XXVII La fin de Boubik

Depuis trois jours, un vent glacial souffle du Tchatyr-Dag. Il siffle rageusement dans les cyprès. Alarme dans le vent, alarme autour, alarme aussi sur la colline : le chevreau de Marina Sémionovna est disparu !

Il est disparu pendant la nuit.

Depuis l’aube, la vieille court avec l’institutrice par les gorges, les vignes et sur les chemins. Le vent apporte des cris d’appel :

– Boubik… Boubik !… Boubik ! !

On l’a volé dans le petit hangar. L’abatis d’arbres et les sonnettes, le cadenas, rien n’a servi. Pendant la tempête pouvait-on entendre ? Est-ce les matelots du poste ? Est-ce Boubik lui-même qui s’est enfui, effrayé ? On ne cherche pas chez les matelots : ne va pas t’y frotter ! La génisse d’Antonina Vassilievna, de la combe au froment, avait disparu ; Antonina Vassilievna apprit que la peau de sa génisse séchait dans la cour du poste ; elle n’osa rien dire ; on pouvait y perdre encore davantage…

L’institutrice, auprès de ma clôture, me dit :

– On a volé notre Boubik, tout notre espoir… Maman est au lit ; elle a trop couru dans les ravins. C’est quelqu’un de connu ; autrement le chevreau aurait bêlé, et nous avons le sommeil léger. Trois fois, cette nuit, je me suis levée pendant la tempête. C’est certainement lui, vers le matin… Voilà trois nuits qu’il n’a pas couché ici… Il a dit qu’il s’en allait dans la steppe, toucher on ne sait quel dû… C’est clair. Il a dit ça pour détourner les soupçons. À présent nous voilà perdus… Ce n’est pas un vol, mais un infanticide !…

Deuil au Bon Port !… Vadik et Koldik cherchent alentour et crient d’une voix aiguë :

– Boubik ! cher Boubik ! Soudale, Soudale .

Voici déjà la nuit close. Un vent furieux semble vouloir arracher même les étoiles ; elles tressaillent, tremblent dans l’infini noir. Le vent lisse la mer, qui est comme une vitre froide. Les étoiles frémissent sur elle. Tout le monde s’est depuis longtemps verrouillé, frissonnant aux heurts : on ne sait pas présentement qui pousse les portes. Et, dans les rafales du vent, des cris, des prières étouffés, arrivent :

– Bou… ou… bik !… Bou… ou… bik !…

Nous sommes dans la nuit noire en pleine tempête, sur le terrain vague. Les étoiles tremblent sous le vent. Telles de mystérieuses petites bêtes, les inquiets chardons roulants bruissent dans le noir, se collent aux jambes, volent, errent… Les boîtes en fer-blanc, éventrées, se vident ; elles grondent en pirouettant dans l’obscurité, sifflent, tintent, cognent aux pierres. Sur ses gonds rouillés grince la petite porte du hangar. Le vent s’engouffre dans la villa mutilée. La tôle du toit tressaute ; les volets battent. Pendant une nuit de tempête, sur le terrain vague, les cris de la vie ravagée sont mornes, angoissants ; il est pénible de les entendre. Ils glissent dans l’âme les forces ténébreuses : le vide noir et la mort. Les animaux, inquiets, se mettent à crier, et les gens… qu’il est effrayant de les entendre !

Quand donc ce sifflement cessera-t-il ? Ils hurlent, crient…

– Peut-être est-il parti sur la route ! Il est allé se mettre à l’abri du vent. Il doit s’être blotti quelque part dans les buissons…

– Soudar… Soudar… Boubik… Boubik !…

– Il a peut-être enfoncé la porte, effrayé par la tempête ?…

– C’est possible… Il était fort et les gonds sont rouillés, usés… Le cadenas est intact.

– Plaise à Dieu… qu’il s’en soit allé où le vent est moins fort !… Il broute.

Marina Sémionovna avait couru deux jours : nulle part, ni touffe de poils, ni sang, ni entrailles ; Boubik Soudar est disparu, totalement disparu…

Et alentour, dans la petite ville, le bruit courut que le chevreau des Pribytko avait disparu.

Le père diacre raconta au marché :

– J’avais, pendant que je l’admirais, un drôle de pressentiment. On ne pouvait pas garder un pareil biquet ! Une fortune sur la route ! Un chevreau, race Phi-li-bert !… splendide !… Un pareil chevreau il fallait le garder chez soi, dans son lit ! Et mon âme reste encore maintenant pleine de noirs pressentiments !

Le père diacre ne se trompait pas : le même jour sa vache disparut.

– Marina Sémionovna l’avait prédit !… Le voilà, le lien secret des événements ! Tout n’est pas si simple en ce monde…

Le diacre chercha sa vache, puis en fit son deuil.

– On n’y peut rien… Au printemps, j’irai avec ma famille dans la steppe, chez des paysans : qu’ils me prennent comme diacre ou n’importe quoi ! Si on ne veut pas de nous, nous cheminerons par expiation à travers la grande Russie. Rien ne me fait peur ; la terre est ma terre natale, le peuple est le peuple russe ; il s’y trouve des brigands, mais ce n’est pas un mauvais peuple ; il est bon. Lorsqu’on plaît à notre peuple, on ne succombe pas ! « Eh, quoi ! dirai-je, frères… nous sommes tous habitants de la terre, assujettis au blé, et à Dieu, notre Seigneur ! Je ne suis pas, il est vrai, un homme ordinaire, mais un diacre ; mais je n’en tire pas vanité. Même quand il tonne sur moi, j’accepte le tonnerre que Dieu m’envoie. Nous sommes tous comme des arbustes dans un champ. Pourquoi donc nous vouloir du mal ? »

Ainsi se réconfortait le père diacre à l’âme joviale. Il ne craignait ni le feu, ni l’épée, ni la mort. Arbuste planté dans un champ par Dieu, c’est Dieu aussi qui l’en arracherait.

Et en raison de sa foi et de sa bénignité, en raison de sa gaieté, sa vache lui fut rendue. On la retrouva dans la forêt. Elle avait dû s’égarer, et de braves gens l’avaient attachée…

– Le Seigneur l’a ramenée ! dit le diacre humblement.

Mais le Seigneur ne ramena pas le chevreau de Marina Sémionovna. N’insiste pas !

La tempête apaisée, le père Andreï revint de la steppe, rapportant un plein sac de provisions. En échange du cochon de lait qu’ils lui devaient, les paysans lui avaient donné du lard, du froment et des tripes de vaches…

Il arriva à la nuit, exténué, et s’assit sous un poirier. Marina Sémionovna rentrait ses canes.

– Ce que je suis fatigué, Marina Sémionovna, dit-il. Dieu nous en préserve ! Il n’y a, dans la steppe, que des ossements : à chaque pas, des ossements… C’est donc que les chevaux ont crevé ; ici un crâne, et, plus loin, une patte avec un fer… Et les gens… Dieu nous en préserve, comme ils vous traitent ! Au col, trois hommes, avec des carabines, viennent de m’arrêter : « Halte, patron ! Que portes-tu là ? » Ils voient que j’ai un costume printanier, un peu de blé dans mon sac, un morceau de lard. Ils me disent : « Nous ne faisons pas de mal à tes pareils, nous sommes des Ranguéliens (partisans de Wrangel). Vous pouvez circuler librement. » Poliment, ils me serrent la main. J’ai eu tellement froid qu’il me semblait que je ne reviendrais jamais…

Il parlait d’un air las, concentré. Son visage avait gonflé et jauni ; il avait vieilli de dix ans.

– Père Andreï, lui dit Marina Sémionovna, le pénétrant du regard, écoutez ce que je veux vous dire…

– Quoi donc, Marina Sémionovna ?

Et le père Andreï, remarquant que l’institutrice ne le quittait pas des yeux, eut comme un frisson et tâta son sac.

– Voilà ce que je veux vous dire… Il y a déjà cinq jours que l’on a volé mon chevreau… notre Boubik…

– Oho… quel malheur !… Mais ça ne peut pas être ! (Et l’oncle Andreï se leva et se mit même à trembler.) Mais, mon Dieu… quel est ce malfaiteur ?… Il fait périr vos petits bambins ! Mais quelle affaire !… Que la foudre le tue ! Que les vers le mangent, le chien !… qu’il… Mais dites-vous bien la vérité, Marina Sémionovna ?…

– Père Andreï, reprit Marina Sémionovna d’une voix blanche, sans quitter les yeux clignotants du bonhomme, je veux vous dire ceci : je devine qui est ce malfaiteur : c’est vous !…

– Moi ?… Que je… que Dieu me tue !… Mais j’ai toute la semaine erré dans la steppe !… Affamé, gelé !… Suis-je donc le malfaiteur qui ?… Croyez-vous en Dieu, Marina Sémionovna !…

Le père Andreï enleva le chapeau mou du ci-devant officier de police, qu’il s’était procuré au grenier, et se mit à se signer.

– Que je… que je meure comme un chien… sans pope, ni rémission… que dans ce monde et dans l’autre !… Que les yeux me sortent de la tête… que les vers me rongent !…

– Vous crèverez, père Andreï… souvenez-vous de ma parole ! Je sais le mot qu’il faut dire !… Les vers vous mangeront… tout comme vous avez mangé mon chevreau… Il vous étranglera… Souvenez-vous en… Sa graisse vous étouffera !

Le père Andreï haussa les épaules.

– Vous insultez un pauvre homme, Marina Sémionovna !…

– Pourquoi ne me regardez-vous pas dans les yeux, hein ?… La graisse de mon chevreau vous reste dans la gorge ? Elle va vous étouffer, père Andreï ! Que mes petits-fils meurent d’une mauvaise mort, cria-t-elle à pleine voix, ces petits enfants du bon Dieu, ces orphelins… Qu’il n’y ait pas de justice sur la terre, si vous ne crevez pas de mon chevreau !… Les vers vous rongeront sous mes yeux, je le sens… à peine la neige tombera !…

La figure du père Andreï s’assombrit. Il tourna vers le jardin ses yeux troubles, rentrés, et dit d’une voix rauque :

– Les vers rongeront chacun de nous, Marina Sémionovna, je vous l’ai déjà dit ! M’a-t-on assez offensé, pauvre vieux !… On a tué ma vache ; j’ai dû céder mon petit cochon à moitié prix… À la guerre, les poux malfaisants me piquaient… tout ça ne m’a rien fait !… Mais vous, vous m’avez profondément offensé !… Bien sûr, vous êtes de la condition des maîtres, et nous sommes des gens de travail, pour ainsi dire… de sang noir… Aussi faut-il que nous vous détruisions !… Seulement vous êtes du sexe féminin ; sans ça je vous arracherais la tête !

– Et toi… vipère rayée, je te tuerai comme un chien avec mon sarcloir ! Crois-tu que j’aie peur de toi ? Avoir peur de Caïn ! Je vois au travers de toi ! Je suis un être qui travaille… Pour mon labeur je t’arracherai l’âme ! Tu feras mieux de ne pas repasser devant chez moi… je te tuerai de mes propres mains… File, file !… Je ne peux pas te voir, meurtrier !…

Marina Sémionovna, dans le calme nocturne du jardin, cria beaucoup de choses effrayantes. Les enfants, qu’on oubliait, regardaient, écoutaient, les yeux écarquillés.

– Vous en aurez toujours assez ! dit seulement le père Andreï.

Et il s’éloigna vers l’ancien pavillon du colonel.

– C’est lui, le gredin ! c’est lui ! !… Que je ne me lève pas demain, que je meure sans pardon, s’il n’a pas enlevé mon chevreau ! Tous les jours, avec un Tatare, il tournaillait sur le coteau, dans les arbustes.

– Mais il revient de la steppe ?…

– Oui, mais, j’ai tiré les cartes sur cette âme noire… et, trois fois, j’ai vu clair comme dans l’eau… Il rôdait près de Korbek, et, hier, on l’a vu au marché, dans un café. Moi, avoir peur de lui !… Qu’il vienne m’étrangler la nuit… Je lutterai pour mon bien jusqu’à la dernière goutte de mon sang ! Ils n’ouvrent le bec, les maudits, que tant qu’on ne leur montre pas le bâton ! Au premier bâton, tous serrent les fesses ! Ils ont fait les malins… Maintenant, qu’ils avalent la sauce !… Tant pis pour eux !

Le chevreau était bien disparu… Deux canards disparurent aussi. Le père Andreï survint et dit avec reproche :

– Vous allez dire maintenant aussi que j’ai mangé vos canards ! Allons, dites-le ! J’ai trouvé dans la combe une tête, et ce qu’il y avait de duvet !… Quel trou il lui a fait, le maudit !… Il a mangé toute la cervelle.

Marina Sémionovna porta la main à son cœur et resta trois jours couchée, presque à la mort. Le vieux médecin qui demeure sur la crête, vint la voir et déclara que c’était de la faiblesse cardiaque. Il mangea, pour prix de sa visite, un tourteau et une poire cuite.

Le chevreau était disparu, bien disparu. Qu’est-ce que la disparition d’un biquet lorsque les gens disparaissent comme rien !… Un docteur et sa femme furent tués sur la route de Soudak. On croyait trouver sur eux de l’or. On a tué à coups de poignard, près de Korbek, un instituteur et sa femme. Et l’on a tué aussi quelqu’un, à coups de hache, près de la ville… et encore quelqu’un… encore quelqu’un…

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