XX La fin du paon

Déjà la fin d’octobre… La neige a blanchi un instant la Kouchekaïa, mais a fondu. À l’aube, il fait très froid. La montagne, rousse, fonce de jour en jour ; là-bas, c’est le plein de la chute des feuilles, mais ici il y a encore un poirier doré. Au premier vent, les jardins, qui flamboient au coucher du soleil, se videront. Les sauterelles disparaissent, et, en se promenant, mes trois petites poules ne trouvent plus rien. Nous allons nous nourrir de pépins de raisins et de marc. Les gens en mangent et en meurent. Ça se vend au marché, comme, jadis, le pain. Il faut en aller chercher très loin, le quémander. C’est aigre, amer, déjà couvert des moisissures de la fermentation. Ça se moud, ça se grille…

Le soleil, lorsqu’il se lève sur la mer, est maintenant plus à droite et plus bas. Je regarde la combe aux vignes ; elle est vide, elle a tout donné. Le vent y apporte des monceaux de chardons roulants. Je regarde au-delà : le paon ne prend plus le soleil sur le balcon ; il ne me saluera plus de son libre cri sauvage ; il ne prendra plus sa volée… A-t-il choisi un autre domicile ? Non, personne n’entend son cri : Pavka a disparu… Voilà déjà quatre jours qu’il a disparu…

La villa mutilée de l’institutrice d’Ekatérinoslav s’efface aussi dans le passé. Quelqu’un en a enlevé les derniers châssis…

Je me souviens de ce soir paisible où Pavka, affamé, confiant, vint près de l’écuelle vide qu’il piqua du bec… Il la piqua longtemps. La faim apprivoise ; chacun maintenant le sait ; on s’apaise. Ainsi fit le paon…

Il s’approcha tout près, tout près, me regardant, l’air interrogateur :

– Ne me donneras-tu rien ?

Pauvre Pavka… Mon tabac !… D’excellent tabac de Lambat !… Sans penser à rien, je le saisis sauvagement, retrouvant tout d’un coup en moi l’adresse de mes lointains ancêtres, les chasseurs de fauves. Le paon, effrayé, poussa désespérément un cri de trompette. Je me laissai tomber sur lui de tout mon corps, et soudain ressentis de l’épouvante en présence de ce magnifique oiseau aux plumes ocellées, et de sa danse exaspérée devant la mort, et de ses cris lugubres, emplissant l’espace.

Je sentis tout à coup qu’il y avait en lui quelque chose de fatal qui s’attachait à moi… Je pressai son soyeux col bleu, sinueux, glissant son col serpentin. Il luttait, me déchirait la poitrine de ses griffes, battait des ailes. Bien qu’affamé il était encore fort… Puis il roula ses yeux, les voila d’une pellicule blanche… Alors je le laissai. Il resta couché sur le côté, respirant à peine, et son cou frémissait. Je restai près de lui, terrifié… je tremblais… Les assassins doivent trembler ainsi.

Je ne l’avais pas tué, Dieu merci ! Je caressai sa tête de peluche, son aigrette, son col de satin. Je lui jetai de l’eau ; j’écoutai son cœur… Pavka entr’ouvrit son petit œil, me regarda… et il eut un réflexe… Tu as raison, Pavka… il faut avoir peur de moi… Mais il était faible et ne pouvait se relever.

À présent, j’aurai honte et cela me fera mal de le regarder : qu’on l’emporte !

Une gentille fillette l’emporta… Elle n’est plus aujourd’hui de ce monde… Combien de braves gens ont disparu !… Elle dit :

– Je connais au marché un riche Tatare… Peut-être le prendra-t-il pour ses enfants.

Je vis comme on l’emportait, sa queue balayant le sol. Fini, le paon !

Non pas encore !… Il revint, retourna pour me rappeler le passé, le bon et le mauvais… Du terrain vague, il me lança encore son cri…

Pavka était resté près d’une semaine au marché dans un café, attendant qu’un riche Tatare le prît. On ne le prit pas. Des enfants tatares jouèrent avec lui ; et il revint à son terrain vague, à sa villa… Comme toujours il me saluait à l’aube de son cri du désert, triomphant, semblait-il… Et sa queue ?… Où est ta queue-éventail, ta queue-arc-en-ciel, à ocelles ?

… Eh-ou-aaa !…

Se plaint-il ? S’ennuie-t-il ?… Les enfants tatares lui ont arraché la queue. J’ai honte ; cela me fait mal à voir. Il ne me faut ni tabac, ni… rien. Sotte plaisanterie !

Il arpentait son terrain vague, dévasté, abandonné. Et il ne montait plus vers moi, par le ravin ; il ne venait plus près du portail. Il se souvenait. Il se nourrissait par lui-même, quelque part, d’on ne sait quoi. Maintenant, il n’appartient plus du tout à personne. En ces jours noirs, il s’est perdu. Qui, maintenant, s’occupe d’un paon !

La colline s’agite : on a mis au pillage Le Bon Port. Marina Sémionovna, courant en ville, s’arrête chez moi :

– Que ne fait-on pas !… Comme les gens se montrent à nu !… Et des nobles encore ! La fille du docteur, une institutrice… venue à l’aube avec quelqu’un… a enlevé du pavillon les meubles de l’officier de police ! Au petit jour, j’entends du bruit dans le jardin ; c’était eux qui emportaient un lit… des tables… Je vais le déclarer… J’ai la garde de toute la propriété… Des gens nobles qui disent : « Maintenant, tout est à tout le monde… de toute façon, ce sera volé !… » Je ferai tout rendre… jusqu’au moindre clou !

Un homme maigre, aux jambes de coq, entourées de bandes, survient avec une carabine. Passant devant le jardin, il demande à boire.

– Tout le monde, dit-il, ne fait que voler… Et je suis seul pour la petite ville… Et je tiens à peine debout. Ils font ça pour être arrêtés. Je connais leurs façons… Mais ils se trompent. On n’arrête plus les voleurs. On n’a pas de quoi les nourrir. Ce n’est pas comme du temps de Nicolas . Si c’était comme de son temps, toute la ville serait en prison. Comme on y était gâté alors ! On donnait de la soupe et deux livres de pain. On a, ces jours-ci, arrêté un voleur de vaches… Il est resté cinq jours sans rien avouer, et n’avait pas de ration… Il s’affaiblissait. Nous lui avons donné « un bain » et du moussage (massage) ; il n’avouait toujours pas !

– Pourquoi lui avez-vous donné un bain ?

– Seriez-vous un enfant !… Vous ne comprenez pas ? Ça va de soi. Pour qu’il n’y eût pas de traces, on lui a fait une… extension, les bras comme ça… (l’homme fait le geste), on est sévère, sous le pouvoir populaire ; on ne badine pas. Mais il n’avouait toujours pas ! On appela le docteur. Le camarade-chef demanda : « Cet homme mourra-t-il ? » Et le docteur répondit : « Oui, de faim ; nourrissez-le. » Le camarade-chef lui dit, à cet idiot : « Mais on vous dit qu’il n’y a pas de rations à donner. » Alors il eut cette idée : « Écrivez-lui une ordonnance pour qu’il entre à l’hôpital. » Mais de l’hôpital on l’envoya : « Nous ne reconnaissons pas la faim pour une maladie ; c’est une comédie, ma parole ! » On le relâcha sous caution. Mais, là-dessus, il mourut. Va le juger maintenant ! Y suis-je pour quelque chose ?… Je suis un subordonné, faisant ce qu’on m’ordonne. Que le diable… que mes yeux ne voient pas ça !

Oui, que les yeux ne voient pas…

Le petit garçon de Verba, en criant et gesticulant accourt de la colline :

– Voici un souvenir de votre paon !…

Le paon !… Où est-il donc ?… On n’entendait pas ces jours-ci, ses cris anxieux ; on ne le voyait pas errer solitaire dans le terrain vague. Que veut dire ce souvenir ?

Je vois une plume à ocelle, brisée, une plume d’automne. Il voulait, le pauvre paon, vivre encore ; il voulait vivre de ses propres forces, n’étant plus à personne. Je vois, dans la main du petit, une autre plume, une plume de l’aile, argentée, rose-beige, magnifique…

– Je les ai ramassées dans la vigne, sous la colline. C’est probablement le docteur d’en haut qui l’a tué en lui lançant un bâton ; et il a jeté les plumes dans la vigne pour faire croire que ce sont les chiens qui l’ont dépecé !…

Cette ocelle est un dernier adieu. Pavka m’envoie un souvenir… Il était si bon ; il me demandait avec tant de confiance : « Tu ne me donneras pas ?… » Et il partait docilement. Les premiers, le matin, nous commencions la journée… Il ne serait jamais parti ; c’est moi, qui, tout d’abord, l’ai abandonné. Et solitaire, fier, il se retira sur le terrain vague… Il n’y aura même plus, maintenant, de terrain vague : son maître en est parti.

– Pavka s’en allait toujours à la villa du docteur, mais ils n’ont plus une miette de rien. Hier, ils sont venus nous emprunter ; ils sentaient le rôti, comme qui aurait dit de la dinde. Et qu’avaient-ils à faire rôtir ?…

Le docteur aurait mangé mon paon ! !… Quelle sottise !… Ne serait-ce pas le père Andreï ? C’est lui qui, ces jours-ci, demandait…

– Et chez nous, continue l’enfant, notre autre oie a disparu. Ce doit être ce maudit Andreï, il n’y a que lui… Notre oie allait constamment dans son jardin où les grenouilles coassent près du bassin. Je le tuerai ! Je le guetterai la nuit et le canarderai dans le derrière avec un fusil à deux coups. On ne me condamnera pas : je suis un gosse… Je dirai que la gâchette est partie…

Je prends les restes de mon paon – qui n’était plus à moi – et je les place, avec un tendre sentiment, comme une fleur fragile, sous la véranda, avec la calville qui se dessèche. Reliques de ceux qui ont disparu ! Toujours plus de vide. La dernière lueur s’éteint. Ah ! quelles niaiseries !……

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