XVIII Les amandes sont mûres

La dorure du Castelle s’épaissit ; on voit davantage de pierres grises ; l’automne avance plus vigoureux, ici coloriant, ici dévêtant. Dans les aubes plus fraîches les cigognes claquettent, puis elles volent en biseaux. Déjà, dans les jardins, sifflent les mésanges.

L’azur du ciel, dans un nouvel éclat d’automne, est plus vif. Les étoiles rendent les nuits plus noires et d’une profondeur infinie. Le cours de la voie lactée, laissant voir de plus en plus de nébuleuses, est plus net.

Le matin, les jeunes aigles commencent à jouer dans le ciel. Ils jettent des cris sonores au-dessus des vallées du Castelle et de la mer, et font des culbutes, heureux de leur premier vol lointain, tandis que, pour les surveiller, les vieux planent au-dessus d’eux.

La mer est devenue, elle aussi, bien plus noire. Le bondissement des dauphins, tournant comme une roue dentée, y jaillit plus souvent.

C’est donc l’automne, et le Babougane annonce les pluies…

Au petit jour me viennent voir des êtres humains, qui ne sont déjàplus de ce monde… Ils me regardent, regardent en moi, dans le calme pétrifié de l’aube, avec des yeux suppliciés… Les yeux éteints des animaux sont pleins, eux aussi, de leur douleur d’incompréhension et d’angoisse ; pourquoi regardent-ils ainsi ? Que demandent-ils ?…

Nous recommençons… quel jour est-ce ?. Sortez, douces poules et toi, dinde étique, pareille à un squelette. Faites votre dernière promenade.

Bordant le jardin, larges comme des saules familiers, les vieux amandiers perdent déjà leurs étroites feuilles jaunes. À travers leur réseau transparent, le ciel bleuit.

Je grimpe dans un arbre qui accroche mes guenilles, m’égratigne de sa rudesse, et je commence à gauler. La mer est si proche qu’il semble que l’on puisse tomber dedans. Les montagnes semblent s’être rapprochées et regarder cet épouvantail, qui, dans l’arbre, agite une gaule. Que n’ont-elles pas vu depuis les milliers d’années où elles contemplent la ronde humaine !…

Les amandes sont mûres. Leur peau de daim verte se fend, s’entr’ouvre littéralement comme des coquilles de rivière, et l’on aperçoit leur coque grêlée et rose. Elles tombent avec un bruit gras, toup-toup… toup-toup… et j’entends, quand elles roulent à terre, en rejetant leur coque, leurs petites voix sèches. Il fait bon voir leurs bonds joyeux à travers les branches et leur danse en bas : premiers pas, cette année et premières petites voix des enfants du vieil amandier…

De mon arbre, je vois, en haut chez Verba, la vache Tamarka lécher avidement de sa langue sèche un tonneau disjoint. Pourquoi donc n’entend-on pas dans le terrain vague, le maillet du vieux Koulèche ? Koulèche a rempli son destin ; il ne frappera plus.

Lalia, avec des claquements de pieds nus, court ramasser les amandes qui tombent dans la vigne.

– Bonjour, toi ! Eh bien, vous mangez ?

– Mal… Hier, nous avons arraché des oignons de crocus… Mais Aliocha va bientôt nous aider et rapporter de la steppe du blé et du lard…

Je le sais, l’aîné de la vieille bonne s’est fait marchand de vin, contrebandier. Avec le gendre de Koriak, il a passé le col. Il emporte du vin, pour l’échanger là-bas à ceux qui ont encore du froment. Hardis contrebandiers ! Des deux côtés du col on les guette, on les arrête dès qu’on est en force… La mort s’est également abattue sur la steppe. Aucun horizon. On se console en buvant. On chemine la nuit, en cachant l’alcool sous la paille ; on en tient une bouteille, prête à fermer une bouche au besoin. Question du pain quotidien ! Mille mains crochues, mille yeux affamés se tendent par-dessus la montagne, vers un poud de blé…

– Alors vous avez arraché des crocus ?… Prends une pierre, casse des amandes…

– Merci… grand merci !…

Le pain quotidien !… Chers crocus aux yeux d’or, vous êtes devenus vous aussi notre pain quotidien !

– Et Koulèche est mort… me dit Lalia en mâchant, mort de faim…

– Oui, Koulèche est mort. Il a cessé de souffrir. Toi, as-tu peur de la mort ?

Elle lève vers moi ses vifs yeux gris, mais ils sont absorbés par les amandes.

– Voyez, au-dessus de vous… il y en a trois petites.

– Aha !… Et tu as peur de la mort, Lalia ?

– Non… De quoi aurais-je peur ?… répond-elle en cassant une coque avec ses dents. Maman dit que lorsqu’on meurt sans souffrir, c’est comme si on dormait… Dormir, et ensuite tout le monde ressuscitera. Et tout le monde sera en chemise blanche, pareil à des anges, avec des petites mains comme ça… Tenez là, sous votre main, sous votre main… une, deux… quatre amandes !

Koulèche est mort. Il est allé recevoir la chemise blanche et voir les petites mains comme ça… Il ne souffre plus.

Le maillet de fer, ces derniers jours, frappait de moins en moins fort. Koulèche, en allant à son travail, gravissait la montagne d’un pas moins ferme. Il s’arrêtait, soufflait. Un espoir le soutenait : les froids venus, on emporterait les poêles dans la steppe, et alors il y aurait du blé, peut-être même du lard. En attendant il fallait marteler. Pour la façon de chaque poêle, Koulèche recevait juste assez de tôle pour en faire un autre…

S’arrêtant près de ma clôture, il soupirait. C’était un véritable ours, large et grand, des yeux enfoncés sous des sourcils en toison. Il avait été roux et, maintenant, était jaune gris. Ses poings étaient lourds comme le plomb et la pierre. Ses dernières bottes, avachies, traînaient à terre. Ses vêtements… quels vêtements a-t-on maintenant !… Sa casquette plate crêpe rousse, était couleur de mastic et de glaise. Sa figure… sa figure, usée, était une boule de cire sale, aux lèvres bleues…

– Eh bien, Koulèche, ça va ?

– Je meurs… soufflait-il à peine, ramassant avec effort ses lèvres indociles. N’avez-vous rien à me donner à boire ?

De l’eau et une poire sèche le remettaient. Il tirait en tremblant sur une cigarette, son dernier tabac, joie dorée : du Biouk-Lambat ! Il revenait peu à peu à lui. Il en avait lourd sur le cœur, et personne à qui le confier : il s’ouvrait à moi.

– Voilà où en sont les choses… aucun travail ! Jadis on venait chercher Koulèche en voiture. Il n’y avait qu’à prendre la commande. J’ai travaillé pour Tokmakov, pour Goloubev, le professeur… On se m’arrachait… Ici, réparer un toit, là une installation pour l’eau… là, une canalisation… J’étais bon pour les cabinets d’aisance… J’avais l’œil fait à la pression de l’eau, la main légère. Mais, mon principal travail était de découper les kvirouettes, les plus kfaçonnées… Des coqs… des chevaux… un ande (ange) avec une trompette, je pouvais faire tout cela !… Mes kvirouettes ne grincent pas…, elles flairent le vent et tournent. J’en ai placé sur toute la côte jusqu’aux Yaltas (à Yalta). Comme j’avais la main légère, mon travail était fin. Interrogez toute la côte au sujet de Koulèche : tout le monde a de l’estime pour lui. Qui es-ce qui a travaillé pour Livadia  ? Koulèche. Qui a fait la toiture pour Micolaï Micolaïtch, le grand-duc ? (le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch). Moi-même, Koulèche !… J’y ai fait des tuyaux cannelés. Doumbadzia m’a offert du vin de la cave impériale : « Ne nous lâche pas, Koulèche, me disait-il, tu as la main légère ! » On m’offrait même du vin de chimmpagne. Deux fois par semaine, régulièrement, je m’enivrais ; mais, comme je plaisais à tout le monde, on me pardonnait. C’est moi qui ai découpé le dauphin de cette kvirouette en laiton doré… Les petites grandes-duchesses pouvaient la regarder, et elles ont été tuées pour rien ; Dieu ait leur âme !… Et voilà, je ne l’oublierai jamais… On me donna une fois, venant de la table du tsar, un pain d’épice estampillé, large comme la main, avec l’écusson… Un aigle-écusson… ma parole, plus net que sur un rouble !… Notre puissant aigle russe… où vole-t-il maintenant ? L’intendant de Livadia, un général, imposant de son extérieur, avait ordonné de me le donner. « Ne nous lâche pas, Koulèche, disait-il, tu as la main légère. » Et voilà…, c’est fini mes découpures… Il s’est produit un arrêt…

Il n’aime pas à parler de cet « arrêt », mais parle volontiers de son passé.

– Moi, je suis amateur de sauternes ! On me payait deux roubles cinquante par jour… Voyez le cas que l’on faisait de moi ! Des fois, j’allais au marché… « Qu’est-ce que tu me fourres là ? disais-je. Est-ce du lard, ça ! Il est déjà un peu jaune. Je ne veux pas même le regarder ! Donne-m’en qui soit comme de la crème et qui sente la rose… Qu’il soit ferme, pas du savon !… » Pouah !

Koulèche crache et secoue la tête :

– Ça me soulève le cœur, ce marc de raisin !… Ça me brûle en dedans. Un vrai poison ! Ces jours-ci, un commis en est mort ; ses boyaux s’étaient retournés… Ah ! toute ma force s’en va ! Ma tête bourdonne… Il y avait aussi au marché ce fromage de brebis qui valait six kopecks… On choisissait une serte … C’était comme s’il y avait du soleil à travers : tout à fait comme du porto… Le dos d’esturgeon n’est pas meilleur…

Koulèche agite les mains comme s’il voulait attraper une mite et penche si bas la tête que sa calvitie, par-dessous sa casquette, son cou tendu, aux vertèbres aiguës, et ses épaules usées, ramassées – comme à la peur d’un coup – expriment le désespoir et la soumission.

– Mes petits amis, quelle douceur on a laissé passer !… Contre quoi l’a-t-on échangée ?… Contre de la charogne, du chien… Hein ? qui nous a roulés ? fourrés comme sous la queue d’une bête !… On les a compris maintenant, oui !… Mais maintenant va te plaindre !… À qui ?… Ceux à qui, autrefois, on allait se plaindre, ceux-là parfois vous plaignaient… et maintenant plus personne ! Aller se plaindre à eux, aux coummanistes ! Autant aller se plaindre au loup… Il n’y a plus personne… Pour la moindre parole – au caveau ! On vous colle le livolver sous le nez. C’est nous-mêmes qu’on écrase !… Ces jours-ci on a arrêté des pêcheurs… On leur a enlevé leurs bottes comme à des mioches. Quand on les fait embarquer, on les leur rend ; quand ils rentrent on les leur fait quitter… Ils se moquent de nous ! Oui, le servage était meilleur. Alors, du moins, on écrivait une supplique au tsar… Et cet autre-là, d’où sort-il ? Hein ?… Il parle et on ne comprend pas d’où il est… Il n’accepte pas notre manière d’être. Il pille les églises. L’autre jour, on a encore traîné le pope à Yalta… Une de nos femmes a dit un mot de lui au marché ; un gamin arrive avec un fusil… hop ! arrêtée ! Ils peuvent tout maintenant sans jugement, sans foi ni loi… Ce qu’on en a tué de monde !… Où est-elle donc, la justice ? Et c’est pourtant par nous-mêmes qu’elle a été démolie…

Koulèche redemande de l’eau ; il boit et suce une poire.

– Si j’allais à l’hôpital… peut-être m’ordonnerait-on quelque médicament… Dans l’année 10, aux Yaltas, quand j’y étais… j’avais une inflammation du poumon… On m’avait sévèrement ordonné du lait, de l’œuf et des kôklettes… L’entrepreneur Ivan Moskovski m’apporta une bouteille de porto : « Remets-toi, seulement, me dit-il, ami Stépane Prokofitch… ; ne nous lâche pas, tu as la main légère. » Hein, qui, maintenant, d’entre eux, me dirait ça ? Vlan et vlan !… Et toujours à la bouche : « Votre pouvoir et notre pouvoir !… » Mais il n’y en a aucun… Des apaches seulement !… Pendant trente-sept ans, j’ai vécu de mon travail, et là… en deux ans… on m’a enlevé toutes mes forces… je péris comme un ver… Ah ! ahaaa !… Lorsqu’on achetait du mouton : « Donne-le-moi, disait-on, avec des rognons gras… » Je mangeais ma soupe avec des lardons… Ma femme y coulait des tomates… C’était à en voir le paradis ! Ma famille, maintenant ?… Rien que des fillettes !… Pas moyen d’y échapper : toutes avec des commissaires !… Oho ! c’est un songe affreux !… Si, du moins, avant de partir je pouvais manger de cette bonne soupe… et ensuite…

Koulèche ne mangea pas de la bonne soupe.

Il sortit de chez moi, chancelant… Il regarda la montagne au-delà du ravin sec : oïe ! Il ne pourrait, pas grimper jusqu’à son travail, marteler pour rien… ; et quand, encore » emporterait-on son travail dans la steppe ?… Il réfléchit et se traîna pas à pas, à l’hôpital… Il alla, titubant, par la ville, s’appuyant aux murs.

L’hôpital semblait le même, seulement plus délabré.

L’hôpital lui dit :

– Mourir de faim n’est pas une maladie. La ville est pleine de gens comme vous, et nous n’avons pas même de rations pour ceux qui sont sérieusement malades.

Koulèche dit à l’hôpital :

– Mais c’est maintenant l’hôpital pour tout-le-peuple ! On disait qu’on aurait tout maintenant… On disait que…

L’hôpital se mit à rire :

– On l’a dit, oui ; mais… on l’a dit à tort ! C’est la carence prolétarienne complète. Celui qui, maintenant, veut se soigner, doit apporter ses médicaments et ses provisions, et une ration pour le médecin. Les médecins affamés ne peuvent pas soigner les gens !… Il faut aussi apporter de la paille, car on a vidé toutes les paillasses.

Alors Koulèche, ramassant toutes ses forces, trouva le mot à dire :

– Tous vos toits… coulent…, les dalles ont été arrachées pour en faire des poêles ; je ne vous prendrai pas cher… donnez-moi seulement un peu de nourriture. Je suis affaibli… Regardez au moins ma langue…

On ne la lui regarda pas.

Koulèche examina l’hôpital à travers une brume et s’en alla. Il traversa toute la ville ; à l’autre bout il y avait un prodigieux hôpital. Il marcha, titubant le long des murs, s’accrochant aux ronces poussiéreuses, s’asseyant sur les tas de cailloux. Il chancela, buttant dans le terrain vague sur du verre brisé, des pierres…

Il y avait, sur le terrain vague, une grande rotonde, en bois, kiosque ou haute estrade. Tout récemment encore elle retentissait des voix sonores des meetings. Un drapeau rouge y claquait. La rotonde vantait le nouvel ordre de choses, parlait de sang, menaçait. Koulèche, à travers sa brume s’en souvint avec un poignant effroi, et… de dépit, il cracha… Il se traîna péniblement sur les galets roulants, au bord de la mer…

Libre, gros bleu, la mer jouait avec les vagues ensoleillées, envoyant de la fraîcheur.

Koulèche se traîna vers l’espace bleu, se mouilla la tête, rafraîchit ses yeux mourants. Peut-être cela le fortifierait-il ?… Quelque chose se troubla dans sa vieille tête, soumise à tout, et il s’agenouilla… Songea-t-il à boire ou à saluer la mer, pour lui dire adieu ?… La mer fit une grande oscillation vers lui, le renversa… Il tomba sur le côté et se mit, grosse tête grise, à ramper de biais, comme font les crabes… Il avait le dessein de rentrer au plus vite chez lui… Mais il y avait loin jusque-là !

Des ouvriers de sa connaissance le rencontrèrent.

– Qu’as-tu, Koulèche ?… Aïe, tu es soûl !…

Koulèche regardait les passants, ému, troublé, rassasié de sa vie, de sa vie rouge. Il balbutia à peine :

– Remettez-moi sur pieds… je vais… chez moi…

On le remit sur pieds, et il recommença à se traîner vers sa maison en s’accrochant à tout. Sur le quai désert, des gens le prirent sous le bras. Ils le tirèrent jusqu’au pont…

– Maintenant… soupira-t-il, j’irai… moi-même…

Et ce fut sa dernière parole en reconnaissant la combe sèche où il vivait.

Maintenant, j’irai moi-même !

Il marcha d’un pas ferme, atteignit la longue palissade, s’y appuya. Il renversa la tête en arrière, fit un soupir prolongé… et mourut. Il mourut paisiblement. Ainsi tombe la feuille qui a fait son temps.

On est bien sur l’amandier. La mer est véritablement comme un mur – un mur gros-bleu dans le ciel. Voici la route vers le glorieux Stanbul où les débardeurs déjeunent de sardines, jetant à la mer les débris… On a le vertige devant ce mur bleu sans limite… Cela vous prend… il faut fortement se tenir.

Je vois, du haut de l’amandier, la petite ville blanche, les collines brûlées, rousses – des cyprès, des pierres – et là-bas, toute en verre, comme un palais de cristal, la petite chapelle du cimetière… C’est là qu’est Koulèche maintenant. Tout récemment encore il était assis sous cet amandier ; il y parlait de sa soupe au lard, et il a été porté dans ce cercueil de cristal. Et quel surnom il portait Koulèche ! La vie, cette ironique, l’avait étiqueté . Koulèche est mort de faim. Il gît maintenant, cet ouvrier estimé, dans une merveille de cristal. Qu’elle est bête, l’humanité ! Elle met dans les cimetières des palais de cristal et les orne de croix dorées… Y a-t-il donc surabondance de pain ?… Et voilà qu’elle a fait banqueroute et ne peut plus enterrer un homme !…

Koulèche est depuis cinq jours dans cette serre, attendant qu’on l’expédie ; il ne peut obtenir de tombe. Il n’est pas seul : Gvozdikov, le tailleur, son ami, se trouve avec lui. Ils attendent un troisième être qui vit encore. Tous deux, aux meetings, braillaient, exigeant qu’on leur donnât une propriété. On a, selon la loi populaire, tout saisi, y compris les caves à vins : baignez-vous-y ! On a saisi les jardins et le tabac, les villas… Où tout cela est-il passé ? Les montagnes de lard, les troupeaux de moutons, les chevaux et les gens se sont évanouis… N’y a-t-il même plus de fosse ?

Koulèche, gonflé, bafouille dans la serre : moa… aaa…, nou-ou-ou-ous…

Le vieux gardien ivrogne dit à Koulèche :

– Attends, prends garde, camarade… Il faut faire les choses comme il faut… T’enterrer ?… Il le faut, c’est vrai ! On n’aura pas de paix avec toi… Tu es enflé comme une montagne, tu vasouilles… Mais m’as-tu nourri, fait boire ?… Je suis seul pour vous tous, racailles maudites ! Où a-t-on jamais vu qu’un travailleur… sans manger, ni boire… creuse des fosses dans la pierre ?… At-tends… C’est maintenant mon droit… celui de tout le peuple !… Tu ne t’es pas creusé ta fosse d’avance… et moi, je n’ai pas de ration… Va un peu causer avec les camarades… que le diable les… ils t’expliqueront tout en détail !… Et… en conséquence… je dois t’enlever au moins ton suaire et le porter au marché… Du pain… mauvais, mauvais…, on m’en donnera au moins deux livres… et du vin, on m’en donnera… pour boire, pour le repos de ton âme… pour que ma pelle marche mieux !… Et il n’y a de toi, diable, à vendre qu’un pantalon déchiré !… Toi aussi, patiente un peu !… Quand on m’apportera un mort bien habillé, alors… je vous fourrerai tous ensemble dans la fosse commune…

Koulèche, gonflé, gît dans le palais de cristal, attendant que lui vienne une suite… Auprès de lui gît le tailleur Gvôzdikov, surnommé Ver-perche à cause de sa longueur, modestement décédé derrière la porte close d’un pauvre logis.

La Rybatchikha racontait :

– Personne ne s’en est aperçu. Les propriétaires tatares seulement ont senti… Il était déjà tout à fait tourné… mort depuis trois jours… tout couvert de mouches… vertes… qui lui chantaient la prière des morts…

Gai Requiem !… Le tailleur lui non plus n’avait pas apporté d’obole… Il arriva au palais de cristal en un caleçon troué, pour lequel, au marché, on ne donnerait pas une noix.

Dors, vieux Koulèche… bête de Koulèche, avalant bouche bée, « le droit tout populaire » que tu ne connaissais pas… Quelques malins t’ont trompé… eux ne resteront pas au soleil, couverts de mouches !

Et toi, Ver-perche, ignoré de tous, et vous, les millions d’êtres, qui avez disparu sous terre, affamés… l’Histoire ne parlera pas de vous. Écrit-on votre Histoire ? L’histoire ne tient aucun compte des terrains vagues, des berges des rivières désertes, des fosses à ordures, des taudis, des fillettes russes qui troquent contre des pommes de terre leurs corps d’enfants ; elle n’a cure des vétilles. Elle est occupée de trop grandes choses et de trop grands exploits pour prendre son vol sur ces vétilles !… Elle inscrira ceux qui communiquent par radio avec l’univers, ceux qui passent des revues sur les places, ceux qu’on invite aux congrès et qui portent les fracs décents d’un tailleur de Londres ; elle ne parlera pas de toi, Ver-perche ; elle parlera de ceux qui, en votre nom, gens perdus, décident du sort de votre descendance sacrifiée. Mille plumes notent en criant ce qui est agréable à leurs oreilles ; mille plumes vendues et menteuses étouffent le bruit de vos gémissements bègues. Les illustres roulent dans des autos silencieuses et volent dans des navires aériens. Mille maîtres multiplient sur des transparents le tableau de leurs décès. Mille plumes, menteuses et esclaves, grincent, exaltant la louange du grand homme. Au pied de leur char funèbre, des esclaves porteront mille couronnes rouges. Des millions de déguenillés arrachés à leur labeur, chanteront « leur amour désintéressé pour le peuple ». Les trompettes corneront triomphalement, et la flatterie des drapeaux rouges vous bouchera les yeux. Vous croirez enterrer votre chef !

Dors en paix, imbécile Koulèche ! Tu n’es pas le seul que des grands mots, mensongers et flatteurs, ont trompé ! Des millions de gens l’ont été, et des millions le seront encore…

D’ailleurs, tu n’es pas sot, Koulèche ! Au bord de la fosse, toi aussi, tu as compris !… On ne venait plus te chercher à cheval ; on ne t’offrait plus de porto… Mais tu continuais à espérer au moins du pain.

Des orateurs habiles te criaient :

– Nous gaverons de pain les travailleurs ! Le pouvoir soviétique a construit des iéroplanes lectriques… dont chacun peut transporter cinq mille pouds ! Nous gaverons toute la Crimée…

On te ferma les yeux – sur le sang. On te rabattit fortement les oreilles… Et tu braillais gaiement comme un gamin :

– Ah ! c’est les nôtres ! notre pouvoir personnel !…

Des semaines, des mois passèrent… les aéroplanes ne vinrent pas… Les commissaires pourchassaient tes filles ; il n’y avait pas de pain ! Ils criaient aux mères :

– Et puis, quoi ? les enfants sont à vous !… Eh bien, jetez-les à la mer !…

– Koulèche, te demandais-je, eh bien, et vos… aéroplanes ?

Tu découvrais tes dents affamées, tes gencives bleuies ; tu pinçais comme un fil tes lèvres pâlies, et tu trouvais le mot, approprié à la circonstance :

– Ils ont peur de descendre… Les montagnes… et puis la mer… Ils craignent des catastrophes !

Et ton visage était anxieux.

Non, Koulèche, tu n’es pas bête… tu es un simple.

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