuil, se frapper la poitrine, piétiner, sauter derrière les églantiers. C’est un tout petit être à moustaches noires, aux yeux égarés. Il m’attrape par la manche et dit en traînant :

– S’il te plaît… prends le cheval ! Iéh !

Un cri d’oiseau de proie s’échappe de son gosier ; sa figure se crispe ; il va pleurer. Une goutte pend à son nez : larme ou sueur, on ne peut distinguer. C’est un Tatare affolé. Il crie en tremblant, ne cessant de taper sur le cou du cheval, qui, squelette sous une peau noire, les naseaux rentrés, broute les églantiers, montrant les dents. Le Tatare et le cheval sont en sueur.

– Iéh ! me crie douloureusement dans les yeux le jeune homme, me tirant par la manche, allons, tu en as besoin ! Je te prie… prends le cheval ! Allons, donne pain… un peu, un peu ! Neige et hiver venus… Iéh !

Avec douleur, avec effroi, je regarde ses yeux fous… papillotants de terreur.

– Ami, lui dis-je, je n’ai rien !…

Mais il ne peut comprendre.

– S’il te plaît… prends cheval… Mon Aratchouk (mon petit arabe)… Sept ans, l’hiver !… Et bon, parfait cheval… Rien pour le nourrir… Neige et hiver venus… Ça fait peine… Iéh !

De la main, il m’indique la ville, et moi je fais de même. Et nous nous regardons dans les yeux, éperdus, désespérés. Il tire les mots de ses yeux perçants, noirs, de sa bouche tordue par l’impatience et par la peur que ce soit trop tard :

– Io… io… ioye !… Nous-mêmes fuyons… de Biouk-Lambat ! Allons ?… Été, nuit, à Aliouchta… (Aloutchta)… Rien vu… Nous mourons !…

Criant d’un cri de bête, il s’écarte de moi, tire le cheval, le traîne. Le cheval ne suit pas, a peur…

– Iéhi !…

Son cri me reste dans les oreilles. Le Tatare et son cheval s’engloutissent dans la neige. On l’entend crier.

Je me rends, par la neige profonde, sur le plateau. Une neige molle recouvre les petits chênes. En bas, au loin, roulant dans la neige, errent le Tatare et son cheval… Un nuage de poussière les accompagne. Le Tatare s’en va en ville.

Il est de Biouk-Lambat !… Le pays du merveilleux tabac doré… Où est-ce donc… Biouk-Lambat ? Mais c’est tout près, à douze verstes. Quelqu’un m’en a parlé récemment… quelqu’un qui est mort… Oui !… La veuve d’un peintre russe, morte de faim chez les Tatares… Elle s’était retirée chez eux, et y mourut… Et les tableaux de son mari sont par-delà la montagne.

Oh ! quelle neige !… Elle a fait peur à un Tatare affolé ; elle a, pour plusieurs jours, recouvert l’herbe séchée.

Le crépuscule approche. Où va ce Tatare dans la nuit noire ? Ce Tatare affolé ? Les échoppes du marché sont closes ; il va rôder dans les cafés.

Le crépuscule augmente. Le Castelle devient bleu. Quel désert ! Un désert de neige… Du haut de la colline, je le scrute, je tâche de comprendre. La côte est blanche, la mer noire comme de l’encre ; la neige étouffe son grondement sourd. Là-bas aussi, c’est le désert. Deux choses s’y entre-regardent : du noir et du blanc.

Il y a des milliers d’années… beaucoup de milliers d’années… il y avait ici ce même désert, et la nuit, et la neige, et la mer – le même vide noir ; le même grondement sourd. Il y avait dans ce désert un homme qui ne connaissait pas le feu. De ses mains, il étranglait les fauves, les tuait avec des pierres, des massues. Il se cachait dans des cavernes… sur le Tchatyr-Dag et sous ce Castelle, que voici encore. La muraille éternelle de la Kouchekaïa a vu ces choses et les a absorbées ; à présent aussi elle continue : une main inconnue écrit sur elle. Je regarde et, moi aussi, j’absorbe. Les neiges bleuissent, le lointain est noir ; on ne voit aucun feu nulle part… Alors non plus il n’y en avait pas… Le désert… Il est revenu du fond des âges… Revenu, il dit, en son silence : « Je suis là, moi, le désert. »

Il est là, je le sais. Les hommes courent, armés de pierres… Hier, on racontait ce qui se passe à Soudak :

– Les gens se cachent derrière les rochers, dans les sentiers de la montagne… Ils guettent les enfants… et, vlan, une pierre !… Et puis ils les traînent…

Tout alentour, on s’arme de pierres. Et dans la célèbre Bakhtchissaraï, et dans la vieille Crimée… partout !… Par quel miracle se sont enfuis des milliers d’années ? Comment s’est effondré le grand chemin des hommes qui montait au ciel ? Que sont devenues la grande ascension et la fière parole : « Soyons des dieux » ?

Je regarde la pierre gonflée sous les neiges ; en elle, quelle force ! Revenue des lointains, la voici…

Elle dit : Tout est à moi !…

Non, à Lui.

J’erre sans but dans les neiges, dans les gorges. Je sors moi aussi des lointains. Je suis ce même sauvage des cavernes. Mais je n’ai pas même de peau de bête : je n’ai qu’un mauvais pardessus usé ; des crochets de serpents entourent mes brodequins béants, où l’on voit mes orteils gelés, entourés de guenilles… Et je suis sans force. Je comprends et je sens si bien cette vie-là, celle de mes antiques aïeux ! La neige et la nuit… Mais ils n’avaient pas de feu !… Je vais rentrer tout de suite, allumer mon poêle… Et ils n’en avaient pas !… Et pourtant… ils ont triomphé ! Par quelle force, Seigneur, ce miracle s’est-il produit ? Par ta force, Seigneur ! Toi seul leur as donné le Feu céleste ! C’est par lui qu’ils vainquirent ! Je le sais ; je crois ! Et c’est eux-mêmes qui l’éteignent en le foulant. Je sais cela : la pierre a étouffé le feu. Des millions d’années sont abolis ; en un jour, des milliards de travaux ont été dévorés ! Par quelles forces ce miracle ? Par la force de la pierre et des ténèbres ; je le vois, je le sais.

Il n’y a plus de Castelle bleuâtre. C’est la nuit noire, le désert. Quelque chose ronfle dans la gorge, dans l’obscurité – est-ce un cheval poussif qui respire ? Sous mes pieds, creusant la neige, quelque chose surgit de la gorge. C’est le Tatare, suivi de son cheval noir. Il souffle, et le cheval aussi. Je cours vers mon portail pour lui échapper. Le Tatare court après moi…

– Toi, prends-le !… Plus personne… Nuit noire… Biouk-Lambat… Iéh ! Prends-le !… Allah…

Je ne vois pas sa figure. Je vois le cheval qui agite la tête, voulant arracher son mors. Il tire dessus, enfonçant la tête dans la neige. Une vapeur flotte au-dessus d’eux. Je veux me dérober à eux, ces spectres. Je tâche d’ouvrir la petite porte… Le Tatare me happe, me retient de la main… Mais soudain :

– Iéh ! crie-t-il, regardant attentivement quelque chose dans la gorge.

Je ne vois rien. Il tire tout à coup la bride mais son cheval s’était assoupi. Il le bourre du poing, sur le cou, et se lance de côté. Il court après quelqu’un et crie :

– Iéh ! madame ? Patron… prends… prends cheval… Iéh !

Je force mon regard, mais je ne vois pas. À qui donc le Tatare a-t-il crié ? Y aurait-il quelqu’un qui le délivre de la peur qui l’accable ? On ne voit personne. Le Tatare, en criant, court vers quelqu’un…

Je ferme violemment ma porte et l’étaie avec un pieu.

Il avait trouvé quelqu’un ; le matin on en apporta la nouvelle. Quelqu’un avait acheté le cheval du Tatare. Le Tatare affolé emporte six livres de pain à Biouk-Lambat. On sauvera peut-être son cheval ; mais que fera-t-il, lui, maintenant ?

Le diacre dit, en ville :

– Ce Tatare est un imbécile. Il aurait dû abattre son cheval et le manger. Il en aurait eu pour un mois lui et sa famille… Il n’avait qu’à saler la viande…

– Mais il n’y a pas de sel, père diacre !

– On la fume, la viande ; on la mange sans sel !

– Peut-être portait-il peine pour son cheval ?

– Avoir pitié de son cheval !… En eut-il pitié lorsqu’il le céda pour six livres de pain ?… Ces yeux en boules de loto… avoir pitié !… La peur lui a simplement fait perdre la tête !

Évidemment, le Tatare affolé avait perdu la tête.

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