XXIX La terre gémit

Je n’arrive pas à m’endormir. Le Seigneur a touché mon âme et ces pauvres murailles sont étroites. Je veux être sous le ciel, même si les nuages se cachent. Je veux être près de Lui… sentir son souffle dans le vent, entrevoir sa lumière dans les ténèbres.

Que la nuit est noire ! La pluie a cessé ; c’est le calme profond ; mais non pas le calme plein des sombres nuits d’été ; c’est un calme agité, attentif. D’un instant à l’autre, il peut arriver quelque chose. Mais quoi ?… Je sais qu’après la pluie, le vent peut se déchaîner ; il se déchaînera tout d’un coup. Maintenant, on entend même tomber des gouttes espacées, et, là, tout au fond, la mer brise ses vagues avec un bruit de respiration. J’entends même le chien de Verba qui se gratte…

Je marche doucement dans le jardin, cherchant les étoiles. Je vais tout de suite, tout de suite les voir. On les sent sous les nuages. L’arôme de la terre mouillée et celui de l’humidité des montagnes se dégagent. Le vent va se déchaîner, l’atmosphère est tendue. Les aiguilles humides du cèdre m’aspergent le visage… J’étouffe mes pas… Une douleur m’étreint le cœur…

Voici un gémissement inquiet, prolongé… qui arrive d’une gorge lointaine. Puis, à nouveau, le calme. Puis, profond, lourd, un autre soupir… Quelqu’un n’en pouvant plus, cède à une grande douleur. C’est la plainte aiguë, suffoquée, de quelqu’un qui est abandonné de tous…

Je le connais, ce gémissement qui oppresse et qui pince. Je l’ai récemment entendu. Il vient de dessous la terre ; il appelle sourdement…

Alentour, chacun en parle :

– Dans la nuit maintenant, dans les gorges, près de la mer… cela gémit ainsi : ou-ou-ou… Et ensuite un profond soupir : aaaa… a. Le cœur est prêt à défaillir. C’est comme si la terre gémissait. Ce sont ceux que l’on n’a pas achevé de tuer qui gémissent, demandant une tombe… Oh ! que c’est lugubre !…

Je tends l’oreille dans la nuit. Des gorges, arrive le pénible gémissement : ou-ou-ou… ou…

Ne trouvant pas d’issue, ce bruit se prolonge et rentre sous terre ; et ça recommence, recommence… Une mortelle tristesse étreint le cœur. Serait-ce les gens abandonnés dans les gorges, la poitrine et la tête trouées… cadavres nus ?… Il y en a partout, privés de sépulture…

Mon esprit me le dit : c’est un phoque qui crie ; c’est le phoque de la mer Noire – le bélouga. – Peu de pêcheurs le connaissent ; l’espèce disparaît ; et ils n’aiment pas à l’entendre. Par les nuits sombres, le phoque blanc soulève hors de la mer sa tête ronde, l’appuie sur un rocher, et geint… On ne l’aime pas ; les pêcheurs en ont peur : « le poisson aussi en a peur »…

Mon esprit me dit cela ; mais pour le cœur… c’est pénible de l’entendre.

J’écoute longtemps, me taisant, et la douleur crie en moi. Voilà le vent déchaîné qui vient de la montagne. Les cyprès gémissent, saluent, se balancent. On voit, sur le ciel étoile, leurs pointes trembler. Le vent chasse les nuages… Maintenant, il va souffler en tempête durant vingt-quatre heures. S’il ne cesse pas alors, ça durera trois jours. S’il ne cesse pas au bout des trois jours, il y en aura pour neuf jours. Les Tatares savent cela.

Entre les rafales, on entend, en ville, comme une sonnerie d’horloge. Pas arrêtée ?… Il n’y a pas d’horloge en ville ; c’est le gardien de l’église qui y sonne les heures. Ces temps derniers, il sonnait rarement. Qu’est-ce qui lui prend ?… Onze coups ! Mais peut-être le vent en a-t-il emporté un… Minuit ?

Je regarde du côté de la ville. Ni étincelles, ni feu. Un abîme noir. Mais qu’est-ce donc là-bas, plus haut, vers la mer ?… Un incendie !… Une colonne noire et rose s’élève… Un incendie ! !… Mais, peut-être, l’obscurité de la nuit me trompe-t-elle et est-ce plus près, pas sur le port ?… Ne serait-ce pas à la villa Maser chez le menuisier Odariouk, un brasier dans le jardin ? La colonne s’élargit, s’agrandit. Langues de flammes et gros flocons de fumée noire. C’est un incendie. Un incendie !… La tourelle de la colline rouge est éclairée ; on en voit l’œil-de-bœuf. Le réseau noir des amandiers est transparent. Détaché des ténèbres, un cyprès, tel un cierge rouge, se balance et rutile. Un incendie dans les amandaies ? Sur les flammes se découpe le toit noir d’Odariouk.

Je cours en avant du portail sur le petit terre-plein où sont quelques arbustes. Au loin, sous mes pieds, les maisons, proches de la ville, sont colorées de rose, et le cierge-minaret, rose, se dresse au milieu d’elles…

Sur la mer s’étale le large reflet du brasier. Le port lui-même sort de l’obscurité. On voit l’amandaie comme en plein jour, branches et cimes ardentes. Une flamme se déchire, s’élance vers la mer. Le vent fait rage.

– Quel incendie… Seigneur !… La villa Dakhnov brûle !

Des voix de voisins, derrière chez moi, sortent de l’obscurité. Ïachka a jeté sur lui un tapis, la vieille bonne une couverture de chiffons. De la colline de Verba, on entend :

– Ce sont les matelots qui brûlent… parole d’honneur !… C’est leur poste !… Non, c’est la villa Dakhnov !

La rougeur de l’incendie fait toute rose la clairière où nous sommes.

– Saints du Paradis !… s’écrie la vieille bonne. Mais c’est chez Mikhaïl Vassilitch que ça brûle ! C’est chez lui !… C’est sa nouvelle villa en bois mince… Je le vois d’après la vieille maison… Regardez-la !

Évidemment, le feu, c’est chez le docteur, derrière son ancienne maison.

Ça s’éteint ; c’est fini, la villa est brûlée ! Bâtie en lattes, fallait-il si longtemps ?

Le toit a dû s’effondrer, un appel de flammes se produire, et tout s’est obscurci.

– Cours-y, Ïacha, crie la vieille, va voir !

– La bonne, demande la voix maladive de la maîtresse, où est le feu ?

– C’est un hangar sur le quai… Dormez tranquille. C’est déjà éteint.

– Rentre, la bonne ! On a fait peur aux enfants.

On ne voit plus les amandaies. Derrière elles, un faible reflet. Debout près de ma porte, j’attends vaguement… Je s ais. Pas besoin d’y aller ! La maison du vieux docteur a brûlé… Je le sais bien… Mais ce n’est peut-être quela villa… Le docteur reviendra dans sa vieille maison… Qu’importe, tout est désert !

Grâce au vent, les étoiles reparaissent. La voie lactée s’est déplacée vers le Castelle ; il est donc une heure du matin. Et j’attends toujours.

Des pas ; quelqu’un souffle péniblement, se hâte… C’est Ïacha.

– Eh bien ?

– Fini ! Le docteur est brûlé ! Et personne, personne !… Il n’y a qu’un matelot qui chasse ceux qui sont accourus… Personne ne sait rien… Et on ne voit pas le docteur… On dit qu’il a dû brûler… En cinq minutes, tout a flambé ! C’est qu’il se barricadait fortement… En dedans, il mettait des pieux… Le matelot a dit que ça a pris en dedans. On voyait le feu de leur poste… « C’est forcé, dit-il, qu’il ait brûlé… Un patron, chez qui il y a le feu, sort naturellement, et on ne l’a pas vu… » Tout le monde dit ça ! À moins qu’il ne soit caché quelque part !… Il allumait toujours son poêle la nuit. Et il avait quelque chose là… qui ne marchait pas… Allons, je vais me coucher… Écoutez, c’est encore lui qui gémit ? Il a porté malheur au docteur !…

Oui, le dauphin gémit… ou bien serait-ce le vent et les boîtes de fer-blanc ?… Le docteur a brûlé. Il est parti dans le feu. S’est-il brûlé lui-même… ou, peut-être, est-ce un accident ?… Maintenant, on ne craint rien. Le docteur a passé comme une branche dans le poêle.

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