XXX La fin du docteur

Je n’y veux pas aller. Il ne reste que du fer tordu, des troncs de cyprès, des tisons noirs. Et, tel un oiseau sans abri, y plane l’esprit inquiet du docteur. Ses restes mortels, le crâne, un morceau de tibia, et les ressorts d’un bandage spécial de chez Schwabe se trouvent à la milice dans un carton à chapeau ; et des gaillards, à large bouche, tâtent le crâne calciné, fourrent leurs doigts dans les orbites et s’exclament :

– En voilà… un truc !

Le docteur a brûlé sur un bûcher somptueux, le sien. Son âme s’est envolée dans un tourbillon.

Son confrère arriva, monté sur un âne lustré sonnaillant de grelots. Il retourna entre ses doigts la boîte osseuse, comme s’il devait y avoir sur elle quelque chose d’inscrit, et dit pensivement :

– J’ai peine à déterminer l’individualité.

Qui donc a pu ainsi mourir dans ce brasier ?…

Il retourna les ressorts et les agrafes du bandage, et prononça avec assurance :

– Maintenant, pour moi, tout est parfaitement clair : le possesseur de ce bandage est le docteur en médecine Mikhaïl Vassiliévitch Ignatiev. C’est son bandage spécial, fait sur son propre dessin, chez Schwabe. Vous pouvez, camarade, dresser le procès-verbal.

Dressez mille procès-verbaux ; retournez le crâne, gaillards à larges bouches… Jetez-le n’importe où ! Il n’a pas de propriétaire ; il vous l’a laissé.

La vieille bonne, arrêtée près de ma clôture, avec un sac de copeaux de souches, m’annonce :

– Notre Mikhaïla Vassilitch … a brûlé. Il n’est resté que son crâne, et comme il est petit ! Et à le voir, il avait une grosse tête… Il avait, dit-on, beaucoup d’argent… il le portait sur lui… La nuit, il s’enfermait solidement, il avait peur. Et la nuit, pendant la bourrasque… on l’a étranglé, et on a tout caché par le feu !… On ne peut rien dire lorsqu’on n’est pas sûr. Il a fini de souffrir. C’est notre tour à présent… N’est-ce pas votre petite poule que je viens de voir sur le petit tertre ? Un vautour la déchirait. C’était il y a un moment, quand j’allais en ville. Je lui criai : « Oh !… oh !… maudit !… » Mais il n’eut pas peur. Ils sont devenus féroces, les damnés ! Bientôt tout le monde y passera…

Un nouveau matin ferré. La nuit, il a gelé, et, sur la Kouchekaïa et sur le Babougane, il y a de la neige. Cela brille et pique. L’hiver déploie ses toiles blanches. Ici, au pied des montagnes, il y a du soleil, et aussi dans les jardins vides et les vignes dénudées. Les collines sont brun-vert. Tout le jour, les mésanges titinnent ; les oiseaux d’automne volent inquiets dans le vide glacé. Dans l’air pur et nu, les sons et les voix sont clairs.

Quel est ce travail précipité ? Du côté des amandaies, des haches cognent, cognent gaiement… C’est comme si des charpentiers de naguère étaient revenus pour équarrir des poutres. Et sur la tôle des toits, des couvreurs frappent… vite, vite… Pour qui répare-t-on ce toit ? Il y a longtemps qu’on n’avait pas vu pareille ardeur.

La vieille bonne tient une planche qu’elle rapporte.

– Où donc, lui demandé-je, travaillent les charpentiers ? Pour qui est-ce que l’on bâtit ?

– Bâtir ?… En souvenir de Mikhaïl Vassilitch, on démolit, depuis hier, sa vieille maison. Chacun arrache ce qui lui plaît. Seigneur, que ta volonté soit faite ! On a arraché tout le fer : on arrache les poutres… Quel bon bois ! Et quelle tôle épaisse, à douze livres la feuille ! Hein ?

Oui, l’ouvrage marche.

– C’était ça un maître qui s’y entendait !… Il avait construit pour l’éternité. Et, en un jour, on a tout arraché. Oui ? Mais le public… et les pêcheurs, et… qui voulait ! On a tout tiré. Et la milice aussi, et l’aide du commissaire !… Ce qu’il est accouru d’enfants !… Et ce qu’ils y vont de bon cœur !… Je crie à l’un : « Diable pouilleux, pourquoi emportes-tu le bien d’autrui ? » – « Maintenant, me répond-il, c’est la propriété du peuple. Mon papa y a fait du travail et moi j’emporte. Voilà ! Et toi, la vieille, me dit-il, arrache aussi ; emporte ce que ta force te permet ! Chacun le peut. » Que faire avec eux ?… Et puis quand on songe qu’il faut mourir… que, du moins, on se chauffe !… La faim au ventre, aller chercher du bois mort dans les ravins !…

C’est leur façon de commémoration funèbre… Je regarde ma maisonnette : mon dernier refuge. La dernière caresse de mon regard est pour elle. Les joyeux rayons du soleil, entrés par ses étroites fenêtres, jouèrent dans des yeux aimés. Maintenant aussi, il accourt aux mêmes endroits, lance sur les murs lézardés, sur les planchers rayés par les pas, sur la petite table blanche, couverte d’encre et de traits, ses taches et ses rais… La toute petite véranda, qu’enveloppaient les glycines, est dénudée par l’hiver… Dans des yeux vivants bleuissaient jadis gaiement leurs grappes légères… Vitres embuées qui n’ont pas été lavées de longtemps !… Nous partirons, et, dès le lendemain, on les brisera. On démolira les murs. On arrachera le toit. On entraînera, on emportera… les cadavres, avec un gloussement satisfait. Les cèdres, les cyprès, les amandiers tomberont, et les ruisselets des averses entraîneront des tas de décombres.

La maisonnette me regarde : Tu partiras ?… Elle me regarde triste, mélancolique : Tu partiras !

Je regarde autour de moi ; je cherche un point d’appui. Serrer les dents et mourir… S’abandonner docilement à la mort… On meurt en silence. Quelles routes reste-t-il, et où mènent-elles ?…

Un sauvage en casque de drap tend un crâne calciné, lui fourre les doigts dans les orbites… et, claque des lèvres… Un tel a vécu ! Le col est couvert de neige, les routes de mer sont vides… vides, les routes par-delà la montagne. Et, au-delà, la neige, la neige…

Hein, quelles routes reste-t-il, et où mènent-elles ?

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