XXV Sous les rafales du vent

Les amandaies du docteur… Il faut aller lui dire adieu. Je fais mon dernier tour, ma dernière descente. En bas, je n’ai que faire, et, en haut, on est mieux.

Les branches me fustigent. Alentour cela siffle, hurle. La mer apparaît, puis disparaît ; des moutons y jouent. La maison du docteur blanchit à travers les arbres. Les chambranles de chêne sont assemblés pour des siècles. Les murs sont ceux d’une forteresse. Des citernes y gardent, dans la chaleur de l’été, l’eau glacée des pluies d’hiver. Le docteur, après avoir vendu sa robuste maison, a déménagé dans une autre, faite de minces planches : une maisonnette à sansonnets, un petit cercueil.

Voici le docteur, devant sa maisonnette, immobile, les bras étendus comme ceux d’un épouvantail à moineaux. Le vent secoue ses haillons.

– Le vent m’a porté chez vous, docteur… Je viens vous dire adieu avant l’hiver…

– Oui, oui, fait-il soucieux. (Et sa face gélatineuse continue à regarder en l’air.) Je contrôle ma vue… Hier, j’y voyais distinctement, et, aujourd’hui, je ne vois plus les pommes de pin…

– C’est que le vent les a abattues…

– Vous croyez ?… Mais je ne vois pas non plus les branches ! Depuis dix jours, je ne prends que des amandes… amères. Bah ! laissez ça ! Je n’ai pas envie de me prolonger. Il est vexant seulement de ne pas pouvoir terminer mon ouvrage. Je perds la vue… Les derniers chapitres : l’Apothéose de l’intellectualité russe, je n’aurai pas le temps de les écrire. Je deviens aveugle, c’est sûr… Hier, un confrère qui a l’habileté de manger chaque jour des petits pâtés, m’en a envoyé un… mais j’ai eu, ensuite, de telles douleurs… que j’ai dû prendre de l’opium, et me suis endormi… Sur le matin, j’ai vu ma Natalia Sémionovna. Elle mit la tête sur mon épaule et me dit : « À bientôt… Micha ! » Naturellement, ce sera bientôt. Mais il doit y avoir, au moins là-haut, un monde qui ait un sens quelconque ?… Car nous voulons un sens !… Et, sous l’influence de l’opium, tout m’a été révélé ; mais… je l’ai oublié. Pendant deux heures, je m’en souvins… et comme j’étais heureux ! Je me souviens de quelque chose… à propos « de notre bon oncle ».

– Comment, de notre bon oncle ?

– Cela peut sembler drôle… mais… dans notre humanité, chez nous, chez nous… il n’y avait pas de « bon oncle » !… Un bon oncle sérieux à barbe honnête avec un esprit positif, bien à lui… un oncle avec une petite valise, un petit sac de voyage, même roussi, même usé… mais dans lequel il y aurait eu et des livres de comptes et du pain d’épice, rapporté d’un pèlerinage, et des petites croix de saints… et de l’eau bénite… et un bon fouet !

– Je ne comprends pas, docteur !…

– Peut-être, dit le docteur, clignant malicieusement d’un œil, cela venait-il de l’opium mélangé aux amandes amères… Je veux parler de nos intellectuels. Il n’y avait en eux que… des pôles : le pôle nord et le pôle sud. Tenez, attendez ; vous ne craignez pas le vent ?… Le vent ne peut rien, ni contre vous ni contre moi. Il ne peut pas nous nuire… Un des pôles, mettons le pôle nord, est celui de « l’élévation de l’esprit ». Celui-là c’est du nanan ! Nos intellectuels n’étaient occupés que de rouler de faillite en faillite… et ils ont rendu l’âme. Ils pourrissaient en douceur et y trouvaient leur plaisir. Ils nous servaient, déguisée sous différentes sauces, une même pourriture ; mais quelle pourriture, dites-moi, même voilée sous des nuages d’encens, peut donc nourrir ?… L’autre pôle… est celui – de la chair palpitante et… hideuse – que l’on servait aussi sous des sauces aromatiques ! C’est le pôle des gens audacieux, des brûle-tout, des… charognards. Ceux-là sont plutôt préposés aux fonctions d’hygiène. Ce sont ceux qui disent : « À bas, tout ! » et « Je veux bouffer ! » Mais, bouffer en musique, au roulement du tambour !… « Je veux bouffer en présence de tout le peuple, et même… de toute l’humanité ! » Et, entre les deux pôles, flottait un… « lac » de petit lait !… Lequel, maintenant, a, naturellement… tourné… Mais, au fond, nous n’avions réellement pas de « bon oncle » qui ne fût ni d’un pôle, ni de l’autre, et qui nous eût dit, bonnement : « Écoute, petit : il faut te laver ; il faut te peigner ; il faut prendre une chemise propre… Te voici une croix de tel saint, et un A B C, et un fouet, à tout besoin ! » Il nous manquait l’essentiel !… Et le petit lait a aigri toute l’écuelle… Vous ne comprenez pas ? Hein ?… Et moi, je puis, avec ce thème-là, remplir vingt volumes, nourris de toute sorte de commentaires, historiques et autres ! En tout cas, à défaut d’une bon oncle, nous avions… un cousin !… Mais qu’y a-t-il à attendre d’un cousin ?… Les ordonnances d’un cousin sont pour la plupart d’ordre préservatif et mercuriel. Il quitte pour deux minutes un théâtre de « Variétés » pour venir à l’extrême-onction de sa grand-mère, et ensuite il court chez Mme Ango, assister à sa toilette du matin ; ensuite il va chez sa cousine, s’occuper à digérer, se distraire à composer des vers ; puis il va au Club, où ses amis l’attendent, pour écouter un rapport sur les « aspirations générales ». Ses semelles sont toujours trouées ! Ah ! oui, un bon oncle !… Bientôt, le monde entier va en avoir la nostalgie ! Car un bon oncle, lorsqu’il fait un pas, sait où son pied pose. Et, dans sa valise, tout ce qui se trouve lui appartient. Et dans son livre de comptes tout est inscrit jusqu’à : « Donné deux kopecks à un pauvre sur le parvis » tandis que, sur la manchette du cousin, on lit : « À Palerme, au maître d’hôtel, cinq. » Et l’on ne comprend ni comment ni à quel sujet c’est inscrit, ni même s’il s’agit d’un cinq !

Le docteur, se frottant les yeux, se mit à les essayer sur les pommes de pin.

– Oui, ils faiblissent. Hier, pendant la nuit, on a voulu enfoncer la porte de chêne… mais elle a tenu. Les fenêtres, comme vous le voyez, sont à près de deux mètres du sol ; c’est de la prévoyance. Ils n’ont pu emporter que toutes les pelles et les pioches. Il en va ainsi avec la culture ! L’avant-train de la voiture marchait encore, mais quand le grand écrou lâcha, tout l’arrière-train vola sur lui… Et les bêtes fauves brisèrent leur cage ; les serpents brisèrent leur vitrine…

Le vent qui plie les cyprès lui coupe la respiration, mais il ne veut pas partir, et ne veut pas m’inviter non plus à entrer chez lui. Il veut que nous restions derrière l’arbre ; ainsi nous sommes à l’abri du vent.

– Assurément les abstractions, aujourd’hui, fatiguent énormément ; mais, même ici, on ne peut s’en passer ! Les généralisations sont maintenant inéluctables, car nous établissons des bilans. Il faut décider… Hier, tenez, ce fut déjà la dix-septième personne qui mourut, de faim ! Mais avant-hier, à Aloupka, on a fusillé douze officiers. Ils étaient revenus de Bulgarie sur une felouque, ennuyés d’être séparés de leurs familles. Et j’ai vu justement… l’auto sur laquelle étaient les gens qui venaient faire justice de ceux qui rentraient dans leur patrie par nostalgie !… Il y en avait un, dans l’auto… qui ressemblait à un poète. Des cheveux comme l’aile d’un corbeau, descendant jusqu’aux épaules ; dans les yeux… de la rêverie… allant jusqu’à l’inspiration ; quelque chose d’un autre monde. Une audace héroïque !… Celui qui réside dans les nuages ordonne à des esclaves de tuer douze héros russes, rentrés dans leur pays !… Attendez ! cria le docteur, s’approchant de moi et me prenant par la main. Il y a une chose dont nous ne tenons pas compte : c’est que tout le monde ne meurt pas ! Donc, la vie continuera… Elle continue, du fait seul qu’il reste ceux qui tuent. Et la vie ne consiste plus qu’en ceci : la tuerie ! Les téléphones marchent : « Faut-il tuer ? » – « Il le faut. » – « Nous arrivons ! » – « Hâtez-vous ! » Cela revêt déjà la forme d’une fonction. Il y a donc une chose claire : il faut… partir.

– Et l’espoir, docteur ? Et l’expiation ?…

– Je dis que c’est une fonction ! Quel espoir reste-t-il donc ?… Et l’expiation n’est que la consolidation de la fonction. Grand merci ! C’est de la décomposition totale. Avez-vous une idée de la gangrène gazeuse ? Vous n’en entendez pas le bouillonnement ! Alors, écoutez. Pourquoi n’êtes-vous pas venu, hier à l’Assemblée ?… Méfiez-vous ; on pourrait même vous tuer pour cela ! Je vais tout de suite vous dire…

Le docteur tira de je ne sais quel pli de ses hardes une feuille de papier rose qui trembla dans le vent.

– Tiens-toi, fit-il, reste en place !… Je vais te lâcher !… Lisez ce bout de papier rose : « Présence obligatoire sous peine de citation devant le tribunal révolutionnaire… » Cela va donc bien… jusqu’à la fonction ! Ce n’est pas pour cela que j’y suis allé… mais le maestro lui-même parlait… Appelons-le : le maître de la fonction !… C’était le camarade Deriabine en personne… Naguère, un blanc-bec de l’usine Poutilov invectivait nos professeurs, en remontrait aux maîtres d’école, qui en souriaient non sans agrément ; et ici, c’était Deriabine lui-même. La mobilisation de tous leurs as ! Il fallait donc que toute l’élite intellectuelle apparût. Elle aime le Golgotha, et l’on table sur ses goûts. Eux, les camarades du « Centre  » sont des psychologues. Ils connaissent toutes les cases de « l’Intelligence »… Et tous les intellectuels apparurent ! Même ceux qui avaient des maux de dents et des catarrhes… Ce qu’il y avait de toux et de rhumes ! Lorsqu’on les appela au combat pour se défendre des Deriabine et se défendre eux-mêmes, les intellectuels ne se présentèrent pas ; mais ils arrivèrent exactement à l’heure, pour être fouettés : tous dépenaillés, mais avec leurs lunettes. Quelques-uns avaient mis des faux cols ; peut-être pour sauver leur dignité, ou bien pour protester. N’ayant pas de souliers, ils avaient du moins un col… et ils étaient soumis. Il y avait des médecins, des professeurs, des artistes… Ceux-ci avec un air indépendant, moqueur, mais les lèvres tremblantes ; dans les yeux, une inquiète luxure et comme de la servilité, mais aussi, avec la fière conscience de servir l’art libre !… Que l’un d’eux vînt à tousser théâtralement, comme un lion de salon, comme sur la scène… il s’en effrayait et faisait semblant de s’être enroué ! Le camarade Deriabine avait un bonnet de castor, une pelisse de renard, jetée sur l’épaule… à la Pougatchov .

– Mais… c’est une pelisse de martre qu’il avait !

– Oui… il en a aussi une de martre ; hier, il avait une pelisse de renard… Un type !… Boucher ou boxeur… peut-être garde rural… il y en avait de ce genre-là dans les villages riches… Un mufle large, des pommettes saillantes. Sur la table, devant lui, un revolver de Nogane. Il parla de l’instruction du peuple. Et ce qu’il dit !… Tout à coup, il se mit à brailler… et alors tous de… « Espèces de ci, espèces de là… hurla-t-il, qui se sont bourré la tête de science en buvant le sang et la sueur du peuple ! Je l’exige ! Ouvrez vos cervelles, et montrez au prolétariat ce qu’il y a dedans ! Si vous ne les ouvrez pas… nous vous les ouvrirons de force ! » Et il brandit son revolver. Ce fut comme s’il mettait tout le monde en bière ! Un silence de mort ! Il aurait fallu applaudir, n’est-ce pas ? Quel triomphe pour nous !… Le pouvoir nous appelle enfin à concourir à l’instruction du peuple !… Naguère, on s’efforçait de lui montrer, avec des projections, la manière de vivre des Samoyèdes, les fêtes civiles des libres Américains, leur manière de se reposer, leurs distractions. On cherchait à transmettre au peuple une petite partie de son esprit, de sa science, de sa cervelle, à le lui chuchoter à l’oreille… On faisait en cachette vingt verstes dans la boue pour tâcher de lui montrer la vérité ; et maintenant on exige qu’on lui exhibe toute sa cervelle, mais… Et encore les savants ne paraissaient-ils pas tout à fait satisfaits !… Ce n’est pas à dire qu’ils ne soient pas satisfaits ; mais ils sont inquiets. Ils montrent leur bonne disposition, mais, dans leur toux, il y a comme une ombre. En sortant, ils notaient doucement. Un petit médecin, nommé Choutalov, a dit : « Savez-vous… cela me plaît ; cela sort du sol, et comme c’est naturel !… L’âme du peuple s’éveille ! Ça se tasse ! Il est temps d’abandonner les réflexes, et de se mettre… au gros œuvre ! » Et il s’élança vers le camarade Deriabine, pour lui serrer la main ! Qu’est-ce là ? De la lâcheté ou… un noble repentir ? Ou de l’immersion dans la fosse aux ordures ? Il en est qui aiment ça… Ils vous invitent à vous y tremper et à souffrir. Inclinons-nous devant la nudité éhontée, et nous vaincrons… par la fosse à ordures ! Nous prouverons par là notre amour pour le peuple !… Il est vrai que ces gens-là sont plutôt gens à tête de navets… mais si ces gens-là eux-mêmes se mettent à sonder les idées et à se tourmenter, il n’y a plus qu’à leur pardonner et à patienter, en sorte que… nous nous épuiserons dans la douce souffrance. La voilà, la décomposition du cerveau ! Eh bien, avec une pareille ambiance, il n’y a qu’à se baigner dans la fosse aux ordures !… En quoi se sont donc transformés Prométhée et l’illustre Gain ? En un va-nu-pieds, fondant d’amour désintéressé dans la douceur d’une tinette-Golgotha ! Je voudrais m’enfuir chez les fauves… je n’en puis plus !…

Le docteur lâche le papier rose qui s’envole et voltige comme un papillon. Le vent l’emporte vers la mer.

– Ne vous pressez pas de partir, dit-il. Je veux arriver à l’essentiel, mais les pensées… rongent le cerveau, comme des souris… Elles grignotent tout. Ce n’est pas avec les cyprès que l’on peut parler… ; on a peur de le faire. Et, bientôt, on craindra même de penser… Je veux, pour leur édification, leur laisser un petit cahier. Ceux d’ici, ces Maures, ne comprendront certainement pas… mais que, du moins, messieurs nos anciens journalistes comprennent !… Ils font tout à la façon journaliste, jusqu’aux saignées. Ce doit être intéressant quand ils sont seul à seul ? Ils ne sont pourtant pas des loups ou des boas, qui, dans leur somnolence, n’entendent, lorsqu’ils ont mangé, que leurs borborygmes ! Que font-ils devant leur glace, seul à seul, s’ils ont quelque chose d’humain ? Crachent-ils sur eux-mêmes, qu’en pensez-vous ?… Ou bien ricanent-ils ? Au nom, dirait-on, de… Et tout ce micmac, au nom de quoi ?… Et tout le reste !… C’est qu’ils ne portent pas des smoking, faits par un tailleur tout-populaire ? Et ils ne mangent pas de chair humaine ? Comment ? ils n’en mangent pas !… Pour chacun d’eux, combien de milliers de têtes russes n’est-il pas tombé ? Mais ils recouvrent tout cela de discours et de discours en guise de sable rouge… Et vous croyez qu’il n’y aura aucune expiation ? Oh ! il y en aura une !… Une expiation jusqu’à la septième génération ! Cela aussi, je l’ai vu en rêve… Les ombres les accableront… Ceux d’ici, ce n’est rien. Mais eux aussi donnent à réfléchir. Hier, je passais sur le pont ; trois porteurs d’étoiles me dépassent, coiffés de leurs bonnets de paladins… par dérision de notre passé, alors que la Russie primitive en était aux premiers lambeaux que l’on cousait ensemble. Ils pouffent naturellement, en voyant mon lorgnon. Je me tais. Et ils se mettent à lâcher exprès des bruits incongrus ; ils empestent l’air et en rient. Une pareille idée ne peut naître que sous le crâne d’un misérable… Il est une bête appelée moulette qui n’échappe à la mort qu’en projetant son liquide ; eux font de même. Mais les autres… ont empesté la parole et l’âme ; ont tout infecté… Et encore ils convient à cela tout l’univers ! « Réunissons-nous… pour puer ! » Et il en est qui accourent ! Ils trouvent même dans cette puanteur une sorte de rédemption et de souffrance propitiatoire ; ils attendent de cette puanteur une renaissance. Entende qui peut ! disent-ils. Quels saints François d’Assise !… Ils boiront un bouillon de reliques, jetées à la voirie, et en pleureront. Donc, souffrir est une douceur. Quelle perversion verbale ! Mais quoi ! vous partez ?…

Il me raccompagne jusqu’au bassin et m’arrête.

– Ici, il y a moins de vent. Je ne vous invite pas à entrer… dans mon sépulcre ; j’y mets tout en ordre… mes papiers… Oui… hier, je lisais ce que Cook dit des sauvages ; et j’en ai pleuré ! Le petit pâté de mon confrère me tourmentait les entrailles… Chers et saints sauvages, eux aussi ont convié Cook à manger de la chair humaine !… Ils l’y ont cordialement convié !… À la façon de l’ours des jardins… et ils lui présentèrent un lézard sur le plat des sacrifices… Que ces montagnes sont saintes dans leur ignorance !… Montagnes, abattez-vous sur nous ! Collines, recouvrez-nous ! On a peine à les quitter !… Je rôde dans les jardins, je regarde chaque arbre et lui fais mes adieux ; il est affreux que des cadavres y traînent des semaines. Et le cimetière est ignoble, haut perché, exposé aux vents… Tenez, ce bras-là, les chiens le mangeront !

– Docteur, tout n’est-il pas… chimie ?

– C’est tout de même désagréable. L’esthétique, elle aussi… a ses droits… Tenez, un peintre de ma connaissance dit : « Ils feraient mieux de nous étouffer ! » Ils lui ont commandé des affiches, contre le typhus… avec des poux dessinés de façon plus intelligible pour le prolétariat. Il en a peint deux gros, et a gagné pour cela une livre de pain… qu’il a donnée, en chemin, à des enfants. « Je ne puis pas, dit-il, me nourrir de cela… » Non, vous avez beau dire… Hein ! quelle mer ! Quels luisants, quels papillotements… Je lisais cela récemment dans Gogol. Jadis que c’était beau !… Ah ! s’embarquer et… filer quelque part dans l’océan Indien… Aborder quelque part à Ceylan… S’enfoncer dans la jungle, les forêts… Noyés dans la verdure, des temples y sommeillent dans un repos vert, et, dans une pénombre verte, se dresse un énorme Bouddha. Les hannetons sylvestres grimpent sur lui ; des oiseaux de paradis voltigent, qui sur son épaule, qui sur son oreille, jargonnant à leur manière… et il y a infailliblement auprès de lui un ruisseau, qui murmure. Et le Bouddha, immémorial, les yeux longs regarde, impassible. C’est ainsi que je l’ai vu représenté ! On sent qu’il sait tout. Et il ne cesse de se taire. Rien en lui de mesquin, de piètre, de miteux… Rien de la grande force des élections à « quatre degrés », ou de la « dictature du prolétariat » qui empeste l’air de ses pétarades ; mais… il sait tout ! Si l’on était devant lui… avec, dans la tête, tous les livres, qu’on a lus dans sa vie, avec les souffrances dont on nous a nourris… il comprendrait tout. Il n’y aurait qu’à lui dire ainsi des yeux et du geste… : « Eh bien, quelle est ton idée ? » Et lui ne bougerait pas même un cil !… Sage et voyante pierre ! J’y pense et n’ai pas peur. Rien ne fait peur. Sage pierre, et je pénétrerais en elle – ne fût-ce qu’une demi-heure – pour m’insinuer dans… la substance. Maintenant, tenez, je prie les cyprès ; je prie les montagnes, leur pureté, et « le Bouddha » qu’elles renferment. Si, à présent, je plantais des amandiers, je prierais le dieu des amandiers ! L’amandier a son dieu… Il y en a un aussi pour les cyprès et pour les poules… Tout est dans le Sein… Finir ses jours aux pieds de son socle… river ses yeux sur Lui, et… partir en paix. Peut-être saisirait-on ainsi le « secret », et se réconcilierait-on. Je comprends même pourquoi on adore le feu. Le feu provient de Lui, et retourne à Lui. Et le vent… c’est Son haleine !

Le docteur sembla littéralement saisir le vent et le puiser de ses mains.

– C’est le vent du Tchatyr-Dag, un vent pur. Maintenant c’est comme un ami… Mais, la nuit dernière, comme il hurlait sur le toit ! Bonjour, lui disais-je, ami fidèle ! Tu hurles ? Tu ne m’oublies pas, vieillard que je suis ! Vois-tu, je ne puis me réconcilier avec… la fosse aux ordures ! Dès que je serai à la mort, ils arracheront mes portes de leurs gonds ; ils ont, la nuit passée, arraché deux cadres de fenêtres et un chambranle dans l’autre maison ; je l’ai entendu. Ils dépècent les vaches des autres… Ils se vautrent avec des filles sous mes amandiers. Ils décrochent les gramophones et moulent Barynia à tue-tête. Chaque soir, ils m’obsèdent de cet air-là ! À peine, à grand effort, m’absorbé-je, en moi-même, pour ressasser mes souffrances : vlan ! Barynia à qui mieux mieux ! L’affreux est qu’ils n’en ressentent aucune horreur… Mais quelle horreur peut ressentir un bacille lorsqu’il nage dans le sang humain ? C’est pour lui un délice ! Il se double, se quadruple, envenime de son venin, et pullule. Et le corps d’un jeune être se débat dans les dernières convulsions d’une stupide méningite. « Papa, maman… je meurs… je n’y vois plus… où êtes-vous ?… » Le bacille est déjà dans le cœur, dans le dernier repli de la cervelle consciente, où il danse le cancan sur l’air de Barynia. Il tourne en auto dans la cervelle. Les bacilles ont peut-être, eux aussi leurs manières d’autos… avec des différences, naturellement. La nuit, je me représente de ces tableaux-là… et mon crâne brûle. Je ne m’imaginais jamais que la faim et l’angoisse de la mort pussent faire passer de pareils tableaux sous les yeux. Cela provient des amandes amères ! Non, dites-moi d’où ils sortent… ces bacilles humains ? Où est le grand Pasteur ? Où sont les forts, les bons, les illustres ? Pourquoi sont-ils partis ? Ils se taisent… Non, tenez, ne partez pas encore… Je vais vous montrer la dernière effronterie… Le symbole final !…

Le docteur court vers le réservoir, derrière le hangar, où il y a deux citernes, l’une pour l’été, l’autre pour l’hiver. Il me fait mystérieusement signe du doigt.

– Chacun sait que j’ai toujours de l’eau limpide et fraîche, amassée d’une façon particulière. Et voyez ! Regardez ! !…

Il soulève le couvercle, garni de feutre, et m’oblige à me baisser :

– Vous voyez… cette horreur ?… Vous voyez !

Je vois « l’horreur » qui flotte.

– Ce sont mes voisins du poste de la marine, ceux qui jouent Barynia !… Dernièrement j’ai ouvert à l’un d’eux un abcès au doigt. Et, voyez, ils ont empoisonné mon eau… Un singe a conchié. Que demander à un singe ? Les « bergers » qui ont empoisonné toute la vie ont montré la route au troupeau…

– Rentrez, docteur… Il est mauvais de rester au vent…

– Je ne puis pas rester là-bas… La nuit encore, je le peux ; je lis près de mon petit poêle. Mais, le jour, je marche sans cesse…

Il fait un geste d’aversion lasse.

Nous ne nous sommes plus revus.

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