III Le désert

Et Tamarka ?…

Elle a déjà brouté les amandiers, mâché les branches qui dépassent la palissade et pendent déchiquetées. Le soleil finit de les brûler.

Le portail s’ébranle. C’est Tamarka qui, avec ses cornes, presse sur le portillon.

– Où diable vas-tu ?…

Je vois une corne aiguë : elle a tout de même réussi à la passer par la fente. Tamarka veut entrer dans le potager. Le maïs vert et juteux l’allèche. La fente s’élargit ; le chagrin du mufle rose apparaît ; il s’ébroue humide et avide ; il bave.

– Arrière !

La vache retire ses babines, détourne le museau. Elle reste immobile derrière le portillon. Où donc encore aller ? Rien, nulle part. Le voilà notre piteux potager !… Que de travail assidu, perdu dans ce schiste mouvant !… J’en ai enlevé des milliers de pierres ; j’y ai monté, de la vallée, des sacs de terre, me suis meurtri les pieds aux cailloux, en gravissant les pentes…

Et pourquoi tout cela ?… Cela empêche de penser.

Arrivé en haut, on jette le lourd sac de terre et l’on croise les bras… La mer !… On la regarde, on la regarde à travers ses gouttes de sueur et ses larmes… Quel lointain bleu ! Et, ici, derrière les noirs cyprès, cette maisonnette basse, modeste, paisible, au toit rouge… Est-ce possible que j’y demeure ! Dans le jardin, pas une âme, et, tout autour, le désert. De toute la journée, personne ne passe. Gros comme un pigeon, le paon, là-bas, arpente le terrain vague, pique les pierres. Quel calme ! Les soirs de printemps, le merle siffle sur le sorbier desséché. Il siffle aux montagnes, puis se tourne vers la mer. Il siffle à la mer, et à nous, et à mes amandiers, aux fleurs et à la maison. Notre maisonnette esseulée !… D’ici, on voit tous ses dommages ! Les pluies en ont dégradé le mur extérieur, les pierres apparaissent sous la terre glaise : il faut réparer cela avant les pluies d’automne. Les pluies viendront…

À cela, il ne faut pas penser !… Il faut se déshabituer de penser ! Il faut piocher le schiste, tramer des sacs de terre, disperser ses pensées…

La tôle a été soulevée par la tempête ; il a fallu la charger de pierres aux angles. Il faudrait un couvreur… Mais il n’en reste probablement plus. Non, il reste le vieux Koulèche ! Il bat du marteau derrière la montagne, dans la combe. Il fait, avec de la vieille fonte, des poêles pour un voisin. On ira les troquer dans la steppe contre du froment, des pommes de terre… Il fait bon avoir de la vieille tôle !…

On reste arrêté à regarder, et la brise de mer vous enveloppe. Quelle beauté !

Au loin, en bas, s’étend la blanche petite ville avec son ancienne tour génoise, pareille à un canon noir, pointé de travers vers le ciel. Une estacade-joujou, telle un tabouret sur ses pieds, avance dans la mer, et, près d’elle, se trouve une barque coque de noix. Derrière, bleuit le Tchatyr-Dag chauve, puis la Palate-Gora… Là-bas, le seuil du Col… et, encore plus loin, dressé comme un toupet le Démerdji, dans les crevasses duquel habitent les aigles. Plus loin, la lumineuse chaîne des monts Soudak, nus, ensoleillés, vaporeux…

D’ici, la ville semble belle, perdue dans ses jardins, ses cyprès, ses vignes et ses hauts peupliers. Beauté trompeuse ! Ce sont ses vitres qui rient. Ses blanches petites maisons sont avenantes, modestes ; la vie y est calme, et la maison de Dieu, blanche comme neige, bénit de sa croix son humble troupeau : il semble que l’on doive y entendre à l’instant le psaume des vêpres : « Douce lumière… »

Je le connais ce faux sourire des lointains… Approchez, et vous verrez ! C’est le soleil qui rit ; rien de plus ! Il rit même dans les yeux des morts. Ce n’est pas là un calme heureux ; c’est le calme mort d’un cimetière ; sous chaque toit, il n’est qu’une seule et même pensée : du pain !

Et la maison, près de l’église, n’est plus le presbytère : c’est un caveau de prison… Sur le seuil ne se trouve plus le gardien de l’église ; il s’y trouve un gaillard à mufle idiot, l’étoile rouge au bonnet, qui garde les caveaux, et braille :

– Eh là !… Du large !

Et le soleil joue sur sa baïonnette.

D’en haut, on voit loin. Par delà la ville est le cimetière. Sa chapelle, toute en verre, luit, transparente. Quelle splendeur !… On ne distingue pas ce qu’il y a dedans ; sur ses vitres coule le soleil en fusion.

Trompeusement beaux, les jardins !… Trompeuses, les vignes !… Ces jardins sont abandonnés, oubliés ; les vignes sont dévastées. Les villas sont délaissées. Les propriétaires ont pris la fuite, ont été tués, ou sont enfouis dans la terre. Et le nouveau possesseur, abasourdi, a brisé les carreaux, enlevé les poutres… Il a bu et vidé les caves ; il a nagé dans le sang, et maintenant, revenu de son ivresse d’un jour de fête, il reste assis, morne, au bord de la mer, regardant les rochers. Les montagnes le contemplent…

Je vois leur mystérieux sourire, leur sourire de pierre.

Cet éboulement gris, au pied du Démerdji, était jadis un village tatare. Des siècles durant, la montagne avait regardé cet habitat humain, puis, en manière de sourire, elle lui lança une pierre… Que règne à l’avenir le silence de la pierre !

Et Tamarka ?… Toi aussi, pauvrette, tu as la corde au cou… Mais tu ne veux pas te laisser faire. Tu frappes obstinément de ton sabot et cognes la porte, de la tête. Que tu as maigri, ma pauvre !…

De ses yeux vitreux, bleuis par le ciel et la mer, agitée par le vent, elle regarde stupidement ma main levée. Où pourrait-on encore aller ? Ses flancs sont abattus, les os de sa croupe ressortent, son échine aiguë est dévorée par les mouches et les taons, buveurs de sang. Le pus coule de ses piqûres ; il y grouille déjà une vermine éclose dans la chaleur des plaies. Son pis rentré est devenu gris ; les trayons sont secs et ridés. Les mains du maître n’en tireront rien aujourd’hui.

– Va-t-en donc… il n’y a rien !…

Elle ne le croit pas. Elle connaît le grand pouvoir de l’homme et ne peut comprendre pourquoi son maître ne la nourrit plus…

Moi non plus, je ne peux pas le comprendre, Tamarka !… Je ne puis comprendre pour qui et pourquoi il a fallu tout transformer en un désert, tout faire baigner dans le sang !… Il n’y a pas encore longtemps, t’en souviens-tu ? Chacun pouvait te donner un morceau de pain odorant, semé de sel ; chacun voulait toucher ton mufle chaud, chacun se réjouissait de ton pis, contenant un seau. Qui donc aussi a tari tes sucs ? Tu vêlais chaque printemps, et tu n’es plus pleine ; et tu n’as ajouté aucun anneau à tes cornes…

Je vois des larmes dans ses yeux vitreux, des larmes muettes. Sa bave famélique pend vers la ronce qu’elle a broutée. Elle détourne avec effort ses yeux du maïs, s’éloigne de la porte, et… regarde la mer. La mer bleue et vide, elle la connaît bien. Bleue et vide ! De l’eau et des rochers.

Moi aussi, je regarde… Regarde autant que tu voudras – comme ceci et comme cela !…

Tout droit, là-bas, l’Asie invisible, Trébizonde…

Kemal Pacha y guerroie avec tous les peuples du monde. Il a battu, et les Grecs, et les Anglais, et les Français, et les Italiens ; il les a tous battus et noyés dans la glorieuse mer turque.

Les Tatares, mal en point, chuchotent : Tsé, tsé, tsé… Kemal Pacha !… Il avance vers la Crimée… Il tire la mitrailleuse, le balchivik a fui ! Il y aura pain, du tchourek-tchélourek , des moutons… Grand hom’, Kemal Pacha ! Sera nôtre…

À droite, le Bosphore lointain, Stanbul-la-Grande… Là-bas, il y a des monceaux de pains, de sucre, de fromage, de café d’Arabie, de moutons…

À gauche, dans la buée matinale, le sol natal – arrosé de sang sacré…

Dans le lointain bleu, pas la moindre fumée ; les courants serpentent… Ce n’est, au soleil, qu’un brocard bleu.

C’est ici une mer morte que n’aiment pas les joyeux vapeurs. On n’y chargera ni froment, ni tabac, ni vin, ni laine… Tout est dévoré, bu, piétiné, tout ! Tari !

Et le soleil continue ses peintures.

La plage violette était devenue rose ; maintenant elle pâlit. Chauffée à blanc, elle scintillera. Au soir, le froid la bleuira. La voilà, bleue-blanche : elle bouillonne du jeu de la mer. Pas une âme sur les galets, pas une tache vivante. Adieu, la chatoyante animation !

Plus de Tatares, à faces cuivrées, avec, aux flancs, leurs papiers remplis de poires, de pêches et de raisin. Plus d’Arméniens de Koutaïs, Orientaux braillards et fripons, avec leurs sacs et leurs draps du Caucase, leurs chalets mauvais teint, aux couleurs criardes, bonheur des femmes. Plus d’Italiens, avec leur « obonmarché » ; plus de photographes en sueur, les pieds couverts de poussière, vous photographiant près d’un rocher « avec un air gai », se voilant crânement d’un lambeau de drap noir, et qui vous distribuaient des « mercis », négligents et solennels. Disparues les pierres de l’Oural ; volatilisés les craquelins à un kopeck, et aussi les coquillages avec vues de Yalta à l’encre de Chine, et, de même, plus de guides tatares, à culotte de cavalerie, en diagonale bleue, aux moustaches cirées, aux hanches d’Apollon de Korbek , au stick planté dans leurs bottes vernies, dégageant une odeur d’ail et de poivre. Plus de phaétons, capitonnés de velours grenat, aux baldaquins blancs, gonflés par la course, lampassés de dents rouges, bordés de perles fausses et d’éclatant clinquant – les chevaux, ornés de roses en laine, dont tintaient les assourdissantes clochettes en argent, reproduisant le carillon de Bakhtchissaraï – tandis qu’ils passaient élégamment et mollement devant les villas qui s’éveillaient dans les glycines, les mimosas, les magnolias, les roses et les vignes, sous le vaporeux arrosage, savamment distribué par le jardinier, dans la fraîcheur odorante du matin. Plus de larges Turcs, aux muscles robustes, aux vastes braies bleues, cognant régulièrement la terre des plantations nouvelles, et qui s’endormaient à midi sur le sol, près d’une pierre. Plus d’ombrelles de dames sur le sable – fleurs chaudes de l’après-midi – ; plus de bronzes humains cuisant au soleil ; plus de vieux Tartare desséché, à petite tête de chocolat, sous un turban blanc, qui priait à genoux, tourné vers la Mecque…

Est-ce toi qui as dévoré tout cela, la mer ?

Elle se tait, joueuse.

Vendre, acheter, se promener, rouler paresseusement le tabac doré de Lambat, qui le fera à présent ? Qui viendra se baigner ?… Tout a disparu, tout est rentré sous terre – ou s’est enfui là-bas, outre-mer.

De leurs yeux crevés, les villas regardent le sable vide. Chaînes planantes, les cormorans volent sur la mer…

On ne peut voir sur le chemin de la plage, que ceci : une bonne femme nu-pieds, sale, avec un cabas troué, contenant une bouteille vide et trois pommes de terre, la figure concentrée, abêtie par le malheur, claudicant sans aucune pensée.

– Et ils disaient, que l’on aurait tout !…

Derrière son âne, bâté d’un faix de bois, un vieux Tartare chemine, sombre, déguenillé, coiffé d’un bonnet de peau de mouton, roussi. Voyant la villa aveugle, sa grille tordue, et des ossements de cheval, près d’un cyprès abattu, il murmure :

– Tsé, tsé, tsé… Ah ! les diables !…

Et il se souvient que, pendant la saison, il apportait ici des poulets, des merises, du raisin, des poires… C’était le bon temps !… Pas même de quoi acheter du sel maintenant…

Ou bien l’on voit sur une rosse poussive, soulevant de la poussière, un garde rouge sans patrie, ni amarre, à demi saoul, coiffé du bonnet de drap à oreillettes, timbré de l’étoile fripée de l’Internationale, tenant sur son flanc un tonnelet d’une douzaine de litres qu’il apporte à ses chefs, joie d’ivresse, restant d’une cave lointaine qui ne fut pas entièrement pillée.

Voilà donc comment il est, le désert !

Le soleil rit. Les montagnes jouent avec les ombres. Que leur importe d’avoir devant elles de la vivante chair rose, ou un cadavre bleui, aux yeux caves, du vin ou du sang ?… Et qu’importe à ce cavalier à étoile ?…

Arrêté devant une villa détruite, il écarquillera ses yeux ensommeillés… Quoi donc ?… Pas possible !… Encore un carreau intact !… Il épaule, vise…

– Ah ! le bougre !…

Et il vise encore…

Mais où ira donc Tamarka ?

Elle allonge le museau et meugle en se traînant vers la mer, dans le vide et le bleu. Elle meugle, remeugle… et traverse le chemin pour gagner la gorge. Devant une fraîche euphorbe, elle réfléchit ; la mangera-t-elle ? Elle s’ébroue et s’éloigne… Son instinct lui dit que ces euphorbes caustiques sont malfaisantes ; elles font saigner le pis.

Aujourd’hui donc, que faire ? La même chose qu’hier. Cueillir des feuilles de vigne, les plus tendres, les hacher menu, pour en faire de la soupe. Il serait bien d’y ajouter de l’ail ; l’ail, dit-on, ragaillardit, mais d’ail, plus un brin.

Puis… il faut aussi de la verdure, pour tromper les seules vies qui nous restent : nos volailles. Elles nous relient au passé. Il faut les faire sortir au plus tôt ; elles attraperont peut-être une sauterelle. Elles survivront jusqu’à l’automne. Et ensuite ?…

Il n’y a pas à penser… Qu’elles tournaillent seulement avec nous ! Elles répondent à nos caresses, s’endorment sur nos genoux, en se voilant les yeux d’une pellicule. Elles reviennent bruyamment des combes en entendant le tintement trompeur d’un pot en fer-blanc : ne serait-ce pas du grain ?… Elles causent même avec nous. Je comprends très bien Robinson.

Ainsi donc, commençons la journée.

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