XXXI La fin de Tamarka

Les tempêtes et les pluies sont là. L’orage hivernal roule dans la montagne. Les torrents grondent dans les gorges, mugissent sur les pierres. Les vents tournoient dans les jardins, renversent les palissades, rebroussent les touffes des cyprès ; et les ouragans brassent la mer.

Les murs de ma bicoque tremblent. La nuit, le toit tonne sourdement comme si l’on marchait dessus, chaussé de fer ; des poings frappent aux volets. Le poêle fendu m’asphyxie de fumée. Les branches, mal sèches, se consument lentement, ne donnant ni flammes ni visions.

Nos douces petites poules dorment, affaiblies du sommeil de la faim, sursautant sur leurs perchoirs. Lorsque l’une tombe, on l’entend longuement remuer dans l’obscurité, derrière le mur, essayant de se réchauffer. Elle se blottit et demeure ainsi jusqu’au matin. Il en reste trois ; l’une après l’autre disparaît, emportant le passé. Elles se tiennent maintenant plus près de la maison et vous regardent dans les yeux.

Les longues nuits enfantent des journées douloureuses. Mais est-il des journées maintenant ? Sortant d’un nuage, derrière la mer, le soleil fait un miroitement de fer-blanc et projette une raie froide sur les vagues. Les pêcheurs affaiblis regardent le flot avec angoisse, se demandant si le vent apportera des scombres ou des esprots ?… Des esprots maintenant ? Les dauphins eux-mêmes ne s’ébattent plus, roulant sur l’eau, leurs noires roues dentées. Et qu’y a-t-il à parler d’eux ? Il faudrait les tuer à coups de fusils, et où prendre les fusils ? Seuls les matelots pourraient le faire. Mais quel besoin en ont-ils : ils sont pourvus de mouton. Les yeux des pêcheurs s’enfoncent, leurs figures sont noires comme la terre.

Près de la mairie, l’association des pêcheurs s’ameute ; elle demande à voir le camarade – son chef…

– Nourrissez nos enfants !… Donnez-nous du pain !

Le camarade, un revolver dans sa poche bâillante, crie d’un ton de commandement :

– Camarades pêcheurs… n’organisez pas la panique !

On lui répond dans le tumulte :

– Assez !… Rends-nous notre poisson !

Il sait crier lui aussi !

– Tout viendra en son temps ! Braves pêcheurs, vous avez soutenu avec honneur la discipline du prolétariat… Tenez ferme !… Je vous convie au meeting… C’est une question brûlante ! Du secours à nos héros du Doubassa (du bassin du Don) !

On lui répond en hurlant :

– Envoie-leur ton bonnet !… Rends-nous ce qui nous revient… pour le poisson !

Crie, pêcheur, autant que ton gosier le pourra ! Envoie tes enfants aux abattoirs, hors de la ville ! Un matelot-équarrisseur, à large visage, leur jettera un morceau de viande verte, ou leur permettra de boire du sang. Et, s’il est bien disposé, il leur en versera même dans une mesure.

Le matin gris pleure une légère bruine. Le vent ne fait plus battre le portail gonflé, et il bat : qui donc a besoin de quelque chose ?

– Eh ! là, que faut-il ?

Une voix d’enfant demande, effarée :

– Notre Tamarka n’est-elle pas chez vous ? Depuis hier soir nous la cherchons. On nous l’a emmenée !…

La belle Simmenthal blanche à taches rousses… gardait un souffle de vie… Elle est éteinte !

L’enfant pleure.

– Notre défunte maman avait élevé Tamarka… Elle nous donnait… une pleine bouteille de lait !…

Elle en donnait encore ?… C’était sa propre substance !… Elle faisait du lait en léchant les pierres…

Toute la nuit, toute la famille avait cherché dans les gorges, dans les fourrés.

– On a aussi emmené la bohémienne de Lizavéta… Cette fois nous saurons tout. Le matelot s’en occupe.

De la colline, on crie :

– On a enlevé la vache à la barbe des matelots !…

Lizavéta la Noire accourt, échevelée, levant les bras.

– On m’a enlevé ma vache, cette nuit… Elle donnait dix pintes de lait… Comme nous la nourrissions !…

– Ça va mal même chez les matelots !… crie Koriak. Vous la nourrissiez avec ce que vous voliez. Allez la chercher dans leur soupe !… Et c’est ici que tu viens ?…

– Mais c’est que c’est mon gendre !… On l’a volée sous les yeux mêmes de la sentinelle !

Sur la colline, des gens s’assemblent : Mme Pribytko qui frissonne de froid ; la vieille bonne qui branle la tête ; la vieille dame qui a jeté un petit tapis sur ses épaules ; Koriak, arrivé dès l’alerte de la gorge basse ; l’aîné de la vieille bonne, rentré le matin de la contrebande ; et Verba, maigre et grand, Verba le vigneron, aux moustaches pendantes – tous ont des figures de cadavres ambulants.

Lizavéta crie éperdument :

– C’est lui, c’est Andreï le malfaiteur !… Nous allons tout savoir… C’est lui ! C’est lui !

– Depuis trois jours on ne le voyait pas !… explique l’institutrice. Il était comme d’habitude parti pour la steppe…

– C’est lui l’assassin ! crie Verba. Des gens pareils, il faut tout bonnement les tuer comme des chiens ! Il a mangé votre chevreau, bâfré mes oies, bouffé vos canards… bouffé ma Tamarka !… Il faut tout simplement l’envoyer au diable !…

– Tuer… N’y allez pas si vite ! Pendant trente ans vous avez eu des vaches ; les volait-on autrefois, hein ?… Pourquoi le fait-on maintenant ? Tuer !… On parle de tuer sans se gêner !…

– Ne dites pas ça tout haut !…

– C’est lui le malfaiteur ! C’est toute une bande… Notre Sania va tout de suite conduire l’affaire… On a déjà arrêté Andreï le Borgne, celui de la vigne d’en bas… On l’a vu jaboter tous ces jours-ci avec Odariouk…

– Il n’y a qu’à les tuer tout simplement !

– Voici Sania qui arrive !

Robuste, les pommettes larges, arrive le matelot Sannka , le revolver au poing. La fille Gachka le suit, pantoufles blanches maculées de boue, jupon de soie verte et jaquette-sac de peluche bleue. La vieille bonne sait que Mme Dakhnov avait une jaquette pareille. Elle s’est enfuie à Constantinople : le matelot a été lui enlever son « superflu » et, maintenant, sa jeune femme fait la belle.

– J’ai arrêté deux crapules ! crie de loin le matelot en brandissant son Nogane. Je retournerai tout jusqu’aux entrailles, mais je retrouverai votre vache, maman !… On l’a dérobée sous mes yeux… C’est quelqu’un de chez nous !

Il est large comme une balle d’avoine. Son cou rouge, à veines de bœuf, ne craint pas le froid : il est rouge feu ; sa figure flamboie, ses yeux gris vrillent.

– Je vais lui flanquer ça en pleine tête et lui arracher la langue ! Maman, ne vous démenez pas à crier, comme une paysanne ! Vous aurez votre vache ! Nous vous en trouverons une ! Allons, qui est-ce ici qui peut témoigner ? Où demeure cette racaille ?

– Il faut tous les passer au Conseil de guerre, Sanitchka ! crie Gachka. Ce sont les bourjouis qui les ont dépravés. Il faut en finir sans pitié avec eux tous !

– Ils en ont vu et en verront encore ! Je ferai passer à la baguette de fusil tous les suspects ; je leur préparerai… des bains. Tu es prolétaire, et tu crois que tu peux voler les vaches des autres ?… Un prolétaire… c’est un saint ! Du moment qu’il a acquis une vache au prix de ses peines… Conduisez-nous, vous qui savez !…

– Saniok, crie Gachka, se pendant au bras du matelot. Passe un télégramme à Michka pour nous envoyer une autonobile !… Nous chercherons la vache en autonobile… Vraiment, télégraphie-lui !

– Laisse d’abord instruire l’affaire officiellement… Ceux qui sont de trop, du large !…

On se rend en foule au Bon Port. On y brise la serrure du pavillon et l’on trouve des ailes d’oies et un petit bout d’os, avec du poil bleuâtre.

– Bou-bik !… s’écrie Marina Sémionovna… Boubik ! ! Je le savais…

La colline s’agite ; trois jours elle s’agita. Les dépeceurs de vaches, Andreï le Borgne, courbé par la faim, et Odariouk ont été mis au caveau. On chuchote sur la colline qu’on les a passés au bain ; mais ils n’avouent pas ! On les a passés aux baguettes, on les a fait jeûner : ils n’avouent toujours pas.

La colline s’agite. Chez Grigory Odariouk, on a trouvé, sous le plancher, des tripes de vache et du lard ; on a saisi tout cela. Pour avoir trop mangé de tripes, le fils d’Odariouk est mort dans des convulsions.

Le matelot trouva la peau de la vache, enfouie dans la terre. Verba la reconnut pour celle de Tamarka.

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