XXIV Une sainte héroïne

Une hutte de glaise. Au vent, se balancent des mauves sèches ; des haillons flottent sur la palissade. Un petit poulet, qui n’a qu’une patte, cache sa petite tête sous un hangar fermé ; il a froid, le mutilé ! Tout est mutilé. Sur le toit, tressaute la girouette – un Arabe de fer-blanc, travail de feu Koulèche. L’Arabe cogne de son pied d’argent, de sa botte – joli travail, donné en présent… Koulèche est mort et aussi le cordonnier Prokofi, qui lisait la Bible : l’Arabe de zinc, demeure, pour cogner de sa botte le vent.

Prokofi, qui connut l’Antéchrist… je sais comment il est mort. Il longeait sans cesse les clôtures, passait sous les fenêtres vides, lisant les décrets affichés, regardant les cachets ; il cherchait celui de l’Antéchrist. Il entrait dans sa hutte et s’asseyait dans un coin :

– Allons, Prokofi, lui disait sa femme Tania, te voilà du travail !

– Le décret ! chuchotait le cordonnier avec effroi. On ordonne d’apporter les essuie-mains, les chemises… j’attends, j’attends toujours.

– Bah ! nigaud, qu’attends-tu donc ?… Aie au moins pitié de tes enfants !

– J’attends le vrai… sceau… ; alors…

– Tu me mets à bout !… Quel sceau attends-tu encore ?… Seigneur !

– Ils préparent un décret… pour qu’on LUI apporte les croix… Alors, il mettra le sceau…

Prokofi – « aux termes du décret » – alla porter son essuie-mains – le remit.

– Et pas de chemise ?… lui demanda-t-on. Camarade, il y a grand besoin de chemises pour les mineurs !…

– Voici ma dernière ! fit Prokofi, d’une voix tremblante, mettant la main sur sa poitrine… Et quand… enlèverez-vous la croix ?…

On voulut l’arrêter ; mais ceux qui le connaissaient dirent que c’était le cordonnier fou. Il s’en alla sur le quai, du côté du poste militaire, et se mit à chanter : Dieu protège le tsar ! On le rossa à fond, sur place. On l’enferma dans le caveau ; puis on l’emmena par-delà les montagnes. Il mourut bientôt.

Je regarde la hutte vide. Voici dans la combe une barrière qu’il avait faite. L’étable est vide. Les cochons, dernier bien de la ferme, ont été vendus depuis longtemps. Seul reste – pour les enfants – le poulet qui n’a qu’une jambe. Deux fillettes, nu-pieds, traînent des copeaux attachés à un fil ; elles jouent aux bateaux. Derrière la vitre, un enfant leur fait, avec un os sec, un geste de menace.

Je voudrais voir Tania. Ah ! la voici ! Où donc va-t-elle par un vent si fort qui arrache les pierres des montagnes ? Elle est sur le seuil, prête à partir.

– Bonjour, me dit-elle ; je vais par-delà de la montagne, échanger du vin.

Elle a un caraco, et, sur la tête, un fichu de coton ; elle est nu-pieds. Sur son dos, attaché par un essuie-mains, un tonnelet d’un poud ; sur la poitrine, quatre bouteilles dans des haillons, retenues par des cordes, pour qu’elles ne se cassent pas. Un équipement de campagne.

Je comprends ce que veut dire « par-delà la montagne »… À une cinquantaine de verstes, de l’autre côté du col, là où il y a déjà de la neige, elle portera le vin de ses peines, le trimballera par les bois, sur les ponts jetés au-dessus des ravins, sur lesquels les autos craignent de s’aventurer. On y arrête les passants. Il y a les verts, les rouges, qui encore ? Là-bas, au-dessus du pont de fer, pendent, aux branches, sept hommes. Qui sont-ils ? On l’ignore. Qui les a pendus ? Personne ne le sait. Là-bas, on lit les papiers ; on vide les poches… Un communiste ? On l’emmène dans les bois. Un vert ? On le tue sur place. Un quidam ? Paie la douane et passe ! Là-bas, ce sont les loups qui se battent et se mangent entre eux : l’incessante bataille – dans les pierres – des hommes du siècle du fer.

Et Tania, si débile, y va. Elle marche vingt-quatre heures sans s’arrêter, sans dormir ; elle porte, elle porte du vin. Elle espère y gagner cinq livres de pain. Elle en revient avec de la farine. Et trois jours après, même manège : le vin, puis les montagnes, et les montagnes…

– C’est dur. Mais il y a les enfants… J’y suis allée cinq fois. C’est la sixième. Même en dormant, je rêve que je marche… Les bois, les montagnes, et, derrière mon dos, le vin qui fait glou-glou… Que je marche ou que je dorme : glou-glou… J’ai les pieds emportés, mais puis-je acheter des chaussures ?… Il faut manger.

Jadis, elle vivait comme chacun vit ; elle blanchissait les touristes. Ses enfants étaient tenus propres, mangeaient à leur faim. Prokofi faisait des bottes lisait la Bible et attendait la Vérité… Elle vint, là Vérité et, comme une pierre, l’écrasa.

– En route, on ne vous attaque pas ?

– Ça arrive. Au coin des bois, on m’a arrêtée. Eh quoi, je suis encore jeune !… « Viens vivre avec nous dans les bois ! » J’ai répondu : « J’ai des enfants, sans quoi je resterais avec vous ! » Ils se sont mis à rire, et m’ont donné du pain… J’étais tombée sur de braves gens comprenant ceux qui souffrent…

– Des verts, qui ne veulent pas d’esclavage ?

– Je ne sais pas ! répond-elle craintivement. L’un m’a donné un morceau de lard ; il m’a dit : « Porte ça à tes enfants ; j’en ai aussi, m’a-t-il dit… » Une autre fois, c’était près de la ville, j’arrivais… on me vola le vin. Je me traînai à leurs pieds : « Tais-toi dit-il, spiculante ! » (spéculatrice). Je revins affamée gelée ; j’arrivai tout juste. Merci soit aux Tatares qui m’ont encore prêté du vin pour aller le vendre !

Hommes et fauves sont pareils. Les fauves à figures humaines luttent, rient, pleurent. Sortis de la pierre, ils y retournent. Tania ne craint ni les pierres, ni les forêts, ni les tempêtes. Elle craint qu’on ne l’entraîne dans les bois, qu’on n’abuse d’elle, que l’on ne boive son vin, qu’on ne la boive tout entière… et puis, adieu la belle !

– À mon retour, je leur cuirai du pain ; ils mangent tout seuls, en m’attendant…

Jadis, dans son jardin, les mauves fleurissaient, les pigeons roucoulaient, la machine à coudre taquetait. En toilette, tenant ses fillettes par la main, Tania allait à l’église avec Prokofi qui portait sur ses bras leur héritier…

– J’ai peur de n’y pas pouvoir tenir. Je ne fais que tromper le sort. Si on ne me vient pas en aide, nous périssons tous.

Nez pointu, yeux bleus, avenante – naguère encore elle était jolie. À présent, c’est un squelette aux larges yeux ; ses fillettes ont aussi de grands yeux. Tania se sauvera si elle prend le matelot du poste, au cou gras, qui a pris l’habitude de venir la voir. Qu’elle sauve sa famille, même par le moyen de ce matelot… Tout brûle, tout vole en poussière.

– Allons, vivez… Je vous ai mis sur des morceaux de papier du pain coupé pour chaque jour. Le Christ soit avec vous… La voisine entrera quelquefois…

– Adieu, héroïne !

Une des fillettes me regarde et me montre son copeau :

– Un ba… teau… ouonou…

Le petit frappe la vitre avec son os.

Tania est partie. Je regarde le Tchatyr-Dag, il brille, il brille. La première neige le recouvre. Là-bas derrière sa masse, Tania, avec son baril, grimpera et le vent la soulèvera. Les aigles tournoieront. Et dans son dos, le vin fera gaiement glou-glou-glou…

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