XII L’antre du loup

Aller dans la combe basse chercher du bois ?… Les parois y forment une coupe profonde ; le ciel y est plus que bleu. Rien que des buissons et des pierres. L’ardeur du soleil y tremble, vibre, se pâme. Couvertes de pierres, les racines des chênes millénaires dorment leur dernier sommeil. Je les réveille avec ma cognée. Leurs éclats, morceaux de soleil, volent en sifflant ; ils éclaireront en hiver. Un serpent, des pierres, à ventre jaune, somnole à la chaleur solaire ; il tourne, en entendant des pas, son œil indolent, et s’enroule. Il me connaît, est habitué à moi. Je vais le bercer d’un paisible sifflement. Il continue à sommeiller, gardant aux aguets son œil au cercle doré. Il est comme moi la production du soleil : un mendiant comme moi – toujours seul. Et voilà aussi un lézard des pierres. Il sort, regarde et reste figé. De peur ? D’étonnement à la vue de l’Univers ? Allongé comme une flèche, il écarquille ses yeux – petits grains de caviar. Les grillons des steppes agitent aux oreilles leur incessante crécelle, comme rouillée. C’est le cœur chaud de la combe. Quand ils s’arrêtent, on est assourdi par le calme ; la tête tourne de ce silence.

Je n’ai pas la force d’aller jusqu’à la combe ; la journée m’a déjà épuisé.

Voici le billot ébréché par la hache. Je connais son histoire…

C’était en plein printemps, le jour de notre arrivée, quand les glycines fleurissaient la véranda et qu’un merle, perché sur la cime d’un vieil amandier, flûtait doucement, tendrement, sa chanson du soir. Tout était accueillant : les églantiers roses, au long de la cloison, les murailles blanches de la petite maison, avec ses volets verts, pareils à des oreilles, le paon faisant pour la nuit sa toilette sous le cèdre, la fumée bleue au-dessus de la cuisine – et le premier souper. La montagne déjà enveloppée de la buée bleue de la nuit, semblait dire à l’âme :

– Désormais… ensemble ?

La montagne allait maintenant épier notre paisible vie, laisser venir ou nous cacher le soleil, grouiller et sonner aux pluies. Dorée et bleu foncé, ensoleillée ou nocturne, elle nous regarderait jusqu’à la fin sereine de notre vie.

En cette soirée de timides espoirs, je me promenais lentement dans le jardin. Mes arbres !… Ce vieil amandier, son écorce est rongée, mais il semble encore vigoureux et est tout couvert de fleurs… Et cela ?… est-ce un pêcher ? Les vents le tourmentent. Qu’importe ; nous l’attacherons. Et voilà un chêne… Tu croîtras longtemps, longtemps… Tu me verras devenir vieux, autre moi-même… Je m’assiérai ici – il y faut mettre un banc – et je contemplerai de mes yeux qui s’éteindront, le jardin toujours nouveau, l’étoile immuable au-dessus du Babougane…

Je t’ai alors trouvé, compagnon de mon travail, billot de chêne. Tu traînais sous les cyprès, dans l’ombre et dans la paix ; je t’aperçus de l’œil du maître et te caressai du regard. J’étais si heureux ce soir-là. Je te portai dans mes bras et te traînai à la lumière : « Réjouis-toi avec nous ; nous travaillerons ensemble. » As-tu entendu, vieux, quand nous parlions, enfantinement graves, de l’endroit où nous te placerions ? Ainsi tu pourrais demeurer des années, et comme il serait bien de s’asseoir sur toi, le soir, pour fumer une cigarette, regarder la mer, rêver aux espaces et croire fermement que le fil de notre vie ne serait pas tranché, et qu’un autre fil, proche de la nôtre, se déroulerait près d’elle !… Et tu ne cesserais pas d’être le témoin débonnaire des vies nouvelles… Maintenant rien ne sera plus ! Tu es tout entaillé ; on a coupé sur toi des monceaux de branches piquantes ; un monceau de pensées a été haché en même temps, et tout a brûlé… Je te brûlerai, toi aussi ! Je te fendrai avec des coins, et je te brûlerai, espoir déçu…

Je regarde les fentes du billot ; des fourmis y courent… Ne frappe-t-on pas au portail ?…

… Au portail, des chevaux tatares hennissent et piaffent. C’est pour une promenade dans la montagne. Les cigales secouent leurs castagnettes. La journée est chaude, brûlante. Les poires pendent dans le jardin. Les pêches et les merises couvrent tous les arbres. Mais ce ne sont pas mes arbres ! Et la véranda à colonnes, aux rideaux de bruyant verre de couleur, n’est pas ma véranda… Il faut se presser ; on va faire une promenade dans la montagne… Mais où donc a disparu tout ce monde ? Les chevaux : impatients piaffent au portail… Je marche, j’appelle, je cherche… Ce n’est pourtant pas ma véranda qui scintille de feux !… Je cherche et j’appelle, inquiet ; je traverse les grandes pièces. Ce ne sont pas les miennes… Les miennes étaient plus simples, plus intimes, plus tranquilles… Il n’y avait pas cette lumière froide, et les merisiers ne touchaient pas aux fenêtres. Je marche et marche dans ces pièces. Les miennes doivent être par ici…

Je revois les entailles du billot, les fourmis y courent… J’examine de mes yeux mi-clos. Ah ! voici mon jardin et mes arbres !… Ce n’était qu’un rêve… un rêve d’une minute… Voici notre petite maison paisible. Il n’y a à se presser pour aller nulle part. C’est Tamarka qui ébranle encore le portail…

Le paon crie farouchement. Qu’est-ce qui lui fait peur ? Quoi donc ! Qu’est-ce qui peut encore lui arriver ?

J’entends, du côté de la mer, une voix qui hurle :

– Oh ! braves gens… voyez !… Voyez donc, braves gens !…

C’est en bas, dans le coin des professeurs – coin mort depuis longtemps. Dans les pensions, les cloches ne sonnent plus, n’appellent plus aux déjeuners et aux dîners ; les cloches, on les a arrachées. On les a échangées contre de l’alcool. Elles deviendront des balles ; il reste encore beaucoup de bêtes intactes. Le soir n’apporte plus les vocalises d’une cantatrice au repos, ni le trio de Tchaïkovski. Cantatrices, musiciens se sont tus ; les airs de Tchaïkovski ont été volés et traînent dans les boîtes des marchés.

En bas, des voix hurlent ; quelqu’un y habite donc encore ? Il reste encore des repaires.

– Oïe, bra-ves-gens…

Il n’y a plus ni gens, ni braves gens…

Les murs de La Rose d’or, rosissent encore ; la villa Marina, la villa Anna…, mais ce sont des chouettes qui les habitent, les petites chouettes dormeuses qui crient lugubrement la nuit : Spliou-ou, spliou-ou . Dormez ! On ne vous dérangera pas. Voici les Linden, couleur de safran, jadis ornés de lauriers-roses dans des caisses vertes, placées sur un terre-plein semé de gravier. Adieu, le bosquet de lauriers-roses ! Des jardiniers industrieux les ont arrachés de leurs caisses, ont brûlé les caisses. L’ancien propriétaire, un vieil amiral, fouillait d’ici la mer avec une longue-vue. Il s’était créé, sur terre, un nouveau bateau et arpentait son balcon en fumant un cigare, dans la splendeur d’une tunique blanche comme la neige, l’éclat de son pantalon blanc et de silencieuses chaussures blanches, la barbe blanche, tout salé par les embruns. Il avait troqué les tempêtes contre le calme plat, l’inutile coutelas contre le sécateur actif, le pont branlant contre les allées de gravier. Il avait édifié des murailles de lauriers-roses, de glycines violettes, des jardins de pêchers et de magnifiques poiriers. On brisa sa longue-vue et l’amiral s’en fut sous terre où l’on est tout à fait calme. L’énorme Koriak, ancien cocher, s’installa sur son « bateau ». Il s’y est agrippé avec sa famille et sa vache, et attend opiniâtrement que cette maison, ce palais, avec ses vignes et ses jardins lui fasse retour comme peines du grand labeur de sa vie qui consistait à conduire en ville l’amiral dans sa charrette basse. Il garde le désert, autrement dit la propriété, en arrache peu à peu les châssis des fenêtres.

En bas, les clameurs deviennent plus bruyantes ; une voix hurlante de femme monte nettement :

– Mais… bra-ves gens… mais regardez donc !…

– Pour ma Riabka, je t’arracherai tous les boyaux ! C’est le hurlement enroué de Koriak.

– Mais regardez donc au moins… bra-ves gens !… On assomme mon homme !

– Rends-moi ma viande !… Je te la tirerai du gosier !… Dis tout de suite où vous l’avez cachée ! Vous avez, vermine, avalé les tripes de ma Riabka !…

– Que Dieu me tue… J’ai passé toute la semaine à Yalta… Mais demandez d’abord aux voisins… Père Stépane, mais votre Riabka ne s’est pas même approchée d’ici !… Pourquoi donc assommez-vous un vieil homme ? !

On assomme un homme !… Cette voix hurlante est-elle une voix humaine ?… Est-ce un hurlement ou un beuglement ?…

– Chien, rends-moi la peau… et la viande !… Si ton bâtard est dans la milice, moi je suis un travailleur… Vous avez tué les bourjouis et maintenant vous tuez vos frères !… Pour ma Riabka… diables sauvages… je vous…

– Oui, je vais tout de suite aller dire au Camité rylussionnaire… que vous avez dissimulé les malles du général !…

– Et qu’est-ce que ça te fait ?… Tu n’as pas assez ?… Tu n’en es pas étouffée ?… Chienne, tu n’as pas trahi assez de gens, assez dissimulé et traîné au marché le bien d’autrui ? Et ton Camité… c’est de la même espèce. Je t’arracherai l’âme… Rends-moi ma viande !

– Pourquoi donc… braves gens, n’intervenez-vous pas !

J’entends un coup sourd, comme si l’on jetait quelqu’un à terre.

– Il a… tué… un homme ; il l’a tué… gens de Dieu !…

– Je vais l’achever… et n’en serai pas puni. J’ai des enfants jeunes…

Çà et là grouillent, rampent des hommes-insectes… Ils étaient cachés quelque part dans des trous. Tous, des collines, regardent le terre-plein devant la pension Linden : c’est comme sur la scène, dans un théâtre grec. Ils se protègent les yeux du soleil. Loin en bas, dans la cour d’une petite maison en torchis, accrochée à la combe, et d’où monte une petite fumée bleue, des hommes, qui n’en sont pas, s’agitent ; deux d’entre eux se vautrent sur le sol. Çà et là court une petite tache bleue, agitant un bâton.

Du coteau des Verba, des jeunes gens accourent en criant :

– On tue quelqu’un sous les Linden !… Ganka, garde la vache !

Ganka crie :

– Je veux aller voir…

Mes voisins aussi sont sortis pour voir.

La voix de Lalia tapote :

– Maman, c’est Stépane Koriak… là-bas, en chemise blanche… Il lui a donné un coup de pied, droit dans le ventre !… Un coup de genou…

– Ne reste pas ici, Lalitchka ! crie la vieille dame. Mon Dieu, quelles brutes !… Au nom du ciel, Lalitchka, rentre… il ne faut pas… Bonne, mais qu’est-ce que c’est ?

– Ce que c’est… répond du bas du coteau la voix de la vieille bonne… Koriak tue le vieux Glasskov à cause de sa vache.

La vieille bonne est descendue près du mur d’appui pour mieux voir.

– Ils le méritent bien. Ils se croient tout permis !… Leur maison regorge, regorge de tout !… Chaque jour que Dieu donne, Marichka a du gigot, du lard, beaucoup de pain et de vin… Ça ne suffisait pas ; ils ont tué une vache qui n’est pas la leur ! Vois, vois, comme il le bat !… Hein ? il va finir de le tuer !

La malheureuse regarde sans pressentir ce qui l’attend. Le nœud de sa malheureuse vie est en train de se resserrer. Le sang appelle le sang.

En bas, sur le théâtre, les râles et les cris augmentent. Les coups pleuvent plus dru.

– Intervenez… braves gens !…

– Je t’arracherai le foie !… Diras-tu, avorton de vipère… où tu as caché la viande ?… la vi-ande !…

On entend des voix invisibles :

– Ah ! pourquoi ses fils sont-ils en ville… ils lui en auraient fait voir !… Ils lui montreront !

– Il était bolchevik pour prendre ce qui était aux autres… et, dès qu’on le touche, comme il y va !

– Pourquoi donc ça ?… Koriak le bat pour avoir son bien ? Qu’est-ce que c’est que ces manières-là ! Ce n’est plus la peine d’avoir de vache ! On les enferme déjà chez soi, et on passe la nuit, la main sur la hache !

– Voilà où les bourjouis maudits ont conduit les gens !… On vivait tranquilles, en paix, et ils ont commencé la guerre !

Sur le théâtre, l’action arrive au dénouement. Le hurlement est plus sourd, comme si on déchirait un gosier :

– Où… est… la… vian… de ?…

– Oïe, maman, j’y cours !…

Des coteaux, on crie :

– Assomme-le, Koriak ; finis-le !…

– Pourquoi l’assommer ?… Il faut commencer par prouver ! « Assomme !… » Vous êtes beaucoup à vouloir assommer !…

– Il a été plusieurs jours à Yalta… Sa femme l’a prouvé…

– C’est des bêtes et pas des gens… Latitchka, va-t’en, va-t’en !… Pas besoin que tu écoutes !…

– Maman, je veux…

Le docteur, sous son ombrelle, la main en visière, regarde aussi. Sa barbe s’agite ; il crie dans l’espace :

– Une tragédie… en bas de la montagne ! Hé ! hé !… Une lutte de titans !… Les loups se mangent entre eux… Allez-y, mes amis… En avant l’apothéose de la culture !… Au revoir !…

Le docteur s’en va dans ses amandaies : « ses jardins d’amandiers ».

Le second fils de la bonne, Iacha, adolescent haut sur jambes, qui va déjà en mer avec les pêcheurs, remonte de la combe. Il crie d’un ton provocant :

– Quand Koriak s’y met, c’est fini ! Il l’a pris aux côtes et l’a flanqué par terre. Mais le vieux a la peau dure !

– Partez, partez tous ! crie hystériquement la vieille dame en se bouchant les oreilles ; je ne peux pas… je peux pas voir ça !…

Soudain Lalia pousse un cri, donne l’alarme :

– Un vautour !… un vautour !… Aïï-iou-aïï !…

Un vautour jaune-roux, aux larges ailes, tache blanche sous le ventre, plane vers le bas de la combe où Koriak étrangle celui qui a tué sa vache.

– Il enlève votre poule !… votre poule !… crie désespérément la petite, trépignant et battant des mains… Là-bas… il a fondu derrière les arbustes… Voyez, du duvet !… Aïï-iou-aïï !

Un duvet blanc voltige au-dessus des buissons. Je dévale la pente sablonneuse, déchire mes derniers vêtements, tombe sur les pierres et les racines du torrent desséché. Des voix crient, veulent effrayer ; on tape dans ses mains.

– Allez du côté des chênes… Le maudit l’a lâchée !…

Je vois au-dessus de ma tête un ventre blanc, aux serres rentrées. L’ombre de l’oiseau de proie, aux ailes sombres, s’éloigne vers la mer.

J’arrive à l’endroit indiqué et vois ma poule blanche, – du sang et des plumes. Je vois une tête arrachée, des yeux clos, une crête baissée : je reconnais la Gloutonne à ses oreillons blêmes. Elle ne venait que de sommeiller sur mes bras et de picorer les pois du docteur, et, dans sa claire pupille, riait le point doré du soleil… Adieu, toi aussi, petite créature qui ne laisses pas de traces. Maintenant, toutes traces s’effacent et l’on a cessé de souffrir ; à présent on ne regrette plus rien.

Je ramassai le tas de plumes ensanglanté… et pour la seconde fois, en cette accablante journée, je pris la lourde pelle. J’allai au bout de ma propriété, dans le coin paisible où se trouve un tas de pierres chaudes… et j’en mis dessus une lourde pour que les chiens ne la déterrent pas… La palissade craque. Iacha me regarde…

– Vous auriez mieux fait de me la donner.

Il a peut-être raison. Maintenant qu’importe : la terre ou le ventre de Iacha ? Non, la terre vaut mieux ; elle apaise.

Je vois les yeux de l’adolescent fouiller sous la pierre, chercher. Quand le jour tombera, je la déterrerai. J’enfouirai la Gloutonne dans la combe aux vignes.

La dinde est sous le cèdre, clignant sa pupille vers le ciel. Les poulets se serrent contre elle ; ils ne sont plus maintenant que quatre ; ils tremblent sur leur cimetière. Mes pauvres petits… pour vous, comme pour tous alentour, c’est la faim, l’effroi et la mort. Quel immense cimetière ! Et combien de soleil ! Les montagnes sont chaudes de lumière ; la mer coule dans sa mouvante splendeur bleue.

En bas, le calme s’est rétabli. Les spectateurs se sont glissés dans les gorges, dans leurs trous. Koriak a-t-il tué le vieux ? Qu’importe ! Rien n’importe maintenant… « a tué » est un mot tout à fait vide.

Je vais et viens dans mon jardin, achevant les pas qu’il me reste à marcher. Je cherche un soutien. Je ne puis pas encore ne pas penser ; je ne puis pas encore me changer en pierre. Depuis mon enfance, j’ai l’habitude de chercher le Soleil de la vérité. Où es-tu, l’Inconnu ? Quelle figure as-tu ?… Je ne veux pas le chercher par chiffres et notes, à la manière des entrepreneurs et gens d’affaires. Je veux l’infini ; je sens Son haleine. Je ne vois pas Ton visage, Seigneur ! Je sens l’immensité de la douleur et de l’angoisse… Je conçois avec horreur le mal incarné, et il augmente en force. J’entends son rugissement sonore, son hurlement de fauve…

Que le soir vienne vite !… Moi… moi, que suis-je ? Une pierre roulant sous le soleil… une pierre avec des yeux et des oreilles… Attends qu’on te pousse du pied. Il n’y a nulle part à aller hors d’ici !… Les montagnes… la mer… quoi regarder encore ?…

Il y a en ville un caveau… Des gens à figures verdâtres y sont entassés ; dans leurs yeux fixes se lisent et l’angoisse et la mort. Les « Sept » qui tenaient la montagne y sont aussi. On s’est emparé d’eux par traîtrise. Fer tordu, que ressentent-ils ? Moi je suis encore libre d’errer ; eux n’ont qu’une issue : la tombe. Le destroyer ce cercueil de fer, est près du port. Son équipage, à l’étoile rouge, repu de mouton, a bu, et dort jusqu’à la nuit. Et jusqu’à la nuit sommeille aussi le drapeau rouge.

Le docteur a dit que quelque chose peut arriver… Je regarde le ciel : se pourrait-il ?

La lumière fait mal aux yeux.

Je vais et viens dans mon jardin examinant les pierres. Que peut-il arriver ? Quel miracle ? Je m’approche du cèdre, m’y arrête comme si je cherchais quelque chose. Cela chauffe ; on étouffe près des cyprès noirs. Le soleil fond toutes les pensées. J’examine ma villa, la petite véranda. Ai-je jadis vécu ici ? La véranda me regarde de ses yeux de verre décoloré, qui semblent avoir pleuré. Les glycines sont fanées depuis longtemps ; les ifs, près de l’auvent, sont desséchés…

Sur le terrain vague, on s’affaire auprès de Larve ; on passe sous elle des brancards ; les chiens de Verba – Tsygane et Belka – rôdent autour d’elle.

De la route quelqu’un crie :

– On devrait la tuer et en faire des côtelettes !

C’est le père Andreï, de l’ancienne villa Le Bon Port, vêtu de son costume de toile, comme un baigneur, coiffé d’un chapeau mou, qu’il s’est approprié. Il est basané, voûté, robuste, tout noir. Il va de tertre en tertre, s’asseyant, regardant les villas, et échangeant par-dessus les buissons des bouts de phrases avec les gens de sa sorte… Il marche et réfléchit.

À son cri, on ne répond pas ; on s’affaire auprès de Larve !

Maintenant que l’on mange de la chair humaine on regarde avec complaisance la viande de cheval. Les Tatares de Kazan la tiennent pour viande de boucherie… Vous, il vous faut de La viande… Moi je suis névète… à rien (végétarien). Pour moi, par Dieu, qu’il n’y en ait même pas du tout !… la viande me constipe… Pour moi, c’est de la nourriture nuisible… du poison !…

On ne lui répond pas, l’attention occupée à Larve. Il s’approche de ma clôture.

– Je regarde votre petite dinde, et… j’en frémis. Où s’en va-t-elle ? Où le diable la mène-t-il ? Où conduit-elle ses poulets ? Quelque vaurien la tuera avec un bâton. Par le temps qui court, c’est un capital… Comme on a fait à Verba, pour son oie… une belle nuit on l’a prise malgré les chiens… L’homme est maintenant pire que les chiens !… Moi, j’ai échangé mon cochon pour du froment ; oui, pour avoir bêché chez eux, les Tartares m’ont donné cinq seaux de vin… Me voilà pourvu jusqu’au printemps… Et quand j’aurai payé la vache de Lizavéta, alors… Combien j’ai reçu au mois de mai pour avoir bêché ?… C’est la vieille Pribytko qui arrange tout ça avec sa vieille tête !… En mai, c’est pour cette… c’est pour mes terrassements d’octobre que j’ai reçu… et, hier, j’ai encore touché de l’argent pour avoir taillé une très énorme vigne ! Et quand j’aurai payé la vache de Lizavéta (sa femme) – elle l’a achetée, la charogne, sans un sou ! – alors, je le dis, je pourrai faire le seigneur… À propos du paon, je veux vous demander… pourquoi le laissez-vous célibataire ? Vous devriez ou le manger, ou l’apporter au marché. Les Tatares riches auraient envie de sa queue… Leurs femmes en mettent, en guise de fleurs, des plumes dans leurs cheveux… Et la chair, si on peut dire, de ces oiseaux… est-elle mangeable ?… Il s’éloigne… continuant son petit tour. Il marche en réfléchissant…

Le paon ?… Est-il encore à moi ? Si je l’échangeais pour du tabac ?… Il ne m’en reste qu’une pincée, et il en faut beaucoup fumer… Il faut garder du tabac pour la nuit… La nuit, les pensées vous assaillent. Mais le paon, maintenant, est devenu sauvage, comment l’attraper ? On peut l’échanger contre du tabac, ce n’est pas du froment.

Je regarde autour de moi et je cherche le paon. Le voilà qui se pavane sur le terrain vague, traînant sa queue… Un ornement pour les femmes tatares… riches… Y a-t-il encore des gens riches ? J’examine, rumine, et le paon me regarde – mon « tabac »…

Je détourne les yeux et tâche d’oublier le passé. Les premières matinées joyeuses commençaient par son cri sur le toit, son piétinement sur la tôle de notre maison. Sans lui, ce sera encore plus lugubre…

Je m’assieds sous l’auvent de la véranda, au frais… Le soleil a passé derrière la maison. Il quitte aussi les planches desséchées du jardin… Les tomates becquetées pendent en lambeaux sanglants ; il n’y a même plus à arroser. Je regarde à mes pieds la terre fendillée. Les fourmis, encore vivantes, s’affairent, charriant des provisions dans leurs trous… Elles ont, elles aussi, on ne sait quels plans. Celle-ci semble réfléchir. N’est-ce pas une fourmi-penseur ? Je prends une branche d’if sèche, la promène par terre et balaie… Où en sont maintenant ses plans ?… et sa philosophie ?

Ainsi de tout. Une force aveugle… balaie… Et le soleil décrit son orbe. Tournera-t-il toujours ? La force aveugle le prendra, lui aussi ; et il ne tournera plus.

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