IV La gorge aux vignes

La gorge aux vignes…

Est-ce une gorge, une fosse ?… C’est désormais mon temple, mon cabinet de travail et mon garde-manger ; c’est là que je viens penser ; c’est de là que je tire ma nourriture quotidienne ; j’y ai mes fleurs : un pied de gueules-de-loup, grenat doré, bourdonnant d’abeilles. Rien d’autre. Et une immense échappée de vue : la mer. Et le raisin qui mûrit.

Désormais mon temple !… C’est faux. Je n’ai plus de temple.

Je n’ai plus de Dieu. Le ciel gros bleu est vide. Les parois de schiste et d’argile sont mes gardiens. Elles me cachent le désert. Il y vit des « natures mortes » : des pommes, du raisin, des poires…

Je descends sur le schiste mouvant examiner mes provisions. Les choses vont mal pour les pommiers : la cétoine dorée en a mangé les fleurs. Accourues par milliers au moment de la floraison, elles se jetaient dans les calices blancs, suçaient, rongeaient les étamines dorées ; je les enlevais lorsque vers midi, elles s’endormaient. Voici un pêcher, redevenu sauvage, avec quelques petits fruits pierreux, et le merisier, avec des noyaux secs, becquetés par les merles. Le cognassier, qui n’a pas eu de fruits, est couvert de cocons d’araignée ; des églantiers et des ronces ont tout envahi.

Le noyer est beau. Il prend de la force. Donnant pour la première fois, il a porté trois noix l’an dernier, une pour chacun de nous… Merci pour ta gentillesse, mon cher ! Aujourd’hui nous ne sommes plus que deux… mais, plus généreux, tu en as porté dix-sept… Je vais m’asseoir sous ton ombre et penser…

Es-tu vivant, jeune damoiseau ? Te dresses-tu toujours dans la vigne abandonnée ? Te réjouis-tu, au printemps, de la verdure de tes feuilles gorgées de sève, et de ton ombre transparente ? Tu n’es plus, toi aussi, de ce monde ! On t’a tué, comme tout ce qui vit…

Il fait bon rester assis dans la paix matinale de la gorge aux vignes, et s’y cacher de tout. Rien que les ceps… Leurs rangs grimpent au long de la gorge, vers la liberté, là où se trouvent les vieux amandiers, là où sautillent les geais. Quelle cuve paisible ! L’un des côtés est encore dans l’ombre ; l’autre est chaud, doré. C’est celui où se trouvent de jeunes poiriers couverts de grosses girandoles. En se retournant, on voit la large baie bleu sombre : la mer. La gorge dévale à pic, et, dans son étroite fente, s’aperçoit la coupe bleue de la mer ; il n’y a qu’à la boire des yeux !

Il fait bon rester ainsi, sans penser…

Le paon crie son cri de désert :

– Eh-ou-a-aaaaa…

On ne peut pas ne pas penser : portes grandes ouvertes, le désert crie. La vache meugle d’un meuglement qui sort de ses entrailles ; une carabine détone dans la montagne : elle cherche quelqu’un.

Au-dessus de ma tête, une petite voix d’enfant marmonne :

– Du pain-pain-pain… un peu de la-la-la… gros comme un bouton… un peu de la-la-la…

Un tuyau de samovar chante. C’est chez les voisins, un peu plus bas que notre maisonnette.

– Ah ! Vovoditchka… que fais-tu… Je t’ai déjà dit…

La voix est lasse, faible. C’est cette vieille dame prise, comme les autres, au collet. Elle a chez elle les enfants de sa vieille bonne, des étrangers pour elle : Lalia et Vova. Ils nichent tout en haut, se débattent.

– Un peu de la-la-la…

– Je te l’ai déjà dit… nous allons faire bouillir des pétales ; nous boirons du thé de roses…

– Je veux du la-la-la-lard…

– Mais qu’as-tu à me fendre l’âme ?… Lalia, éloigne-le ! Que je ne le voie plus !…

J’entends un menu claquement de pieds et la petite voix étouffée de Lalia :

– Aha !… il te faut du lard ! du lard ?… Je vais t’en donner, du lard !… Faut-il te larder les aureilles ?…

– Lalia, laisse-le !… Et puis il ne faut pas dire aureilles !… C’est oreilles. Et comme tu parles : larder !… À quoi cela ressemble-t-il ? Moi qui voulais commencer à t’apprendre le français…

Le français !… Au seuil de la mort, apprendre le français !… Mais non, elle a raison, la bonne vieille dame ; il faut apprendre le français et la géographie, se laver tous les jours, nettoyer les boutons des portes, secouer le tapis ; résister ; ne pas se laisser aller ! Voyons quels sont les plus grands fleuves ? Le Nil, l’Amazone… Et où coulent-ils ?… Et les villes ?… Londres, New York, Paris… Que fait-on maintenant à Paris ?

C’est étrange… Lorsque, de grand matin, assis dans la gorge, j’entends ronfler un tuyau de samovar… là, je vais penser à Paris… où je n’ai jamais été !… Cette gorge, et penser à Paris !… C’est dans quelque autre monde… Existe-t-il bien, ce Paris ?… N’a-t-il pas disparu du monde lui aussi ?

Voici pourquoi je pense à Paris.

Ma voisine nous a parfois raconté qu’elle avait été à l’étranger, avait étudié à Berlin et à Paris… Si loin d’ici !… Elle ? !… à Paris !… Elle rôde en fichu de laine, triste, malade ; elle se tâte la tête, mâche des graines… Et elle a vu Paris, s’est promenée en voiture au bois de Boulogne, s’est campée devant la « Vénus » et « Notre-Dame » ! Et pourquoi est-elle ici, là-haut près de la gorge ?… Elle se débat pour des enfants qui ne sont pas les siens ; elle vend ses dernières cuillers et ses jupes… elle les troque contre du froment moisi et du sel. Et elle craint qu’on ne lui enlève je ne sais quel petit tapis… Chaque nuit elle tremble : si on venait lui enlever ce tapis, et son dernier châle, et sa demi-livre de sel !… Quelle absurdité !

Paris ?… Un bois de Boulogne où l’on se promène en voiture avant dîner ; Maupassant en parle… La tour Eiffel ajourée dressant sa fière pointe d’acier ?… La ville toute bruissante et tout illuminée ? Des gens circulant librement et gaiement dans les rues ?… Paris !… Et ici, on vous enlève le sel ; on vous colle aux murs ; on prend des chats aux pièges ; on vous laisse pourrir et on vous fusille dans les caves ; on a entouré les maisons de fils barbelés et créé des « abattoirs humains » ! Dans quel monde cela se passe-t-il ? Paris ! ?… Ici, des bêtes humaines sont vêtues de fer ! Ici, les hommes mangent leurs enfants, et l’effroi gagne même les animaux !…

Dans quel monde cela se passe-t-il ? En ce bas monde ? ! !…

Il n’y a ni Paris, ni Londres ; Paris lui aussi est disparu, et tout le reste. Voici du travail pour les cinémas, un film de plusieurs millions de mètres ! Grandes villes des grands, êtes-vous encore debout ? Voyez un peu nos films ! Des films ensanglantés, nous en avons pour des centaines de grandes villes, pour des millions de badauds des boulevards, de badauds de salons, en smokings ou vestons, en vestes ou bourgerons de travail, et pour des badauds femelles en zibelines, volées à autrui, en boucles de diamants, arrachées des oreilles ! Europe, regarde ! On t’apporte sur des bateaux des marchandises, des marchandises d’autre pays : coupes faites de crânes humains, joie des festins ; os humains pour porter chance aux joueurs ; portefeuilles en cuir « russe », travail des ouvriers du Nord ; crin « russe », pour confortables fauteuils de députés ; ciboires et croix, pour en faire des porte-cigares ; châsses de saints, pour en battre de la monnaie. Achète, Europe !… Ivre de sang humain, la foire bruit…

L’Europe est-elle intacte ? De la gorge aux vignes, cela ne se voit pas. Qu’y deviennent les… « droits de l’homme »… ? Toutes les pages des grands livres sont-elles en place ?…

Ô Paris !… D’ici, dans cette gorge perdue, ce lointain Paris me semble étranger, une ville spectrale, une ville de conte, une ville qui n’est pas d’ici-bas… comme mes rêves… Là-bas, la pierre ne se permet pas de railler : docile, elle s’y allonge en rubans. Des feux bleus éclairent la ville, et ses habitants ne sont pas ceux d’ici. Les trompettes dorées de ses orchestres tonnent triomphalement et la merveille d’acier ajourée inspecte les extrémités de la terre, captant toutes les voix terrestres… Entend-elle aussi la voix des campagnes désertes, le frémissement des caveaux sanglants ?… Ce sont, songes-y, les soupirs de ceux qui t’ont sauvée naguère, transparente tour Eiffel ! La vieille aux cheveux blancs a noté cela sur ses tablettes.

La ville n’entend pas. Les trompettes dorées tonnent…

– Du pain-ain-ain…

Et quelque part ailleurs sont ouvertes d’immenses boulangeries ; à leurs vitrines et sur les rayons s’allongent des chanteaux de pains au lait qui y restent jusqu’au soir… Est-ce vrai qu’il y en a ?

– Seigneur, je n’en peux plus !… Lalia, prends donc Vovodia ! La bonne revient à l’instant… Donne-lui une poire à croquer… Quand donc finira ce supplice ?

Finir ! Il ne fait que commencer ! Hier soir, tenez, le serrurier de la combe sèche – le « Manchot » – a mangé le petit chien roux des Mints… et, la semaine dernière encore, j’ai vu sa femme faire des tourteaux avec de la farine… Nous, nous avons encore un peu d’amandes… Elle, la vieille voisine, a encore, me semble-t-il, un petit tapis et un collier extraordinaire… un collier en cristal… rapporté de Paris ! Elle ne sait pas ce qu’est ce supplice, et comment il peut finir ! C’est le soleil qui la trompe de son éclat, en se glissant encore furtivement dans son âme. Le soleil chante qu’il y aura encore de merveilleux jours de fête, que la saison « veloutée » du raisin approche… On emportera dans des hottes le raisin joyeux ; les couleurs et les feux de l’automne fleuriront les vignes… La mer sera toujours d’un azur féerique, sillonné de routes d’argent…

Le soleil sait rire !…

Mais bientôt les vents vont se déchaîner du Tchatyr-Dag, des nuages de neige envelopperont la Palate-Gora, les pluies sans fin afflueront du noir Babougane – et alors…

Mais à présent des pierres précieuses, chaudes, délicatement mates, flambent sur les ceps ; le tchaoukh se dore ; le chasselas est rose ; le muscat parfumé – le muscat d’Alexandrie – est noir comme le cassis… Ce sera, toute une semaine, de la nourriture sucrée… de la nourriture colorée…

Je suis les rangs, choisissant des feuilles pour la soupe ; j’examine les grappes. La nuit, des chiens sont venus, qui ont rongé, arraché. Des chiens affamés ? ! Est-ce sûr ? Les chiens, toutes les nuits, festoient dans le ravin où il y a un cheval crevé. Je les ai entendus grogner. Ce sont assurément les poules et le paon. Chaque jour, ils pillent mes provisions.

Bien qu’il y ait peu de raisin, que c’est merveilleux ! C’est mon travail – mon dernier travail… Au printemps j’ai déchaussé chaque pied, arraché les gourmands, enfoncé des piquets dans le schiste, et lié les pousses. Alors… – ah ! que c’est loin ! – assis près de cet échalas tordu, je contemplais la coupe bleu sombre de la mer, miroitant à travers la fissure de la gorge. La mer brûlait d’un feu bleu. Dieu l’a créée : bois-la des yeux !

Je la buvais… à travers mes larmes.

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