XXVI Là, en bas

Le vent me chasse vers la colline rouge où il y avait, naguère, une pension avec des arbres plantés par des écrivains russes. Ces arbres ont été coupés… Je me rappelle Tchékhov… « le ciel en diamants…  » Homme d’une tendre conscience, comment vivrait-il aujourd’hui ? De quoi vivrait-il ?…

Je passe près de la villa des Roses. Tout est désert. La petite ville est morte elle aussi. Le vent a nettoyé la route à fond et roulé à la mer tous les tournesols. Sous le vent de la côte, la mer est tout unie, et ce n’est qu’à l’arrière-plan que noircit une raie d’orage. Je longe, sur le quai désert, un espace incendié, des devantures brisées et cloutées de planches, sur quoi se balancent des lambeaux décolorés d’ordres et d’ordonnances : « fusiller… fusiller… sans jugement… sur place !… sous menace du tribunal… » On ne voit plus âme qui vive. Eux non plus, on ne les voit pas. Auprès de l’ancienne douane, un seul individu à étoile rouge, embossé, les jambes écartées, entourées de bandes, fait grincer, par manière de jeu, un verrou qu’il tire.

Je marche, je marche… Le vent court, joue, ébranle une planche, fait bruire les poteaux télégraphiques. Je longe la plage déserte, vide, avec le kiosque-rotonde dans lequel le vent s’engouffre. Je fais un détour pour éviter le presbytère, enclos de fils barbelés. C’est là que sont les cachots. Ils renferment encore de la vie qui respire. Là-bas, dans le dépôt d’ordures, parmi les détritus des anthropophages, des enfants, des vieilles cherchent une peau de saucisson, un os de mouton rongé, une tête de hareng, des épluchures de pommes de terre…

Sur le penchant, j’aperçois un grand vieux, engoncé dans un passe-montagne, un châle jeté sur ses épaules, avec une corbeille et un grand bâton.

– Ivan Mikhaïlytch !…

– Mon ami… mon cher… gémit-il, de sa grosse voix lourde. (Et ses yeux mourants qui ont tant pleuré, pleurent encore.) Je ramasse les miettes. À la boulangerie tatare, lorsqu’on coupe le pain, il tombe des miettes… et… j’en ai ramassé une poignée, que j’avalerai avec de l’eau bouillante… Ah ! si l’on pouvait se réchauffer l’âme en buvant du thé !… Je me chauffe avec ma commode… mon dernier meuble… J’ai les caisses de mon Lomonossov… avec des fiches… quatre belles caisses. On ne peut pas brûler ça ; ce sont des documents pour l’histoire de notre langue… J’écris mon dernier volume ; je l’achève… Je travaille chaque jour quatre heures le matin ; mais je faiblis et vais à la cuisine soviétique… Bien que les cuisinières jurent… elles me donnent pourtant quelquefois de la soupe ; mais pas de pain… Les professeurs avaient promis de me donner de la farine… mais ils n’en ont pas eux-mêmes…

Nous restons dans le vent sur la route blanche, seuls… Le vent passe entre nous, sifflant dans les anfractuosités.

– Si je pouvais m’en aller dans mon gouvernement de Vologda !… J’y ai une sœur… balbutie-t-il tremblant et suffoquant, se protégeant du vent avec son châle. Elle avait une vache ; j’y boirais du lait, mangerais, sur la fin de ma vie, de la bouillie, du beurre de vache, du fromage à la pie… Qu’il serait bien de s’étuver et de se frotter avec des touffes de bouleau !… Je suis dégoûtant, mon cher ! Il y a trois mois que je ne me suis pas lavé ; je suis en loques… affaibli… Le vent vient de me soulever, m’a renversé… À Orel, on m’a dépouillé de tout… j’avais une bibliothèque… une maison, de l’argent à la banque ; tout cela gagné avec mes livres… Je mourrai… et mon Lomonossov sera perdu ! Et tous les documents avec ! J’ai écrit aux commissaires. Personne n’en a cure… C’est un enfer, mon bon !… Il eût mieux valu que les matelots me noient…

Nous nous séparons.

Je pousse plus loin, plus loin… Personne dans la ville mourante. Le vent a chassé tout le monde. Quelqu’un arrive en voiturette… Je vois un âne pimpant, pomponné de rouge, avec des grelots brillants ; il trottine, remuant les oreilles. Bien nourri, il traîne aisément un petit cabriolet jaune, à roues caoutchoutées. Une dame en gris, gantée de peau, en chapeau bleu clair, le conduit fermement. Des dames élégantes qui se promènent !… Ce n’est pas tout à fait un désert ?… Il n’y a pas que des bateaux cassés, des barcasses et des canots… Il y a aussi de jolis yachts, artistement amarrés dans la baie tranquille… Là-bas, faisant voler le sable et les cailloux, l’âne trottine.

Voici la maison tatare, dix-sept fois fouillée, mise sens dessus dessous pendant les attaques nocturnes. Tout ce qu’amassait et gardait une riche maison tatare : argent, or, pierreries versicolores, montées dans de l’argent niellé ; selles, harnais, fouets des aïeux, froment et foin en meules ; tabac et sacs de noix ; coussins de soie ; énormes édredons, recouverts de bons tapis tcherkesses ; rideaux de soie de Perse, brodés d’arabesques d’argent et entourés de glands d’or, verts jaunes ; kaïks carrés et ajourés ; ceintures avec des lyres d’or ; or, turquoises en pendants d’oreilles ; vaisselle ciselée de Damas, de Bagdad, de Bakhtchissaraï, poignards incrustés de turquoises, de jaspe et d’ivoire tourné ; aiguières d’Arabie, à minces cols de cuivre, bassins du Caucase… tout cela a sombré, morceau par morceau, dans l’abîme sans fond.

Cela flotte, cela navigue quelque part. Cela arrivera outre-mer, trouvera sa muraille, son étagère ou sa vitrine. Cela verra Moscou et Petrograd, les riches appartements des nouveaux maîtres de la vie ; cela verra Londres brumeux et Paris, appréciateur de tout ce qui est beau, et le lointain San Francisco. Les plumes étincelantes de l’oiseau russe déplumé s’envoleront partout. Les objets trouvent des mains, et l’homme un tombeau ; mais, présentement, l’homme ne trouve pas même de tombeau…

Mon vieux Tatare ne vient que de rentrer de la mosquée. Il est assis, jaune, les yeux enfouis comme ceux d’un oiseau des montagnes. Nous restons longtemps muets.

– L’hiver nous fait dire par le vent : j’arrive bientôt ! Mauvaise !

– Oui, c’est mauvais.

– Nos Tatares meurent… Mauvaise !

– Oui, c’est mauvais.

– Pas poires ; pas tabac ; pas maïs ; pas noix ; pas farine ; mauvaise.

C’est mauvaise.

– J’ai mangé citrouille. Voilà. Farine apportait mon fils Mémet… Il a perdu dans la montagne deux sacs farine… Mauvaise.

Oui, c’est tout à fait mauvais…

Et je pars avec mon sac vide. J’ai une grande ascension à faire. La montagne qui semblait basse, est haute maintenant. Pas à pas, je grimpe de roc en roc. Le vent me refoule. Je suis la route blanche de Yalta. Un petit nuage de poussière blanche vient, en tournant, à ma rencontre. Les autos ronflent. Une, une autre… Le fond rouge d’un bonnet, le fond rouge d’une casquette : ce sont eux. Une mitrailleuse est braquée, canon en arrière. Sur les marchepieds, des gens avec des revolvers et des bombes… Ils viennent de là-bas. Ils ont fait leur œuvre, ont décidé du sort des douze – revenus de Varna. Ils se hâtent de rentrer avec le vent : leur route passe par le col, par la crête dangereuse pour eux ! Et je reconnais, les cheveux tombants jusqu’aux épaules, noirs comme l’aile du corbeau, le fin visage au regard doux et rêveur – et une autre figure, ronde, bien nourrie congestionnée par le vent, l’alcool et le soleil. Tous les deux, renversés sur les coussins, sont immobiles, importants, pénétrés de la gravité de leur mission.

Je les regarde longtemps disparaître. J’écoute la corne corner dans l’espace.

Share on Twitter Share on Facebook