XXVIII L’âme vit !

Et voilà que le noir Babougane s’est enfumé, embrumé, s’est caché sous un voile ; on ne le voit plus. Les pluies de novembre se déversent ; c’est le djil-habé trouble, le temps où les écureuils rentrent dans leurs tanières. Les chemins détrempés sont glissants ; les coteaux mornes deviennent noirs. S’il fait doux, la terre nous octroiera encore de l’herbe.

Tamarka s’en réjouit. Elle marche du matin au soir… Elle ronge les branches ramollies ; elle n’a plus que le souffle ; elle est couverte de bosses. Partout les empreintes de ses sabots sont remplies d’eau. Elle est seule à rôder, dernier être vivant…

Il n’est qu’à rester chez soi, près du poêle, à le garnir, et attendre le jour. Il y a loin encore jusqu’à l’aube. Regarde la flamme ; on voit des choses dans la flamme… Et si, dans le tas de ces branches, il grouille encore des pensées coupées ?… Il faut fermer les yeux, bourrer le poêle, mettre tout au feu !… Le morceau du « serpent » de ce ravin… au feu ! Si seulement on avait du tabac !… S’abrutir et fumer jusqu’à ce qu’on ait des rêves agréables…

Assis, on écoute : toujours la même chose, le vide, l’obscurité… té… té… Le portail a claqué… Le vent ?… On écoute… Tout est calme… La pluie chuchote.

Quelle heure peut-il être ?… À six heures, la nuit tombe. Serait-il plus de neuf heures ?…

Cette fois-ci, ce n’est pas le vent. Un coup assuré à la porte. C’est eux. Le portillon est étayé d’un pieu… Ils peuvent ouvrir tout seuls. Et qu’importe ! Tout n’est-il pas égal à présent ? Bah ! que ce soit eux ! La fin tout d’un coup, s’ils… y sont disposés. Ils feront irruption avec des injures atroces… Ils me fourreront le fer près du visage. Ils demanderont que j’allume ; mais je n’ai ni lampe, ni allumettes… C’est honteux ; mes mains vont trembler… Ils farfouilleront nos chiffons… Je n’ai pas de forces…

On frappe plus fort… Ne peuvent-ils pas ouvrir tout seuls ?

« Voilà la fin, me dis-je. D’un coup tout sera terminé. »

J’empoigne solidement ma hache, ma mauvaise hache ébréchée, mal emmanchée. Je sors d’un pas ferme sous la véranda… D’où m’en vient la force ? Je ne suis qu’un ressort. Je sais ce que je vais faire : les chiens craignent le bâton… J’ouvre la porte du jardin. Il fait noir. Un faible bruissement. Je sens la pluie fine…

– Qui est là ?

– Patron, je viens chez toi. Ouvre.

Un Tatare ? Que vient faire un Tatare ?

– Je suis Abaydouline… du cimetière… envoyé par un brave homme !

Il dit un nom que je connais ; j’enlève le pieu. Je vois un large Tatare à bonnet fourré.

– Maintenant, tous a peur… Ai tournaillé dans le ravin… Nuit noire à se crever les yeux… Salam alekoume !

C’est un envoyé du ciel ! Mon vieux Tatare l’envoie avec un panier… Des pommes, des poires sèches… de la farine !… Et une bouteille de Bekmès !… C’est pour ma chemise. Mon vieux Tatare m’envoie un cadeau ! Ce n’est pas pour sa dette, c’est un cadeau…

– Il t’envoie ça… Vas-y la nuit, m’a-t-il commandé… Ici, on regarde ; là, on regarde ; mauvais… On tue ! vas-y la nuit !… C’est mieux. Hein ?… dit le Tatare en remuant la tête. Mort est venue… pour toute la terre…

Du tabac !… Dans du papier gris, un tabac doré, parfumé ! Du Biouk-Lambat !

Non, ce n’est pas ça, ce n’est ni tabac, ni farine ni poire… C’est le ciel !… Le ciel sorti de la nuit… Le ciel, oh Seigneur !… Mon vieux Tatare m’envoie ça… Le Tatare…

L’envoyé est assis près du poêle. Il est vieux. Ses babouches sont mouillées, pleines de terre glaise, ce qui entoure ses pieds aussi… Près du poêle, ses vêtements fument. Des gouttes de pluie emperlent son bonnet d’astrakan. Un visage de travailleur, sombre et sérieux… mais quelque chose d’humain dans les yeux. Je le prends aux épaules, le tapote. Je ne sais que dire. Les mots sont inutiles. Un sauvage, un Tatare ? Allah est grand ! Une âme humaine vivante ! Vivante ! !…

Le Tatare roule une cigarette, fume. Il crache dans le feu. Nous nous taisons. Il bourre savamment le poêle et reste accroupi.

– Tu diras à Gafare… au vieux Gafare… tu diras, Abaydouline, au vieux Tatare Gafare… Allah !

– Allah… répond, comme dans le feu, la figure brune, sérieuse ; tu as ton Allah… nous avons le nôtre… toujours Allah !

– Dis, Abaydouline, à Gafare… au vieux Gafare… dis-lui…

Il achève sa cigarette. Je fume aussi. On n’entend pas la pluie sur le toit. Dans le poêle flambent les branches sèches de la gorge profonde – des morceaux de soleil. Abaydouline regarde le feu, je regarde aussi. Nous regardons – deux qui ne font qu’un – le soleil… Et Dieu est avec nous.

– Temps de partir… dit Abaydouline. La nuit est noire.

Je le raccompagne jusqu’au portail. La nuit l’avale d’un coup. J’entends des pieds qui pataugent.

Maintenant, plus de peur. Maintenant, ils ne sont pas là. Je le sais, Dieu est avec nous ! Pour un instant avec nous ! De ce coin sombre, il me regarde avec les petits yeux du Tatare. Le Tatare l’a emmené. Il ordonne à la pluie de tomber au feu de brûler. Pénètre aussi en moi, Seigneur ! Pénètre en nous dans notre grand malheur et éclaire-nous. Tu as mis du soleil dans la branche, et Tu la rends au soleil… Tu peux tout ! Ne nous quitte pas, Seigneur ; reste ! Tu es venu, dans la nuit, avec ce Tatare, par la pluie et la boue… Reste avec nous jusqu’à l’aube !

C’est une nuit claire qui passe près du poêle.

Les souches de chêne brûlent et chauffent. Elles brûleront jusqu’au matin.

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