XXXII Le blé sanglant

La pelote des jours se déroule plus vite et ce qui en sort est de plus en plus noir. La fin approche. Ni peur, ni angoisse : la fixité de la pierre. Le cœur est las ; la crainte a coulé avec les larmes : l’angoisse est tarie. Mais il est des moments où le cœur se glace…

Qu’il pleuve, qu’il vente, je marche, je marche dans le jardin ; je promène mes pensées. Je rejette les pierres des allées, les mets en tas ; j’arrange. Je place un pieu au portail : moyen de défense ? Vieille habitude…

Comme une souris, quelqu’un gratte au portail.

– Qui est là ?

– Moi… fait une voix d’enfant apeurée… Aniouta… la fillette…

Encore elle, la petite Aniouta, la pourvoyeuse des siens !… Elle ne connaît qu’un chemin, celui qui mène chez moi.

– Allons, entre…

Je sais déjà tout.

Elle marche sans bruit, comme une ombre dans le jardin. Elle se couvre la figure de ses mains. Est-ce pour se préserver du malheur auquel elle est si habituée ?

– On a arrêté papa… Notre Grichounia (petit Gricha) est mort aujourd’hui… et on a enlevé tout notre lard… On a même pris les tripes… ce que nous avions préparé pour l’hiver…

Elle tremble de tout son corps et pleure dans ses mains, la petite ! Et qu’y puis-je ? Je ne peux que serrer les poings, comprimer mon cœur pour ne pas crier.

Vous qui dégustez, savourez les « malheurs humains », vous, les admirateurs enthousiastes des « audaces », vous ne savez pas cela, vous ne l’avez pas vu !… Tout cela, c’est le « graissage » de la merveilleuse machine du futur ; ce sont les scories et les déchets de l’énorme fonderie où se fond le futur – ce futur, on en voit déjà les yeux…

La petite est debout, nu-pieds, éclairée par le premier quartier de la lune, sortie des nuages. Elle a sur elle le châle déchiré de maman Nastia et un petit caraco rose, sans boutons. Elle tremble d’effroi à ce qu’elle pressent. Elle a déjà connu, la petite, tout ce qu’ont pu connaître des millions de gens disparus !… Et il en est ainsi partout maintenant… Cette minuscule petite ville au bord de la mer n’est qu’une petite tache dans nos espaces illimités, une graine de sénevé, un grain de sable…

Que puis-je pour la petite ?… Je ne peux pas même prononcer une parole… Je lui mets la main sur l’épaule.

Elle part avec un petit tourteau, une poignée d’amandes et une poire. Elle emporte dans son mouchoir du marc de raisin pourri…

Non, l’effroi existe encore ! Le cœur, encore vivant, se contracte. Des gémissements montent des combes. Ce n’est pas du tout le dauphin blanc ; c’est la pure réalité : la terre gémit. Je vois, au clair de lune, la crête noire, le couvercle de cercueil de la maison d’Odariouk, là où le petit… Près de la porte, la Mort est debout, et elle y restera obstinément tant qu’elle ne les aura pas tous emmenés. Elle s’y tient, ombre pâle, et attend.

Je tressaille, et je vois… une ombre pâle. Elle avance sans bruit derrière la palissade, derrière les cyprès noirs. J’allais appeler : « Qui es-tu ? » Et je reconnais le costume printanier du père Andreï. Il se rend au Bon Port, dans sa demeure. Il a un sac derrière le dos, son sac immuable. Il arrive de la campagne, de la steppe. Il veut rentrer chez lui à la dérobée. Il aurait dû mourir dans la steppe, le farceur !…

Au matin, la colline s’agite : on a arrêté le père Andreï. C’est le matelot et un milicien qui l’ont arrêté. On l’a emmené « prendre un bain »…

Un bain ?… Qu’est-ce donc ?

C’est eux qui le savent, les maîtres ! Le milicien le raconte en secret.

– Le poste de recherches connaît son affaire. Il ne faut pas laisser de traces… Alors, on prend un sac de sable… et, au creux de l’estomac, vlan !… Rien qu’un ébranlement, et il n’y a aucune trace !… Il faut agir en dedans de façon à ce qu’on reprenne connaissance… On tape aussi sous le cœur… Autrefois ? Mais, autrefois, il n’y avait pas d’affaires aussi soldeuses ! (sérieuses). C’est la dix-septième vache de travailleurs que l’on tue !… Il faut que le prolétaire se défende ! Qu’en pensez-vous ? Autrement, songez-y !… Andreï a dit : « J’étais dans la steppe. » Vlan !… – « Tu y étais ? » – « J’y étais… » Mais sa voix n’était déjà plus la même… Deuxième coup… sous le cœur… « Tu étais dans la steppe ?… Hein ?… » – « J’y étais… » Et sa voix refaiblit ! Comprenez-vous l’affaire !… Alors on lui flanqua un coup à la tête ; tenez là, sous la nuque… Il était alors comme évanoui de la secousse… Et alors, là, tout de suite, on lui a donné le bain ! Il faut absolument verser de l’eau jusqu’à ce qu’on revienne. Après ça, ils deviennent beaucoup plus doux… « Tu as été dans la steppe, espèce de… ? » Il se tait… Tous trois vous ont eu une résistance !… Ça provenait peut-être de la faim… Ils ne cédaient pas, serraient seulement les dents, et… Le Borgne, lui, on l’a passé aux baguettes… Il est vieux, mais a montré du caractère… Il râle, mais ne cède pas… On les a relâchés tous deux, jusqu’au jugement… ils ne s’enfuiront pas… Et nous relâcherons Andreï aussi… Vous le savez, chez nous, il n’y a pas de rations… C’est la famine !

S’enfuir ?… Le col est sous la neige. Tania, pieds nus, continue à le passer. Le vin clapote dans son tonnelet. Elle ne peut pas cesser : elle a ses enfants ; c’est de sa chair, c’est de son sang qu’elle les nourrit…

Je ne puis plus rester dans le jardin derrière la palissade. Je marche, avec mes chaussures usées dans la boue des chemins. Que veux-je voir ? Qu’espéré-je ? De l’horizon, il ne viendra personne. Il n’en est même plus ; d’horizon. De lourds nuages glissent et glissent, venant du Babougane. Le Tchatyr-Dag s’est voilé ; va-t-il encore « respirer » ? Il enverra de la neige. Je regarde la mer. Elle est couleur de plomb. Les cormorans flottent sur la houle sombre, traînant leurs longues chaules. Des galets sifflants roulent et roulent… Le soleil, apparu un instant, donne un pâle reflet. Un rais court, glisse et s’éteint… C’est vraiment le soleil de la mort ! Les lointains eux-mêmes pleurent…

La colline est calmée. Voici la vieille bonne. Toute une semaine, sombre et malade, elle attendait quelque chose. À présent, elle hurle. On entend par-dessus la palissade du jardin ses pleurs grêles, qui semblent sortir de terre : on a tué son fils. On l’a tué par-delà le col, dans la steppe.

C’est Koriak – Koriak le voiturier, qui rouait le vieux Glasskov pour lui faire dire la vérité –, c’est Koriak qui en a apporté la nouvelle. Koriak a eu sa vérité : on a tué son gendre dans la steppe, et, avec lui, Alexeï, le fils de la vieille bonne.

Il n’y a pas si longtemps de cela, la vieille, plantée près de ma clôture, se réjouissait :

– Bientôt nous respirerons… Alexeï vient de partir avec le gendre de Koriak. Ils ont emporté du vin dans la steppe… du vin emprunté aux Tatares… une barrique. Ils vont l’échanger contre toute sorte de choses… du lard, du froment… pour Noël !

Koriak apporta la nouvelle pendant la nuit.

– Je viens, dit-il, de recevoir une nouvelle sourieuse (sérieuse). On a trouvé dans la steppe, sur la route… à plus de cent verstes d’ici, le cheval de mon gendre… et deux tués… ton fils et le mien. Ils étaient amis ; aussi sont-ils couchés ensemble, dans le fossé… On n’a pas pu amener le cheval. Il n’a pas voulu quitter son maître… Un bon cheval doux… Et ils n’ont pas pu emmener non plus la marchandise. On les en a empêchés quand ils se débattaient avec le cheval. Peut-être, malgré tout, ont-ils emporté quelque chose… Alors, là… sous l’oreille… deux trous… On les a traînés dans le fossé… Deux hommes… en niforme et avec des carabines… des voyageurs, dit-on, comme qui dirait de la garde… Bon. Ils se donnaient comme tels… Mais, il se trouve que l’un d’eux est le fils de Glaskov, Kolka…, celui qui s’est enfui. Il menaçait de me tuer à cause de son père. Bon. Et il a tué mon garçon… Et le tien… c’est comme ça… Le sort l’a surpris… Un sac de froment et un sac d’orge… couverts de sang coagulé… ; on les a tués dessus… Maintenant, il faut tout aller chercher.

Le matin, sans avoir mangé, sans bons vêtements, ils coururent au Col, dans la neige, le fils de la vieille bonne, Ïacha, la bru de Koriak devenue veuve, et Koriak lui-même. Koriak avait, par habitude de conducteur, emporté son fouet. Ils couraient tout chercher : le froment, les corps et le cheval.

La vieille bonne sanglote depuis deux jours. Sa vieille maîtresse souffre du cœur et ne dort pas. Le poêle brûle ; les éclats de souches, humides, sifflent.

Les voilà, les rêves trompeurs ! À chacun le sien. La vieille bonne, avait eu récemment un rêve de réplétion et de somptuosité.

… Elle marchait – racontait-elle – dans un champ, et, dans ce champ, on ne voyait pas la terre : rien que des tas de lard et de graisse. Et son fils Aliocha, en chemise blanche, semblait-il… une chemise lui descendant jusqu’à terre… tenait une fourche et retournait les tas, comme s’il eût secoué du fumier. « Regardez, maman, disait-il, comme il y a du lard et de la graisse ! » La vieille saisit un morceau gras et se mit à manger. Elle mangeait, mangeait ; mais le morceau ne passait pas, tant il était gras… En se réveillant, elle avait la nausée.

Elle avait raconté ce rêve à tout le monde et fait le tour de la colline, pressentant que c’était un mauvais présage. Et toute la semaine elle avait été soucieuse. Marina Sémionovna dit, mais non pas à elle :

– Oh ! la bonne va avoir de la peine pour son fils !… Une grande peine !…

La peine arriva : Aliocha lui envoya du froment ensanglanté.

Comme il faut manger, ce froment, on le lavera ; on le rincera… Mais on ne pourra pas tout enlever…

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