XVII Sur la route déserte

Septembre passe. Les vents de l’équinoxe d’automne ont cessé, les chaleurs sont tombées. En ce moment, le temps est sec et doux. L’air est transparent, aigu. Tout est sonore et vibre. Les pentes, aux herbes desséchées, sont glissantes et reluisent. Les sauterelles, menuaille sèche, bondissent sur elles en giclures grises. Arrachés par le vent, les chardons roulants s’accrochent avec bruit aux buissons. Les cigales, remontant leurs ressorts, crécellent nuit et jour.

Le Castelle commence à se dorer. Il y a, dans la vallée, sur les croupes voisines, dans les vignes arides, sur les charmes et les chênes, des taches rousses. Chaque matin, je remarque que les taches montent plus haut et je vois dans les forêts plus de rochers gris. Les couverts se dessèchent et se dégarnissent. On sent l’odeur amère et parfumée des montagnes, le vin d’automne au goût d’absinthe. Bu à l’aube, il semble qu’il pique comme du champagne ; c’est du vin gai…

La muraille de la Kouchekaïa est toujours la même, annale sur laquelle écrit une main inconnue : la Kouchekaïa voit tout, absorbe tout. À regarder sa pierre nue, on pense au désert… Alentour, tout est si calme… Mais je sais que dans toutes ces pierres, ces vignes, ces creux, grouillent, se pressent et se cachent des hommes-insectes qui y vivent sans respirer. On n’entend rien ! Ni cri, ni gémissement. Ils regardent l’automne qui continue son œuvre : dévêtir.

Je sais… je le sais comme c’est calme, alentour ! Il y a peu de temps j’étais là-bas, j’ai rôdé sur la route déserte au bord de la mer. J’errais sans but, comme on vole dans le vent ; le chardon roulant. Les blanches villas béaient. Les cyprès semaient abondamment leurs pommes : prenez-en s’il vous chante ! Les abeilles, bourdonnant sur la menthe sauvage, préparent, petites ignorantes, leurs provisions d’hiver. Les araignées, ayant tendu sur les coteaux, comme pour s’abriter du soleil, leurs rideaux de toiles, somnolent dans les coins, tels des marchands, encore mal éveillés, qui attendent le client dans leurs boutiques fraîches. Je vois tout si clairement. Tous mes sens sont aiguisés et fins…

Je sens même les pierres et puis converser avec la route vide. Elle me raconte maintes choses… Peut-être me fondrai-je bientôt avec le tout et n’aurai-je plus de limites…

Longtemps je suis resté près des roches noires que la mer a creusées, guettant si je n’y verrais pas un crabe… Il n’en est pas sorti. Qu’ai-je besoin d’un crabe ! Un crabe pourrait-il me dire quelque chose ? Il y a très, très longtemps, dans des contes d’enfants… des brochets qui parlaient octroyaient le bonheur ; aux carrefours, des pierres prédisaient l’avenir et, sur les tombes, des roseaux chantaient… C’était il y a bien longtemps, si longtemps que nul ne s’en souvient…

Je me reposais sur une roche, la mer me léchait les pieds. Un vieux Tatare, grimpant la pente, arrachait avec effort on ne sait quelle herbe sèche – pourquoi donc ?

– Salam alekoum, lui dis-je .

– A-a-lekoum ! me cria le vieux d’une voix enrouée, laissant tomber le bras comme pour dire qu’alekoum a disparu maintenant comme le reste.

J’allais, dissimulant sous des pommes de pin, dans un sac, une chemise rapiécée, examinant si je ne verrais pas quelque part une vigne en bon état. En échange de la chemise, un gardien tatare ne me donnerait-il pas du moins quelques poires sèches ?… Il n’y avait plus de vigne en bon état… Je louvoyais entre les pousses sèches des ronces ; il n’y avait sur elles aucune baie. Il n’y avait personne sur la route.

Pourtant voici trois êtres !… Ce sont des enfants.

Il y a deux fillettes et un bambin. L’aînée – douze ans – me regarde, inquiète, de ses yeux battus, creusés, quand je m’assieds auprès d’eux. Les deux plus jeunes disposent sur une guenille des os de mouton rongés, un morceau de fromage de brebis, et une galette tatare : un tchourek.

– Mounnka, cache tout !… crie l’aînée en me lançant un regard de son petit œil brun.

Et, comme une ménagère, elle plie la guenille.

Un festin inattendu !… N’est-ce pas une nappe magique que leur guenille ? Et n’est-ce pas un conte, ces os de mouton rongés, ce fromage, ce tchourek-tchébourek rebondi, sur cette route vide ?

– Mangez, n’ayez pas peur, je ne vous enlèverai rien…

Les enfants me regardent de coin. Le bambin de sept ans, maigre, la bouche grande, a l’air d’un cornilleau sans plumes. Ils sont tous fortement hâves, mais leurs figures enfantines sont agréables, même jolies. L’aînée a le visage sérieux ; ses lèvres minces, un peu retroussées aux angles, marquent du caractère. Mais à quel propos ce festin inattendu ? Et pourquoi ces rubans multicolores… ?

Dans les cheveux noirs de l’aînée, derrière ses oreilles, sur ses épaules, sur sa poitrine, je vois des rubans éclatants… Elle ne fait que se regarder ; c’est beau ! Même sur sa jupe d’indienne, sale et trouée, il y a partout des rubans versicolores…

– Pourquoi es-tu comme ça tout enrubannée ? Y a-t-il une fête ?

Elle sourit d’un air rusé.

– Ce sont les Tatares qui m’ont parée ainsi…

Les Tatares !… Je ne comprends encore rien.

– Et comme ils nous ont fait manger !… Toute la nuit, dans la tente, ils nous ont nourris et parés. Et ensuite nous avons dormi… On nous a fait manger du mouton et boire du vin… et ils nous ont même donné des choses à emporter…

– Pourquoi t’ont-ils fait boire ? Les Tatares ne boivent pas de vin.

– C’est comme ça… Ils nous ont fait boire, dit-elle en levant une épaule et souriant à la mer. Et ils ont bu, eux aussi. Et ils nous ont dit de revenir… Il fait bon sous leur tente ; c’est gai. Il y a des moutons et des chiens. Nous avons aussi mangé du caillé de brebis… et ils jouaient de leur zourna : ça s’appelle une zourna.

De paroles en paroles, elle me confie son histoire.

– Nous sommes des Linden. Notre nom est Glaskov. Vous le connaissez ?… Et, vous, vous habitez plus haut ? C’est vous qui avez un paon ?… Maintenant, je sais. Vous m’en donnerez une plume !… On a arrêté notre père, parce qu’il a, à ce qu’on dit, tué la vache de Koriak. Mais c’est…

Elle me regarde, décide quelque chose et dit :

– Nous ne savons pas qui a tué sa Riabka… Nous, nous crevons la faim. Micha et Koliouk se sont enfuis dans la montagne… Ne dites ça à personne !… Ce sont mes frères aînés… Koriak les aurait fait pendre. Il est communiste. Nous lui revaudrons ça… d’avoir battu notre père ! Il faudra le dire aux Tatares que nous connaissons. Il fait le passage du col… Attendez, dit-elle avec une cruauté d’enfant, Koliouk lui en fera voir !…

Et ses lèvres se mirent à trembler.

– Nous tuerons Koriak, s’écria le cornilleau, montrant le poing ; nous le tuerons avec une pierre !… Canaille !

– On a caché chez lui… les malles des boulzuis… (bourjouis, bourgeois)… Maman le dira, dit la cadette.

– Tais-toi, sotte ! cria l’aînée. Essuie ton nez. Tout le mal est venu de Koriak. N’ayant plus papa, nous avons commencé à jeûner ; alors maman nous a envoyés ramasser des baies d’églantiers, ou ce qu’on trouvera… des mûres… Elle avait dit de monter plus haut dans la montagne, parce qu’en bas tout est grillé. Et il y avait des noix de hêtre qui enivrent… qui enivrent si on en mange beaucoup ; mais elles sont grosses, bonnes… Nous partîmes… et marchâmes, marchâmes… On ne trouvait rien ; tout est sec. Et nous traversâmes la forêt, sortîmes sur l’Iaïla, au pied de la Kouchekaïa !… Ce qu’on y a vu d’os humains…

– Trois os comme ça !… fit le cornilleau en montrant son bras jusqu’à l’épaule.

– Il faisait déjà noir, et il fallait revenir par les bois… Nous nous sommes perdus. Nous avions faim et ne pouvions plus mettre un pied devant l’autre. Depuis le matin nous n’avions rien mangé. Mounnka se met à brailler, ne pouvant plus avancer… Et Stiopouchka pleuraille… Que pouvais-je avec eux ! Et voilà que tout à coup un grand chien de berger se jette sur nous… Nous crions ! Des Tatares arrivent, des garçons, des bergers… Je sais bien parler comme eux ; je leur dis ce qu’il en est. Ils nous emmènent sous leur tente. Ce qu’ils sont polis ! Ils étaient deux. Ils avaient un brasier. Des moutons trottent autour… Il a commencé à m’embrasser… comme ça, sans rien de mal… parce que je lui plaisais… Il m’appelait sa petite fiancée, le vilain ! dit la fillette en riant et remuant la tête. Mousmé iakchi  ! Ils nous ont fait manger jusqu’à plus faim… Puis, l’autre s’en alla, et rapporta du vin, et la zourna…, et des rubans… Leur village est tout près. Ce sont les fils du chef, ils sont riches ! Ils avaient plus de mille moutons, mais à présent, ils en ont moins… Puis j’ai dormi ; je n’en pouvais plus… Vers le matin je me suis réveillée ; et ils riaient… ; et j’avais des rubans partout… Ils m’ont habillée comme une Tatare… comme on habille les mariées chez eux. Ils nous ont beaucoup plaints. Ils nous ont donné des choses à emporter ; nous les portons à maman. Ils nous ont dit de revenir. Ce sont des garçons très gentils…

Elle lissa les rubans sur sa jupe trouée et sourit.

– Ils ne sont pas comme nos khouliganes (apaches, voyous). Tenez, Pachka qui habite au-dessous de nous, était allée au corps de garde… demander du pain… Sa mère l’y avait envoyée, et ils se sont mal conduits avec elle… Maintenant… vous savez… elle est entamée… Alors, elle retourne chez eux tout le temps… Elle n’a qu’un an de plus que moi. Sa mère la bat : « N’y va pas, tu prendras le gros mal… » Mais elle crie : « J’irai et j’irai ! » Quelle honte ! Mais faut-il crever de faim ?… Maintenant, ce qu’elle est devenue grasse !… Les Tatares, eux, sont polis… S’il voulait m’épouser, j’accepterais ! dit-elle effrontément, en frappant hardiment le sol de sa paume. Qu’est-ce que ça peut faire, une autre religion ?

Le voilà son conte… Je la regarde, repue pour un jour, la fiancée joyeuse ! Fallait-il lui dire : Ne va pas sous la tente ? Je ne le lui ai pas dit et suis parti.

Moi aussi, je cherche une tente, un Tatare, dans une vigne. Je veux vendre une chemise rapiécée. La route est déserte – non pas déserte : elle est semée de vestiges de vie humaines… Tenez, en voici encore un !…

Je retrouve une cave où nous venions jadis faire notre provision de vin. Dans les mauvaises herbes roussies, traînent une auto rouillée et un tonneau lilas, vide, qui perd ses cercles. Une chatte squelettique, frileusement tapie sur lui, chauffe ses os. Les grillons crécellent. Le désert s’endort. Pas tout à fait le désert : sur la serrure rouillée, il y a des scellés rouges. Le vin – combien en reste-t-il ? – est réservé à quelqu’un… Au bord de la route, un homme assis sous des thuyas, enroule une bande. Petits yeux, barbe rousse, déguenillé. Il frappe sur des aiguilles de pins.

– Asseyez-vous, votre Grâce ; il y a de la place partout !…

À sa voix rauque, à son bégaiement, je reconnais Fiodor Liagoune. Il habite sur la route, plus loin. Il veille sur une propriété abandonnée.

– On a rabaissé la crête à tous les maîtres ; maintenant on est libre… Maintenant, tous les travailleurs peuvent faire ce qu’ils veulent… ce n’est pas défendu. (Il tâte mon sac.) Vous ramassez des pommes de pin !… C’est bien ! Pour le samovar ?… Seulement, voilà : avoir du thé, tout le monde n’en a pas les moyens !… Et chez monsieur Goloubev, on en a réquisitionné cinq livres… Quel professeur c’était !… Deux cent quatre-vingts arpents en un pareil endroit !… Quelles prairies, quelles vignes… quels capitaux !…

– Est-il encore vivant, le professeur ?

Liagoune se met à rire. Sa barbe rousse rit aussi. Les taches de sa figure amaigrie et méchante se dessinent plus nettes.

– Il vit ! Il a quatre-vingt-dix ans ! Il survivra à tout le monde. Là-dessus il s’entête. Quand arrivèrent nos premiers (bolcheviks), ceux de Sébastopol… ils le secouèrent. Sa vieille, il n’avait rien pour la mettre dans la bière ; on l’y a mise pieds nus ; ça ne le choqua pas : il est tout à fait aveugle ; mais il est solide. Nos volontaires arrivèrent… lui se mit à son travail, à composer des livres… Il étudie l’homme dans ses boyaux. Comme il n’y voit pas, il tapait toujours sur sa machine… À quelque moment que l’on passe devant chez lui : ti-ti-ti-ti… ça pépie comme un verdier ! Il chauffe sa science. Sa propriété lui rapporte. Et j’ai eu avec lui une attrapade… Quand nos matelots furent arrivés, ils se rendirent tout de suite chez moi parce que je suis un prolétaire d’ici et de toujours. « Camarade Liagoune, quelle opinion avez-vous sur le professeur ? Que faut-il en faire ? L’exécuter ou quoi ?… » Les temps, alors, étaient changeants… À quelle rive allait-on ? Aujourd’hui, eux, demain, les autres… Maintenant, ils ont pris du pied : mais alors… Je vais vous le dire tout net, votre Grâce ; je suis un homme droit… Je vis avec ma femme, comme dans le désert, d’une vie de juste… Si j’avais dit un mot alors : fini ! à la mire ! Il n’y a pas à parler beaucoup avec eux ! Je le couvris ; je dis : « Je ne m’occupe pas de ses papiers, mais ce monsieur écrit quelque chose dans des livres pour la science… Je ne remarque aucun désordre, sauf qu’il a cinq vaches… Et moi, camarade, leur dis-je, je suis un homme tout à fait malade, tiberculeux et de la plus saignante… Je suis tiberculeux depuis trente-cinq ans… Permettez-moi, camarades, de prendre une vache… la noire… la sans-cornes !… » Je m’y connais, en vaches… Il avait une hollandaise dont les pattes de derrière étaient en arc… Les camarades me la donnèrent. À peine lui eus-je enlevé son veau, elle redevint pleine… Et voilà, le diable m’emporte que les autres arrivent !… Mais j’étais gardien en ville, j’eus le flair… Leur torpilleur rodait près de la jetée. Je cours chez moi ! Je prends la vache par la corne, et la lui ramène : « Bonjour, Excellence, les nôtres sont de retour ! Veuillez prendre votre vache que je vous ai gardée jusqu’à ce jour béni. Pour la nourriture, ce sera ce que vous voudrez ! Le petit veau s’est présenté ; mais il est mort. » Nous l’avions mangé, bien entendu… Je lui ai soufflé ainsi trente pouds de foin. Lui aussi craignait, le premier jour, que les nôtres pouvaient revenir !… Alors j’aurais fait avec eux comme j’aurais pu… Et que voulez-vous ?… Qu’est-ce que ça fait qu’il soit aveugle ?… On peut se mêler tout de même à des complots… C’est qu’il a des capitaux !… « Il a donné, aurais-je dit, cent miyions pour l’oppression des travayeurs, pour la contrirévolution ! » Qu’en pensez-vous ?… Je peux dire au meeting de ces choses… que tout le monde en tremblera de peur ! Je sens même des larmes d’indignation bouillonner en moi !

Il frappa sa poitrine de son poing noueux, marqué de rousseurs, et plongea dans mes yeux ses yeux verts, aigus, respirant une telle méchanceté que je reculai.

– Je peux parler ainsi, votre Grâce ! Et ma tiberculose peut revenir d’un coup, à en saigner… Je me mettrai à tousser, graillonner… Je dirais qu’on peut nous rendre tiberculeux, tant on nous opprime. Je peux faire mettre qui je voudrai sous la ligne de mire ! Il ne fait pas bon s’accrocher à moi ! Je suis un homme malade… Je peux à tout moment m’emballer… Alors il n’a pas soufflé mot pour la vache. Ça va ! À peine les vôtres commencèrent-ils à déguerpir par mer, les nôtres, ces chers amis, s’amènent. Sans dire mot je me rends chez lui. Il est aveugle ; il ne sait rien ; il tape sur sa machine. Je monte sur la viranda où il y a des marches, sous la treille. Son aide-de-charité, qui le soigne, ne me laisse pas approcher. Je lui dis : « Laissez-moi entrer ; je suis le sauveur de sa vie. » Je monte. « À nouveau, bo’jour, Excellence, lui dis-je ; permettez-moi de vous souhaiter fête ; les nôtres sont revenus ! » Il se redressa comme ça… c’est qu’il est grand ! Mais il ne voit rien. « Que te faut-il, Fiodor ? » me dit-il. « Confiez-moi la hollandaise ; il pourrait y avoir des désagréments. Vous savez quel homme attentionné je suis pour vous ; j’ai absolument besoin de lait, parce que je suis tiberculeux galopant… Il y a trente-cinq ans que j’en souffre… » Il me la donna, très gentiment, sans un mot. Cette noble manière me plut tellement que je lui dis, même avec amitié : « Comptez maintenant sur moi, Excellence. J’ai peut-être sur eux une grande force ; personne ne peut le savoir. Il ne sera pas rapporté une seule mauvaise parole ! Je vous assurerai par la vache. Je peux même dire que vous avez caché des coummunistes ; ça vous fera honneur ! » Comme il a ressauté ! « Dehors, fils de chienne ! » Il frappa des pieds, se gonfla comme un jars… Il tâtonnait des mains, tremblait… Je suis un homme droit, mais si on s’accroche à moi… ça va ! Hein, dites un peu !

Liagoune me regarde dans les yeux, et je sens dans son regard vert quelque chose qui me suffoque, mais je ne peux partir ; il faut que j’avale tout.

– Et lorsque je sais tout ?… dit-il, je dois, d’après les instructions, le déclarer. Les coummunistes ont leur loi… Je dois dénoncer au parti même ma mère ! Et qu’est-ce que c’est que toute cette racaille-là ?… Et chaque jour que Dieu fait, j’ai été dans les cafés ou aux marchés. Je connais tous les officiers, où ils habitent… qui a fait des dons volontaires… combien… quels discours on a prononcés… Ce n’est que par nous que tout tient. Et ce bourjoui-là a deux cent quatre-vingts arpents dans un endroit pareil !… Ça va !… Je vais tout de suite à mon Comité. « J’ai trouvé le véritable ennemi ! dis-je. Nous périssons de la tiberculose sans avoir jamais un verre de lait, et lui a sept vaches ! » Le camarade Deriabine était un président sévère, ouh ! ouh !… « Lui enlever tout ! jusqu’au dernier fil… » Seulement il a quatre-vingt-dix ans et quelqu’un de Moscou a écrit un papier, sans quoi on l’aurait fusillé ! C’est vrai que je n’avais rien pu remarquer contre lui, et, qu’étant avare, il n’avait jamais donné un rouble pour rien… On lui enleva tout, toutes ses vaches… On prit aussi sa machine. Maintenant, tape sur la table avec ton doigt, si tu veux ! Dernièrement, son aide-de-charité me rencontre ; elle me traite de serpent et me montre, ma parole d’honneur, la figue ! Racaille !… Ils ont trouvé une protection à Moscou ! On allait, paraît-il, leur rendre la machine… Et on la lui a rendue ! Les savants ont fait des démarches pour la science. Il devrait être mort depuis longtemps, et il…

– Il tape toujours à la machine ?

– C’est un vieil entêté !… Non, il n’y a pas à s’accrocher à moi !… J’ai un ennemi, mais Dieu m’aidera ! Ils disent que j’ai fait tuer leur petit cochon par mon chien ! Et ils me menacent d’empoisonner ma génisse !… Je les aurai !… Vous daignez connaître les Chichkine ? Quelles gens est-ce ? Leur Boris était volontaire ; il s’est rallié… s’est tiré de tout ! Maintenant, il se colle dans les pierres… il écrit quelque chose !… J’ai parlé bien des fois avec lui… Oh ! quel homme malin ! Et il écrit aussi sur moi, je pense… Je ne le sais pas !… Si les vôtres reprennent le dessus… que feront-ils de nous ? Il faudra voir, il n’y a pas !… Je suis voisin des Chichkine et ne leur ferai aucun tort… Mais je suis un homme malade ; je ne me domine pas quand je crache peut-être un demi-seau de sang… Je peux à toute heure paraître devant Dieu, tenez comme ce brin d’herbe… Dieu le voit ! Ils m’ont fait chasser du jardin de leur oncle, monsieur Bogdanov… celui qui a été ministre ! Et leur oncle, un véritable ennemi du prolétariat, s’est enfui à l’étranger. Le vieux Chichkine s’est mis à diriger lui-même la propriété et m’a privé de mon revenu… J’ai été dix ans gardien chez messieurs Korobinntsov et Bogdanov. Mon droit est légitime, et eux sont des réfugiés d’un district du Dnièpre qui se sont implantés ici… Ils veulent acheter une vache… Avec quel argent ? Je vous le demande ? Nous n’admettons pas de ces affaires louches. Ils reçoivent peut-être des Anglais une masse d’argent pour… tomber sur le pouvoir prolétarien ! Hein ? J’ai donné au vieux un… avertissement : ne m’asticote pas. Qu’ils laissent ma vache se promener chez eux… nous n’avons pas assez de foin ! Ça va !

J’écoute, j’écoute… Il est très soûl. Les rousseurs de son visage osseux foncent ; ses petits yeux sont tout à fait encavés – fentes laissant passer du feu.

– J’ai, dans la poitrine… une conscience continue-t-il, sans quoi… les Chichkine seraient perdus ! C’est maintenant le Jugement dernier… Le Seigneur-très-juste nous l’a remis en mains…

Il frappe du doigt dans sa paume grenue et me pénètre les yeux. Son haleine pestilentielle me suffoque.

Je ne prends plus les routes. Je ne parle plus avec personne. La vie est une lampe qui a fini de brûler ; maintenant, ça charbonne. Je regarde les yeux des animaux. Mais il n’en reste guère.

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