X Memento mori

Le docteur me regarda d’un air de reproche.

– Vous n’avez pas l’air de croire que cela concerne l’humanité, l’histoire de mon oignon ? Vous vous trompez ; vous allez à l’instant vous en convaincre ! Il est, dans les choses, on ne sait quoi de fatal… ou, sinon de tout à fait fatal, du moins… de « talismanique »… Définissez cela comme vous voudrez, mais je parle sérieusement… Publiez-le bien dans tous ces journaux qui comptent, qui « ont du poids »… le Times, ou… comment ça… le Chicago Tribune, ou Le Temps, naturellement… Moi, je ne pourrais pas ; je suis, à cinq minutes près, « le serviteur nouvellement présenté »… non pas à Dieu… mais… à l’homme ! Et pas même à l’homme ! Dites-moi donc au fait de qui je suis le serviteur ?… Bah ! laissons ça ! Mais vous…, vous devez le publier !… Publiez-le sous ce titre : Memento mori, ou encore : L’Oignon du docteur Mikhaïl, non-serviteur de l’homme. Ce sera très bien.

Cet original parlait avec sérieux et, même, avec émotion…

– Mon histoire se passa il y a une cinquantaine d’années… en 1880… Mais non, certainement… il y a juste quarante ans, en 1881. Nous faisions, feue Natalia Sémionovna et moi, notre voyage de noces en Europe, et aussi, bien entendu, notre voyage de « perfectionnement ». Nous ne restâmes que peu de temps à Paris ; j’étais invinciblement attiré par l’Angleterre. L’Angleterre !… L’attrayant pays de la liberté, de l’Habeas corpus… Le Parlement le plus étendu… le temps de Hertzen !… J’étais jeune alors. Je venais de sortir de l’Université, et j’avais naturellement la fièvre révolutionnaire… Sans cette fièvre-là, vous êtes un homme perdu ! Et surtout en cet héroïque temps-là !… On ne venait, chez nous, que de faire sauter le Libérateur … Un début si brillant, des perspectives enflammées, le socialisme frappant à la porte… l’Europe attendait frémissante… Vous voyez la température !… Un intellectuel russe devait toujours alors être muni de deux choses : un passeport et… « la fièvre révolutionnaire ». Le gouvernement s’occupait du passeport, mais, pour ce qui est de la « fièvre »… toute l’intellectualité russe s’en portait garante, et la contrôlait, aussi bien que ses chefs. Ces chefs étaient, naturellement, divers… Il en était même qui n’avaient jamais mis les pieds en Russie… Il en était aussi qui auraient étranglé leur propre mère par amour de « la ligne droite » et de « l’harmonie » d’une doctrine, ou personnelle ou empruntée… Il n’y avait qu’à en trembler ! N’eussiez-vous été qu’un ivrogne, un idiot du plus beau titre et pouvant voler même des mouchoirs de poche… vous n’aviez qu’à trembler de ce frisson insupportable au gouvernement, et aussitôt vous obteniez d’avance une entrée gratuite dans le royaume « de la supériorité et de la beauté ». Et même non sans profit…

Je ne tremblais pas de la véritable fièvre, mais je ressentais une agréable chaleur ; cela n’allait pas jusqu’à pleurer ; mais je tremblais. Ah ! que ne laissé-je pas comme enseignement pour la postérité les Mémoires d’un intellectuel de la Société des Manufactures et Cie. Ce serait, au reste, sans utilité maintenant… Tenez, voyez donc, un cheval qui crève !…

Oui, Larve s’est étendue et allonge la tête vers l’ombre inaccessible. Ses jambes se raidissent. Frappé par ce nouvel aspect, le paon s’éveille et se met à crier de son cri de désert. Le maigre Belka, sortant de l’ombre d’un fossé, près de la villa, regarde autour de lui.

– C’est comme une tragédie grecque ! dit le docteur dans un sourire, cela se joue au soleil. Et les héros, dit-il en indiquant la montagne alentour, sont… derrière l’amphithéâtre… Les héros, c’est-à-dire les dieux… Cette malheureuse rosse était aussi en leur pouvoir, comme nous, d’ailleurs. Nous pouvons, vous et moi, passer pour « le chœur ». Car, bien que nous soyons « en scène », nous pouvons prophétiser ; nous voyons bien le finale : la mort. En êtes-vous d’accord ?

– Tout à fait. Nous sommes tous condamnés.

– Il faut en arriver là ! Nous y sommes ? Parfait !… De quoi parlais-je ? Ma mémoire ne vaut plus rien… Ah ! oui, de cette fièvre… l’Habeas corpus, Hertzen, Gambetta, Garibaldi, Gladstone… Presque rien que des G . Il doit y avoir là quelque chose de mystique et peut-être de symbolique… Naturellement, en Angleterre, je parlai beaucoup et je visitai des « reliques » vénérées ; je les saluais non sans émoi et les encensais. Et j’y ai même été de deux discours chaleureux à Hyde Park ! L’air lui-même vous fait là-bas une sorte de vaccine. On y bafoue toujours son berceau – sale, il est vrai, mais son berceau tout de même – ; et naturellement aussi on crie : « Vive la Révolution ! » – avec une majuscule, par respect naturellement – et Pereat policia !…

Et, bref, nous allâmes acheter une montre…

Nous entrâmes, Natacha et moi… Je l’appelais alors Nathalotchka ; mais à Londres, c’était Natha, ou Nelly – à la manière anglaise… Elle est maintenant sous clé dans l’armoire aux abricots. C’est ainsi, apparemment, qu’elle paraîtra au Jugement dernier, dit le docteur avec un rire grinçant… L’archange trompettera, selon le rite annoncé : « Levez-vous tous, les morts de mort violente, pour la revue d’inspection ! » Et ils se lèveront tous, tels quels. Ceux des profondeurs des mers avec des boules de fonte aux pieds ; ceux des ravins, la bouche pleine de terre, les bras tordus… ; ceux même des caveaux se présenteront devant le Juge avec leurs crânes défoncés ; et ils porteront leur accusation ! Et ma Natalia Sémionovna qui sera sous clé !… Quel rire, quels éclats cela soulèvera ! Du vaudeville !… Et encore… ah ! ah ! ah ! ah !… avec de la confiture d’abricots !… et dans un sac de tille… un sac à pommes de terre !… Car on lui avait tout pris… toutes ses chemises, toutes ses robes… tout son « superflu » de sexe féminin… Ses robes… – je me souviens de l’une en soie verte – ont été rapportées du marché, appelé le Trou tatare, par Nastiouchka Baranntchik… qui en fait parade… Ce sera un vrai clou ! Les archanges en resteront bouche bée. Le Seigneur Saboath lui-même…

Le docteur bondit tout à coup et se mit à frapper dans ses mains :

– À bas !… sale chien maudit !…

Belka, sautant par-dessus Larve, se sauva derrière la villa. Le paon, près de la tête de Larve, fit une roue irisée et se balança.

– Voyez, s’écria le docteur ! Il l’escorte. En voilà une apothéose ! N’est-ce pas une vraie tragédie ? (Il se frotta le front et fronça les sourcils.) C’est comme dans un rêve… Quelle mémoire pleine de trous ! Aujourd’hui j’avais oublié le Notre Père. Pendant trois heures, j’ai cherché, sans pouvoir me le rappeler… Il m’a fallu ouvrir mon eucologe… À propos, je dois faire une curieuse généralisation… Mais ce sera pour après ; maintenant… De quoi parlais-je donc ?

– Vous étiez allés acheter une montre, docteur…

– Ah ! oui, une montre… Nous prîmes, Natacha et moi, une ruelle ignoble, sale et sombre, près de la Tamise. De vieilles maisons enfumées, des stores aux fenêtres… un temps à suicide. Une vilaine petite pluie suintait à travers un brouillard jaune, pourri, que trouaient les feux d’un gaz sale – cela à midi ! Et, en plus, un remugle visqueux de poissons de mer. Nous étions, je m’en souviens, d’une humeur massacrante. Un vague petit émigrant russe, boiteux, nous guidait, ne faisant que tousser et cracher du sang. Un endroit à la Dickens. Derrière des stores verts, à franges, dans des boutiques sombres, grouillaient, telles des araignées dans la poussière de leur toile, des antiquaires gris, mystérieux – les araignées des profondeurs de la vie… Ils chuchotaient en remuant leurs vieilleries… Que ne s’y trouvait-il pas ?… Et rien que du passé ! Des septants rouilles, des sabres de pirates, de flibustiers et de boucaniers, toute sorte de « dieux » des îles de la Malaisie et de la Papouasie, des profondeurs insondées des tropiques, des cachets de roitelets sauvages, faits d’ossements humains, des scalpels, des amulettes – les « langes », pour ainsi dire, d’une humanité primitive, mais tachés de sang… Et ces « araignées » font littéralement un choix là-dedans, les nettoient : cela pourra encore servir à quelqu’un !…

– Docteur, vous vous égarez encore. Vous vouliez parler d’une montre…

Le docteur me regarda pensivement et secoua la tête :

– C’est justement d’elle que je parle. Je réfléchis un peu… cherchant à évoquer le cadre… De quels « langes » tirai-je cette montre ? Songez un peu sur quoi reposent et de quoi subsistent ces resserres, ces petits bric-à-brac humains ?… Sur le pillage et la spoliation, sur les pleurs et le sang, sur ce qui fait la base de toute la culture humaine : souiller et ébranler. Mais s’agit-il de boutiques !… C’est la toute dernière catégorie, quelque chose comme la corbeille où la cuisinière ramasse les plumes ensanglantées pour s’en confectionner, un jour, un oreiller… Ah ! faites un peu le tour des « ma-ga-sins » où se vendent l’or et l’argent, les diamants, les perles, et les âmes, les âmes humaines, vidées, fondues par les pleurs !… Toute « commotion sociale » y est servie sur un plat de haute politique, avec accompagnement de discours, de larmes fraternelles désintéressées, avec ce « frémissement » exalté, dont les radicelles secrètes plongent invariablement dans un tréfonds alimentaire et la conception d’une pâtée future… laquelle finit inévitablement par arriver à quelqu’un !… Or, après notre « commotion », combien fera-t-on de ces corbeilles de plumes ensanglantées !… Des « magasins », ne craignez rien, s’ouvriront dans tout l’univers…

Qu’est-ce qui ronfle et vrombit là-bas sur la mer ? C’est un bateau à moteur, peut-être un contre-torpilleur… Comme une flèche noire sur la mer, le voici qui accourt vers nous. Une queue d’écume le suit, vire, se divise en deux lobes.

– Entendez-vous ? chuchote le docteur, se bouchant les oreilles. Un destroyer, c’est pour eux…

– Pour qui, docteur ?

– Pour ceux qui, aux termes de l’amnistie, sont descendus de la montagne. Vous n’avez pas entendu dire ça ? Maintenant on vient les prendre « pour les amnistier ». Hein, ça ronfle ?… Je ne peux pas supporter ce bruit… Je suis las…

Je vois que le destroyer au drapeau rouge s’infléchit au large vers le débarcadère. Je sais que ces sept, les « verts » insoumis, descendus depuis peu de la montagne, entendent dans leurs caveaux l’arrivée du bateau qui vient les prendre.

– Ça ne ronfle plus, docteur.

– Demain, ou peut-être cette nuit, dit d’un ton significatif le docteur, on les « passera aux pertes »… Et leurs bottes, leurs montres, leur uniforme « à la French »… entreront dans le tourbillon de la vie… On m’a montré aujourd’hui une jeune femme dont le mari ou le fiancé est parmi eux… Elle entend maintenant elle aussi… Et, figurez-vous, elle espère quelque chose !…

– La grâce ?

– Elle espère quelque chose, murmure le docteur. Quelque chose peut arriver. Attendons demain.

– Vous vouliez parler de votre montre…

– Ah ! oui… Un de mes amis m’avait conseillé de flâner près de la Tamise où l’on trouve des merveilles ; les matelots, qui rôdent sur les mers, en rapportent parfois de toutes les extrémités du monde. Je voulais acheter la montre rare de quelque navigateur, Cook ou Magellan. Ma passion pour les choses exotiques datait de mon enfance, du capitaine Marryat et de Jules Verne… Quelque vieux capitaine loup de mer l’aurait peut-être troquée à quelque petit roi anthropophage, qui la tenait lui-même d’un grand d’Espagne, échappé à un naufrage… Nous aimons tous à la passion les objets qui furent associés à un drame humain. Essayez, par exemple, de dire que vous possédez un sabre avec lequel un bourreau chinois a tranché mille têtes. Il se trouvera des gens pour vous le payer mille livres. Chacun sera flatté de l’avoir au mur de son cabinet pour étonner ses hôtes ou une belle jeune fille ; « c’est ce sabre, dira-t-il – et d’une voix indifférente – avec lequel, etc. ». Quel effet extraordinaire ! Quelle carrière on peut faire !… Les choses voyagent dans le monde d’une façon miraculeuse… Nos bibelots russes se promènent peut-être maintenant dans des poches internationales…

Et donc nous entrâmes dans une de ces boutiques où, pour un ou deux shillings, l’émigrant nous avait conduits. « C’est un révolutionnaire irlandais, nous avait-il chuchoté d’un ton significatif ; mais faites comme si vous ne le saviez pas. « J’ajoutai un shilling à notre compatriote pour cette agréable confidence. Nous entrâmes. Vous ne pouvez pas vous imaginer quelle puanteur ! Cela sentait comme la morue pourrie, ou les crevettes… ou comme le sang décomposé : une odeur caractéristique, pire qu’à un amphithéâtre de dissection. Le patron… il me semble le revoir… Un singe trapu, des yeux verts, les cheveux presque rouges, des nodosités bleues à ses doigts couverts de poils roux, et formant même des mèches… Un vrai gorille, pas autre chose. Une bouche lippue, humide, une face cartilagineuse, et un nez… tenez, lui aussi un cartilage bleu rouge. Sur son front bas, une laine également rousse-rouge, entortillée. « Si tous les révolutionnaires irlandais sont comme lui, pensai-je en le regardant, ça marchera ! » Le plus authentique home-rule ! Sur son comptoir une bouteille de whisky et un petit poulpe salé, borgne. L’Irlandais en coupait un morceau rond avec un couteau à deux lames, au manche poilu, terminé en sabot de bête – venant peut-être d’un Hottentot. Il saupoudra le morceau de poivre rouge de Cayenne et y mordit. Tout en me parlant, il buvait au goulot d’une bouteille.

– Aha… un Russe ! Good day ! Un émigrant ? Un révolutionnaire ? Vive la République !

Et il riait en mangeant le poulpe.

Naturellement, on parla… de nos formes de gouvernement et du meurtre du tsar libérateur… Les paupières de l’Irlandais étaient retournées… comme gorgées de cayenne et de whisky.

– Je vous félicite de votre exploit, dit-il. Si ça continue avec autant de succès, votre Russie marchera d’un pas qui la délivrera vite de tout ! Vous êtes, dit-il, un peuple doué et généreux. Je vous souhaite un autre progrès semblable. It is very well !

Je serrai naturellement à nouveau, bien fort, sa pince, et, imbécile de Russe, j’eus même les larmes aux yeux. Et je tremblais « d’un sentiment de fierté nationale » ! Je lui dis, il m’en souvient :

– Il se forme même, chez nous, un parti pour tuer les tsars. On choisit des gens spéciaux, des terroristes, « des gens impassibles dans l’horreur ». Quand nous aurons extirpé de chez nous cette racine invétérée, nous passerons de la dynamite aux autres pays !…

Cela plut beaucoup au singe. Il montra ses crocs, cracha de la peau de poulpe, et dit, en riant :

– Il n’y a rien de mieux que ce que l’on exporte de Russie. It is very well !

Nous nous resserrâmes les mains. Hein ? comment cela vous plaît-il ! Quelle « alliance » de gens cultivés, tout à fait comme des vieilles connaissances le jour de leur fête !… Il m’offrit du whisky et un morceau de poulpe-octopode, fumé, sur une assiette chinoise, décorée d’un dragon doré. « C’est sur cette assiette, me dit-il, que le bourreau envoyait au mandarin principal, avec son rapport, les cœurs des suppliciés. » Il mentait apparemment… Ce fut un festin sacramentel d’antiquaire. Et je finis par choisir chez lui une montre oignon, en or niellé, avec un filet d’émail vert.

– Remarquez, me dit-il, que ce n’est pas une montre ordinaire. Elle vient de Gladstone en personne ! Je la tiens de son valet de chambre auquel il l’avait donnée. Elle vaut vingt-cinq livres.

Sous le couvercle, en effet, étaient gravés le nom : Gladstone, et un château sur une montagne. Peut-être le coquin avait-il gravé tout cela lui-même ! Cet Irlandais était un filou délié. Bien que ses yeux verts et ses gros muscles me déplussent, j’éprouvais pour lui une grande sympathie parce qu’il était Irlandais et, autant dire, opprimé. Je savais bien que c’était un coquin, mais voilà… la diablesse de fièvre !

Et il me dit :

– Prenez-la ; je vous la garantis un demi-siècle ! Mais ce n’était pas le principal. Il tenait énormément à me la passer et me fit un rabais de trois livres. Et écoutez ce qu’il me dit !… Faites attention !

– Prenez-la pour vingt-deux livres parce que vous êtes Russe… et, avec vous, je n’y perdrai pas. Par vos exploits… tout me reviendra ! Je vous rabats encore une livre ! Votre politique… me la rendra ! Et souvenez-vous de mes paroles : cette montre marchera encore, quand la Grande Révolution éclatera dans votre Russie !

Je lui dis, je m’en souviens :

– Dieu le veuille !

Et la montre a marché !… Voilà, elle me fut enlevée par un homme… roux aussi, et ayant, lui aussi… un nez cartilagineux, oui, monsieur ! Le camarade Kreps ! ancien étudiant ! Il se présentait lui-même sous ce titre-là, et, même, il s’amusait… à écrire des vers à ses moments perdus !… C’est ce qu’il me confia quand je lui dis que j’étais un intellectuel, un médecin, afin que l’on me laissât au moins des thermomètres médicaux… Et savez-vous cette montre échoua ? Vous ne le devinerez pas.

– Au musée… de l’histoire de la Révolution ?

– Encore pis !… Dans… la poche du gilet de l’ex-étudiant, master Kreps !… Oui, monsieur !… Aussi vrai que nous sommes, vous et moi, des ci-devant intellectuels russes, et que, autour de nous, il n’y a que des… ci-devant ! On a vu ces jours-ci à Yalta l’ex-étudiant ; il porte la montre et fait voir à chacun l’inscription : Gladstone. Il a reçu un bon pour toucher, aux caves prolétariennes, vingt seaux de vodka en récompense de ses hauts faits ; mais, faute de chevaux, il ne peut pas les transporter. Vous pouvez vous en assurer auprès des Tatares ; c’est de la vodka des caves de réserve ! Oui, monsieur… Reçue pour ses bons services !… Pour – mon Gladstone !… Mais ce n’est qu’un gamin ! Il ne pense qu’à sa montre, et à la vodka, et à courir les filles. Sans quoi… Hein, avait-il pensé jamais, le grand Gladstone, que son « oignon » !… Il y a là quelque chose de mystique… Et son papa – non pas le papa de Gladstone évidemment… – ou son oncle, ou peut-être son frère, fit le docteur en levant les bras vers les montagnes. Le frère de Kreps est opticien. Il vend des montres !… Je me souviens fort bien d’un tout petit magasin, rue Catherine, ou peut-être rue Pouchkine, où était gravé ce nom funéraire : Kreps ! Serait-ce un nom irlandais ? Ou peut-être même est-ce Krabs ! Un nom, pour ainsi dire, qui vient du fond des mers  ! Et ma montre échouera peut-être dans cette boutique d’optique ! Pourquoi non ? C’est très, très vraisemblable !… Et figurez-vous qu’un beau jour un sir quelconque, un docteur Mixtone, disons… arrive dans notre pays, « le plus libre des plus libres »… et le citoyen Kreps, avec son nez en cartilage, roux lui aussi, lui revendra cette montre « avec un rabais ». Le naïf docteur Mixtone emportera cette montre dans son Angleterre, « pays arriéré, pays d’esclaves », et elle marchera jusqu’à « la Grande Révolution » en Angleterre ! Et alors quelque Anglais, devenu un sir Kreps, l’enlèvera à nouveau !… Et ainsi de suite, ainsi de suite… dans le cycle universel !

Le docteur a évidemment un petit grain… Assis au bord de la gorge, et regardant le fond où étaient des pierres et des arbres, entraînés par les pluies, il se frottait le front. Il répand déjà une odeur de décomposition et partira bientôt. Il est pénible de l’entendre… Mais il ne songe pas à me laisser.

La dinde a ramené ses poulets et attend.

– Oho ! dit le docteur, attrapant la dinde docile. Quelle préparation pour un cabinet d’ornithologie ! Elle pèse deux livres ! Tenez, attendez ! Nous en sommes tous maintenant au même point… Pourquoi ne pas vous faire un présent ?… Les enfants, vous et moi… nous passerons bientôt…

Il délie un petit sac et donne à la couvée une poignée de pois.

Tous deux, affamés, nous regardons les poulets se ruer en peloton, tandis que la dinde-mère observe stoïquement. Lorsqu’un pois tombe près d’elle, elle avance sa tête en hésitant, attend pour voir si l’un des poulets ne mange pas ; et elle n’en profite jamais.

– Prenez leçon… vous !… vous ! !… crie le docteur dans le vide. Allons, je me suis attardé chez vous… Mais… il fallait bien vous faire une visite… Je fais des visites et j’en tire, pour ainsi dire, des conclusions. Mes yeux se sont ouverts sur bien des choses – trop tard seulement. Et je communique mes idées pour que cela ne sorte pas de ma tête… Je fais le total de mes expériences. Et savez-vous à quoi j’en suis arrivé ?

– À quoi donc, docteur ?… Cela, à présent n’a plus aucune importance, semble-t-il…

– Oui, sans doute ! Nos habebit humus !… Mais c’est… pour se confesser, s’arracher de soi-même, soulager son âme…

– Parlez, docteur.

– Si j’en trouve la force, je le coucherai sur le papier ; pour l’instant, je ne… Et mon titre sera :

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