XVI Une voix sous le faix

Assis au seuil de ma masure, je contemple la mer ; c’est le calme, il fait chaud ; la toile d’araignée tendue entre le cèdre et le cyprès ne bouge pas. Je peux rester des heures assis sans penser ; il se fait dans ma tête des bruits de cloches, des hurlements – le bruit de la faim ?… Je vois de mes yeux intérieurs des lambeaux rouges… rappels des horreurs de la vie…

Mais voilà que prélude un son tendre et délicat… Attentivement saisi, il en entraînera un autre, puis un autre, et, dans la somnolence qui m’envahit, ces bruits couvriront tous les bourdonnements ; et j’entendrai tout un orchestre… Je sais maintenant la musique des songes qui n’en sont pas, et je comprends « les voix paradisiaques » des ermites, les instruments célestes dont jouent les anges… C’est le chant d’une harmonie inconnue…

Pan !…

Un coup de feu retentissant dans la montagne l’interrompt… A-t-il atteint quelqu’un ?… Les voilà, les lambeaux sanglants… les lambeaux réels de cette vie, qui sanglote et hurle !…

Mes poules blanches me regardent avec souffrance. Il se produit aussi, je le sais, des sons dans vos têtes affamées ; mais vous ne saisirez pas le bruit délicat. Vous n’arriverez pas à l’harmonie. Que regardez-vous ainsi ? Y a-t-il des ombres derrière vous ?… Pourquoi, mes petites amies, me fixez-vous de vos yeux anxieux ? Il ne faut pas redouter la mort… Au-delà, c’est la véritable harmonie. Tu ne comprends pas, Perlette, quel magnifique orchestre tu es – un petit orchestre de rien, mais pourtant magnifique ! Ta pupille noire – ce petit bouton – est le plus grand miracle de la vie. Un grand soleil, des mondes infinis se meuvent dans ce petit point laqué… Dans ton petit œil, il y a la mer, et les montagnes, tiens, celles-ci, les grises, avec leurs rochers, et la brume… et tout ce qu’il y a en elles, les forêts, les bêtes, et les hommes qui veillent sur les routes désertes, blottis dans les pierres… et il y a moi, dont toute la vie réside dans la tête. Tu saisis tout de ton œil qui bientôt se clora, et tu emporteras tout dans l’inconnu… Tes plumes – elles sont ternes déjà – mais, elles aussi, quelle grande symphonie !… Le Grand t’a donné la vie, comme à moi et à cette originale fourmi ; et Il te la reprendra aussi.

Ah ! quel magnifique orchestre fut notre vie et quelle symphonie en sortait ! Le chef d’orchestre en était notre sage Maîtresse-la-Vie. Les pierres des maisons, des palais, chantaient leur chant, comme hurlent maintenant au bord des routes les gosiers troués de leurs ruines. Le fer chantait, courant sur les mers et les montagnes… Il sonnait, dans les seaux à traire des fermes, la glorieuse chanson du lait, et les vaches meuglaient le rassasiement béni. Les jardins, arrachés au sol sauvage, chantaient ; des myriades d’yeux doux riaient. Les vignes, amassant des songes, s’enivraient de terre et de soleil… Les fûts ventrus des chênes paresseux à croître, tambours de l’orchestre futur, conservaient leurs octaves graves et le tonnerre des timbales… Et les bateaux, aux yeux clignotants, qui ne dormaient pas la nuit !… Le froment, doré et rose, qui coulait dans leur ventre de fer, chantait aussi son chant, paisible chanson des paisibles plaines natales… Et les bruits du vent, le friselis des herbes, la silencieuse musique sur les monts, qui commençait par un rayon rose de soleil… Quel universel orchestre !… Et le vieux mendiant qui se traîne, boule de glaise et de soleil, lui aussi chantait sa chanson en s’arrêtant, confiant, sur les seuils étrangers… On lui ouvrait et, tout ensemble étranger et prochain, faible lien entre les hommes, il s’endormait sous un toit, comme chez lui. Quelqu’un d’affable cheminait dans la vie, semant débonnairement parmi les hommes la cordiale sagesse…

Ou bien l’ai-je rêvé et n’y avait-il aucun orchestre enchanteur ?… Non, je le sais, ce n’était pas un rêve : tout cela existait dans la vie.

J’ai marché, voyons, sur les sombres routes du Nord et les blanches routes du Sud ! J’ai parlé avec confiance aux gens, et les gens me répondaient avec confiance ; et le Christ invisible marchait avec nous. Les champs d’autrui étaient mes champs et la lointaine chanson d’une ferme inconnue m’attirait. Les pas d’un passant, rencontré sur une route déserte, étaient ceux d’un de mes compagnons d’existence ; ils ne m’inspiraient pas de crainte. Et les nuits passées dans les champs, la caresse de la langue maternelle ! La vieille et sage Maîtresse-la-Vie dirigeait tous et toute chose…

Et voilà, le merveilleux orchestre s’est disloqué !… Ses instruments détonnèrent ; les trompettes et les violons éclatèrent, se brisèrent… tintamarre et rugissements !… Et ne t’aventure plus sur la route ; ne tends pas la main : on t’arrachera bras et tête, et la langue même hors du gosier : on te percera le cœur. C’est ce tintamarre et ces rugissements d’un orchestre désorganisé qui sont dans ma tête !…

Quelque chose, derrière ma palissade, grouille et siffle, comme des serpents rampant vers mon jardin. J’aperçois à travers les églantiers un tas de bois mort et de branches qui s’avance, les bouts fraîchement coupés. Le tas grimpe, écrasant un homme. Il s’arrête, souffle, et j’entends une voix sourde, sortant de dessous le faix :

– Bonjour…

Je vois, à travers les églantiers clairsemés, des jambes poilues, égratignées, vacillant de faiblesse.

– Bonjour, Drozde. Posez un peu ça. Reposez-vous !

– Oh ! non… je ne pourrais plus ensuite le relever…

C’est le facteur Drozde… l’ancien facteur… Maintenant… quelles lettres y a-t-il ?… et de quelle provenance ?

Les conquérants, dès le jour de leur arrivée, avaient, il est vrai, annoncé le rétablissement des « relations avec tout l’univers ». Un commissaire communiste, l’ivrogne Pavliak, était monté à mi-côte et avait annoncé avec suffisance :

– J’ai rétabli la correspondance avec la France… avec qui l’on voudra !… Qu’ils écrivent et indiquent ainsi leurs relations… Nous les prendrons comme des mouches !

Pavliak ne fut pas à la hauteur du pouvoir qu’il détenait ; ayant sauté par une fenêtre, il se brisa le crâne. Et les « relations » furent interrompues. Derrière la grille, un nouveau chef de poste, communiste, à barbe rousse, rugit :

– De quoi ?… il n’y a pas du tout d’étranger ! Ce n’est que des contritionnaires… (contre-révolutionnaires). Vous n’avez pas assez écrit ?… Assez s’amuser !

Et, donc, Drozde a déposé son sac de cuir, et « s’occupe de ses affaires ».

Chaque jour, il passe devant ma propriété, portant une hache et une corde, et s’en va par-delà la grand-route faire sa provision de bois pour l’hiver. J’entends avant l’aube son pas soucieux. Il coupe du bois mort et des perches, charge son faix et rampe en sifflant, tel un énorme monstre, par les gorges, montant et descendant. À midi, il passe devant chez moi, me hèle et s’arrête pour souffler.

C’est un Juste dans une vie maudite. Il n’y en a guère dans la petite ville ; il en reste pourtant dans toute la Russie que l’on putréfie.

Drozde a une femme, une fillette de trois ans et un héritier d’un an. Il avait rêvé de donner à ses gosses une éducation « verselle » – probablement « universelle » – lancer sa fille « dans la carrière dentaire » et son fils « en ingénieur » ; maintenant, il peut tout juste leur sauver la vie.

Naguère, portant le courrier à la pension, il disait avec fierté :

– Notre emploi est une mission de culture !

Naguère, il criait gaiement :

– Pour monsieur Petrov, deux lettres ! Quant à monsieur l’Agronome, on lui écrit…

Puis, lorsque les événements tournèrent, il annonça solennellement :

– À la citoyenne Raneiska… ou, d’après son nom de l’an dernier : Raynès… Au camarade Okopalov… avec mon salut so… cia… listique !

Puis, cela prit fin.

Drozde était rempli de considération pour la politique et la vie européenne.

– Pour monsieur le professeur Kolomentsov, une lettre venant de Londres… C’est agréable à tenir en mains ! Quel papier ils fabriquent ! Ne serait-ce pas une lettre de Lloyd George lui-même ?… Quelle écriture décidée !…

Il tenait Lloyd George pour extraordinaire.

– Pour de la politique… disait-il, il fait de la politique ! On dirait qu’il tend vers le socialisme, mais… ah ! la fine mouche !… Qui fait de la politique avec lui… n’a qu’à se bien tenir !… C’est tout bonnement… un génie extraordinaire !…

Drozde subit une épreuve : la guerre. Désemparé, il s’arrêtait parfois à ma clôture, disant :

– Je ne comprends pas… L’Europe faisait tant de progrès, et tout d’un coup… une manifestation de si grande inculture ! Ils ont encore noyé des voyageurs civils. Impossible de supporter ça !… Un pareil assauvagissement d’instincts !… Il faut que tous les gens cultivés y songent et apportent une protestation au nom de la culture… Autrement… je sais pas ce qui en sera !… C’est inadmissible !

Il marchait d’un pas de profonde réflexion, comme s’il avait un chagrin. Au dîner, en avalant sa soupe, il restait tout à coup la cuiller en l’air, comme si une pensée aiguë le lancinait. Il regardait sa femme d’un air de reproche. Sa face carrée, aux pommettes saillantes, ses yeux songeurs, bleus, comme en ont les Petits-Russiens , étaient pleins d’amertume.

– Ai-je oublié de la saler ?… demandait sa femme.

– Trahir ainsi les principes de la moralité cultivée !… ponctuait Drozde avec réprobation, agitant sa cuiller et répandant sa soupe sur la nappe. Europe, Europe ! où vas-tu ? Tu marches sur un précipice ! Comme tout est bouleversé !

– Mais mange, Garassime … Ta soupe va être froide… Quel malheur cette Irope dont tu te casses la tête !… Qu’est-ce que ça peut te faire ? Ça te donnera-t-il des sous ?

– Des sous ! Ah ! que comprends-tu à la politique ? Aha, aha, aha ! Prokofi a raison de dire que les temps terribles de l’Apocalypse de Jean l’Évangéliste approchent… Des masses de chevaux noirs et blancs… et sur eux, des cavaliers de feu, couverts de fer… oui, de fer !

– Ton Prokofi a trop lu, et il casse la tête à tout le monde. Tania [sa femme] le disait… il a emmené tous les petits coucher sur le toit, et a emporté sa hache… Il voit de drôles de miracles…

– Des miracles ?… fait Drozde avec reproche. Il peut y en avoir, des miracles !… Si la culture renverse tout comme ça… il en faut absolument, des miracles et il y en aura !… Prokofi le pressent…

– Ton Prokofi laissera des orphelins…

– Les braves gens doivent les recueillir avec amour les orphelins ! Qu’y entends-tu ? Il faut avoir une morale morale !… « De quoi vivent les gens ? » Hein ? comme dit le comte Léon Tolstoï… Toute l’Europe le révère comme… un gé-nie !… Et, en plein vingtième siècle… rien que l’instinct sauvage !… Ahaaa !…

Drozde aime beaucoup les mots progrès, culture ; il prononce : progresse et parle de referendoume. Il avait en grande estime les gens instruits, et se qualifiait de… progressiste. Il ne faisait pas de distinction entre les partis il ne voulait que… « la culture ». Et quand arrivèrent les bolcheviks et qu’ils se mirent à arrêter n’importe qui sur des dénonciations, on arrêta aussi l’humble Drozde, « un ennemi du peuple ». C’étaient les premiers bolcheviks, des matelots, des sauvages qui avaient pour chef un lycéen de Yalta. On enferma Drozde dans une remise avec le notaire mutilé et le professeur Ivan Mikhaïlytch, celui auquel on octroya ces jours-ci, à titre de pension, une demi-livre de pain par mois. Drozde resta deux nuits dans la remise, attendant qu’on le fusille. Il demandait aux « messieurs » :

– Pourquoi suis-je ici ? Je ne m’occupais pas de politique, mais seulement, peut-être, de culture ! Faites-leur un discours… sur la culture et la morale ! Faites-le leur absolument ! Éclairez les ignorants !

Des matelots glissaient leur tête dans la remise :

– Eh bien, messieurs les Généraux, est-ce cette nuit que vous allez nourrir les poissons de votre chair de messieurs ?…

– Bon, leur disait avec sa prononciation du Nord Ivan Mikhaïlytch, Dieu seul est maître de notre vie et de notre mort ! Frère, tu n’es qu’un instrument… Souviens-t’en, et ne fais pas le fier !… Ce qui arrive se produit peut-être pour ton instruction… Ensuite tu t’en repentiras… Bon, parfait !… Supposons que nous soyons des généraux !… Bien que tu ne saches pas, mon sot ami, distinguer ta gauche de ta droite, tu te mêles de politique… Tu devrais, petit imbécile, te trouver sur un bateau et battre les Allemands, défendre notre Russie ; et, au lieu de cela, tu bois le vin d’autrui et tu te donnes de l’importance ! Pourquoi voulez-vous tuer un travailleur, un facteur ? Il a des enfants et les mains calleuses. Vous ne portez pas votre croix de baptême  !

– Ça ne te regarde pas, vieux diable… tu en as toi, un bagout ! Tu vas parler tout à l’heure avec les poissons, os de noble ! Ce que tu ramasses les jours de fête, tu l’étales sur semaine ?…

Ivan Mikhaïlytch, ne pouvant supporter cet outrage, saisit de ses mains osseuses, dans l’entrebâillement de la porte, le col bleu du matelot. Le matelot blêmit sous l’offense et ne fit que crier :

– Laisse donc, diable, tu vas me déchirer… Es-tu fou ?

– Écoute, orthodoxe, je suis de Vologda, comme toi…

– Comment ça se fait-il ?… Es-tu, pour sûr, de Vologda ? dit le matelot ravi.

Sa figure, large comme une casserole, hâlée jusqu’à en paraître noire, s’élargit encore ; ses dents rirent.

– Comment n’en serais-je pas ? Tu ne reconnais pas notre façon de parler. Ce qu’on se moque de nous avec ça !…

Et le docteur prononça cinq ou six mots de façon caractéristique.

– Ah ! que le diable t’emporte !… C’est juste… Le vieux est vraiment de chez nous !… Montre-toi un peu… (Et le matelot, réjoui, prit Ivan Mikhaïlytch aux épaules.) C’est vraiment un pays… Attends voir ! Et de quel district ?

– Qu’as-tu à attendre ?… Du district d’Ouste-Syssolsk…

– Comment ça !… Et moi aussi… je suis d’Ouste… Syssolsk !… En voilà des histoires !…

– Moi aussi, j’ai labouré et j’ai été à l’école… Ensuite, je suis devenu professeur et ai écrit des livres… Mais je puis encore retourner la terre. Ça ne me fait pas peur !… Pourquoi avez-vous arrêté cet homme et allez-vous le noyer ?…

– Pourquoi ?… Nous l’avons condamné pour son indulgence à être fusillé…

– Mais, têtes de poissons, frottez-vous d’abord les yeux avec du savon…

– Qu’as-tu à brailler ? Tu n’as peur de rien, vieux diable !

– Je te le dis : je suis, comme toi, de Vologda ! De quoi aurais-je peur, mon vieux ? J’ai depuis longtemps déjà un pied dans la tombe… Mais c’est vous, je le vois, qui avez peur ! Vous avez pris pour chef un gamin… pour tuer des vieillards… Et il faudrait encore lui tirer les oreilles… Je lui ai mis, à ce gaillard-là, il n’y a pas longtemps, un deux pour sa dictée… Enlevez la culotte de ce morveux, et regardez-lui le derrière : je parie qu’on y voit encore les traces du fouet…

Le notaire tirait le vieux par la manche : y songeait-il ? D’autres matelots survenaient… Mais quoi que pût leur débiter le lycéen de Yalta, autant qu’il invoquât la conscience révolutionnaire et la discipline du parti, le matelot de Vologda l’emporta. Il laissa partir tous ceux qui étaient dans la remise, disant :

– Allez au diable !

C’était un autre temps – et d’autres bolcheviks : les premiers. C’était des foules de sang russe véritable, enivrées, sauvages ; elles buvaient, pillaient, tuaient dans leur frénésie ; mais il pouvait tout à coup leur apparaître, par un détour, un « rien », par un mot dit à propos, quelque chose devant quoi tous les mots – les mots d’ordre et les programmes exigeant inexorablement du sang – n’avaient plus aucun sens. Cruels, ces hommes pouvaient lacérer quelqu’un, mais ils étaient incapables d’égorger par système, avec indifférence. La « force nerveuse » et la « morale de classe » n’y suffisaient pas ; il y fallait les nerfs et les principes des « maîtres sanguinaires » – de gens qui… ne fussent pas de Vologda…

Et ainsi, Drozde, tout à fait innocent, fut sauvé de la mort. Il le fut, mais resta silencieux à jamais. Il ne parlait plus de culture, ni de progrès ; il avait… comme de l’eau dans la bouche ; et seuls, ses yeux, remplis d’une peur vitreuse, voudraient encore dire quelque chose. Il parle tout bas même du temps qu’il fait. Il ne crie plus comme jadis, en agitant un journal :

– Un remarquable télégramme ! La découverte du cancer !… Un Allemand a trouvé un sérum… On a découvert une nouvelle planète !… Quoi ? hein ?… Oui, une camète… une étoile de cinquième grandeur… de cinquième grandeur… pensez-y !

Pendant la guerre, Verdun le tourmentait. Drozde ne dormait pas les nuits ; il cherchait quelque chose sur la carte. Il accourait parfois en tenant un journal :

– Ils ont repoussé la 17e contre-attaque ! L’esprit héroïque des Français a tout balayé… sur la position de départ… de départ !…

Mais tout cela finit, et Verdun, et l’esprit héroïque… Et Drozde est devenu muet.

Le voici sous son faix qui l’écrase. Au long de ses jambes, le sang coule comme si on les avait lacérées avec un couteau. Son pantalon retroussé est troué. Sous le faix de bois apparaît une figure de martyr, brunie, maigre, mouillée de sueur.

– Les jointures physiques ont tout à fait faibli… chuchote-t-il mystérieusement. Aussi une alimentation… ni blanc, ni jaune d’œuf !… oui… pas de graisse du tout. Et jadis, j’arrachais d’un camion des charges de vingt-cinq pouds… rien qu’à dire : « Ah ! »… J’avais ma volaille… Si le petit tombait malade… du bouillon de poule pouvait le remettre. Mais les voisins ont pour ainsi dire, discrédité la volaille… Nous venons aujourd’hui de tirer de dessous un tonneau notre dernier petit coq… Comme je le cachais !… Notre peuple (sa voix retentit à peine) est tout à fait perverti dans sa psychologie… Quoi ?… Mais bien sûr, il faudrait s’en aller dans son pays ! Moi, je suis d’Ekatérinoslav. Mon neveu m’écrit qu’il m’a réservé cinq pouds de blé ; mais comment les faire venir ? Je m’y rendais mais il y a eu le typhus, et puis on m’a volé… Et pour y déménager tout à fait, il faut tout lâcher… Et, vous le comprenez, le moindre verre, la moindre poêle, il faudrait tout laisser pour rien !… Et personne n’a d’espèces… J’ai aussi ma bibliothèque… dans les cinq pouds de livres… toute ma culture y passerait !…

Et Drozde chuchote, chuchote en me regardant d’un air effrayé.

– Oui, ça va mal, Drozde.

– Permettez-moi de vous le dire… toute la civilisation traverse une crise ! Et même, (siffle-t-il sous la ramée, en regardant peureusement autour de lui) l’Intilligence… monsieur Nékrassov qui avait dit :

Semez le bien, l’éternel, l’esprit…

Le peuple russe vous en dira un éternel merci !…

Et, eux, volent la première vieille qui se trouve ! Toutes les positions ont cédé, et de culture et de morale… Au-dessus de moi, par exemple, demeure une vieille, Natalia Nikiforovna. Vous la connaissez peut-être ?… Elle dirigeait un asile d’orphelins, créé pour les instituteurs du peuple par le professeur Tikhomirov… Et on ne lui a pas donné pour sa vieillesse une bouchée de pain !… Un homme instruit en eut pitié… Mais comment !… « Je vais, dit-il, vous faire avoir une ration. C’est une ignominie qu’une personne comme vous périsse ! Tout serait alors sens dessus dessous ! » Il courut chez les médecins pour leur faire honte : « Une sainte petite vieille meurt de faim : je ne partirai pas tant que vous ne l’aurez pas inscrite ! » On l’inscrivit. Il ramassa toutes sortes de douceurs et revint chez la vieille. « Mes démarches ont abouti, lui dit-il ; priez pour moi ! » La vieille pleura de ce que Dieu lui eût envoyé un pareil intercesseur. Il lui remit un quart de sucre, mêlé à du riz, et une livre de farine… Il lui remettait le quart de sa ration, et mangeait du riz sucré tout le temps. On l’apprit. Il courut chez la vieille : « Il y a eu un malentendu, lui dit-il ; je ne vous abandonnerai pas ; mais que je ne sois pas compromis !… Sans ça, on l’apprendra, et on vous passera en jugement pour avoir touché quelque chose d’illégal ; et on flanquera les docteurs à la cave… » La vieille se mit à pleurer : « Partez d’auprès de moi, lui dit-elle, j’ai peur des serpents ! » Et lui a une pelisse, des boutons de manchette en or et une montre. C’est comme ça !… Allons, je n’ai plus qu’à descendre ; maintenant, je suis chez moi.

– L’avez-vous entendu dire, Drozde ?… Ils se sont enfuis cette nuit !

Le faix tressaillit, sa queue bougea…

– Comment ?… eux ?… ça ne peut pas être !

Il regarde terrifié. Il ne parle pas ; il souffle, et ses yeux louchent… Pas une âme alentour, personne n’entendra.

– Ne répandez pas ça, Dieu vous en garde !… murmure-t-il, bruissant, traînant sa queue… Il pourrait arriver… Est-ce bien vrai ?… Ah ! c’est ça… Allons, je pars…

Le bois racle deux pas le sol et s’arrête, face à la mer. Il marmotte :

– Permettez-moi de vous demander… Que fait maintenant… Lloyd George ?…

– C’est-à-dire… que voulez-vous savoir, Drozde ?

Le tas de bois se tait, réfléchit, toujours face à la mer. Puis la queue tourne lentement en sifflant comme si elle pensait, elle aussi. Drozde s’approche de moi, et, de nouveau, je l’entends à peine murmurer.

– Je veux dire… vit-il encore ?

Courbé sous le poids de la ramée, il allonge, comme une tortue, sa tête brune et, les yeux injectés par l’effort, il scrute…

– Mais c’est de l’autre monde, Drozde !… C’est le passé…

– C’est donc… qu’il est mort ?

– Il vit. Il mange avec appétit du bifteck et boit du porter.

Drozde me regarde avec terreur.

– Du porter !… Il croit voir dans ce mot quelque facétie lugubre.

– Oui, du porter. Sachez-le, Drozde, chaque peuple a ses zélateurs qui savent… parler et agir de telle façon qu’après avoir parlé de l’humanité et de ses buts élevés, ils acquièrent, à la fin… pour les leurs… un tonneau de porter de plus !… Vous comprenez ?

Drozde fait claquer sa langue :

– Tsé, tsé, tsé !… Ah ! oui, oui…

Il oscille tout à fait dans les églantiers, et, appuyant sur les miens ses yeux douloureux, il murmure terrifié :

– Et nous sommes des sots !… Sans nous, les Allemands les auraient avalés. Voilà comment… il a tourné !…

– Du bifteck et du porter !… Et chez nous !… C’est comme ça, mon bon Drozde !… Personne n’a plus besoin de nous… C’est notre propre faute !

Drozde est mortellement effrayé. Il branle le cou…

– Et pourtant l’Europe… quelle culture elle propageait ! Hein ?… Et ce Lloyd George lui-même… j’ai lu, avec des larmes, tout ce qu’il disait… À présent, tout sera perdu… Monsieur Hertzen écrivait de remarquable façon : « Si la Russie disparaît, tout disparaît !… »

Et il s’éloigne, le Juste, de notre cimetière.

Les Justes… dans ce coin qui expire, près de la mer qui s’endort, il y en a encore. Je les connais. Ils sont très peu nombreux. Ils n’ont pas succombé à la tentation. Ils n’ont pas pris un fil à autrui ; ils se débattent, la corde au cou. L’esprit vivifiant est en eux, et ils résistent à la pierre qui écrase tout. L’esprit périt ? « Non, il est vivant !… » Il périt, il périt… je le vois si clairement !

Et ailleurs… là où il n’y a pas d’amandaies, pas de mer scintillante, et pas ce riant soleil qui joue dans un cimetière – ailleurs, que se passe-t-il ?…

Je regarde vers le nord qui bleuit, derrière le Tchatyr-Dag… vers la Russie, ses champs, ses pommeraies… Si l’on pouvait se trouver ailleurs, loin des villes détruites, des villages en perdition !… Marcher, marcher toujours !… Voici des prairies, des prairies que la nuit a couvertes de rosée. Quelle fraîcheur, quelle douceur promettent les lointains !… Ils promettent tout ce que l’on souhaiterait… Jadis c’était ainsi… Maintenant… Qu’est-ce donc que ces sombres masses sur les prés ? Des meules ?… Des meules pourries – une richesse fauchée. Quitter la route et aller s’appuyer contre l’une d’elles… Peut-être les prairies nocturnes procureraient-elles un calme sommeil ? Les corbeaux, à l’aube, nous berceraient de leurs croassements…

Share on Twitter Share on Facebook