IX Une visite

Encore des pas… Ah ! quelle journée !

Quelqu’un passe derrière les églantiers, toussote à la façon des vieux, approche de ma porte. Quelle drôle de silhouette… Est-ce possible ! Le docteur ?…

Oui, lui-même. Un docteur-épouvantail, avec au cou, en guise d’écharpe, un morceau de sac, les jambes entourées de haillons. C’est le vieux docteur Mikhaïl Vassilitch, reconnaissable à son ombrelle blanche. Il est vrai qu’à présent l’ombrelle n’est plus tout à fait blanche ; elle a des rapiècements d’étoupe, mais c’est tout de même une ombrelle. Et on ne peut pas prendre le docteur pour un mendiant : un mendiant ne porte pas de lorgnon… Et pourtant qu’y a-t-il d’impossible à l’heure actuelle ?…

Oui, c’est le docteur. Pas celui, pourtant, chez lequel ma dinde a cassé une tasse ; celui-là demeure tout en haut. C’est le docteur d’en bas, celui des amandaies. Il eut de merveilleux jardins ! Il vécut des dizaines d’années dans ses amandaies. Il y vivait isolé, paisible, avec la vieille bonne de son enfance, sa femme et son fils. Il s’occupait de chimie, était végétarien et faisait des expériences alimentaires sur lui-même et sur sa famille. C’était un original.

– Ah ! docteur !…

– Bonjour… Je viens vous faire visite. Il fait bon ici, chez vous. C’est loin…, c’est haut… ; on n’entend pas…

– Qu’y a-t-il à entendre ?

– Chez moi, il m’est donné tout de même d’entendre… J’ai pour voisins des matelots de la base navale qui surveillent la mer. Aussi… il m’arrive d’entendre diverses conversations poétiques, même pour ainsi dire de la « littérature ». Oui, notre langue est très riche, très sonore… Comme c’est calme ici, chez vous !… Aucun son !… Loin de la route !… Oui, chez vous, on peut tout simplement… prier !… La montagne et la mer… et le ciel…

– Il y a des sons aussi, et… des signes. Je vous en prie, docteur !

Nous nous asseyons dans la gorge aux vignes – mon salon pendant le jour.

Ah ! photographe, prends ton appareil. C’est un tableau ! Qui est-ce, au bord du ravin, ces deux êtres-là ? Ces hommes-épouvantails ?

Tu ne le devineras pas, étranger en veston, en smoking ou en jaquette qui trottes dans les avenues, les strasses ou les streets… Regarde : quelles chaussures élégantes… de chez Pironet, le diable m’emporte ! Le fournisseur du roi d’Angleterre et du président de la République française – du diable lui-même !… Les savates du docteur sont faites d’essuie-pieds de corde, cousus avec du fil de sonnette électrique, et la semelle est de… de la tôle de la toiture.

– C’est pratique… ça tient un mois. Je ne puis pas économiser pour avoir des babouches tatares, et, tous mes souliers et bottines « d’Europe »… bien le bonjour ! Vous l’avez entendu dire : on m’a tout… retiré, tout le superflu… Que l’on sait bien déshabiller chez nous ! Comme on le sait !… Quel peuple donc !…

J’ai même ouï-dire autre chose : on a supprimé au docteur sa demi-livre de pain, mêlé de paille : la « ration » de l’Association médicale.

– Oui, mes confrères… mes confrères disent que « la vie est une lutte », et que je ne fais plus de clientèle !… Et « qui ne travaille pas ne doit pas manger… » S’il le faut, on invoque même l’Évangile…

Il regarde tout avec un calme complet ; sa vie est déjà derrière lui. Sa petite barbe blanche, taillée ronde, donne à son vieux visage de la douceur, et à ses yeux, de l’affabilité. Ses pattes d’oie, son front de cire, plissé, le font ressembler à un vieil ermite russe : saint Serge le Vénérable ou saint Séraphin de Sarov. Si on le rencontrait près du porche d’un couvent, on lui donnerait un petit sou.

Le docteur est un peu étrange. On le dit un peu drôle. Il a récemment vendu une partie de ses amandaies avec sa belle maison, et s’est fait bâtir une petite bicoque de « planchettes », transformant en pelotes de fil, en chaussures, et en vêtements le reste de son argent.

– L’argent, disait-il, ne vaudra bientôt plus rien !

Mais voilà, on lui a pris toutes ses pelotes de fil, ses pantalons et ses chemises – tout son « superflu » !…

Il a, cette année-ci, enterré sa vieille bonne, son fils dément, Fédia, et, tout récemment, sa femme.

– Ma Natalia Sémionovna, qui fut toujours strictement végétarienne, fut prise du scorbut… Les derniers jours, je me dis : « Peu importe, l’expérience est finie. » Je lui achetai du mouton et lui fis cuire des côtelettes. Avec quelles délices elle en mangea une ! Mieux vaut qu’elle soit morte. On est mieux maintenant sous terre que dessus.

Les mains du docteur tremblent, sa mâchoire aussi ; ses lèvres sont blanches, son regard voilé. Je sais que, lui aussi, s’en va. Le signe du départ est sur tout maintenant. Et – ça ne fait pas peur.

– Avez-vous entendu raconter quel cercueil original je lui ai arrangé ? dit le docteur en souriant d’un air malin. Vous vous rappelez l’armoire d’angle de notre salle à manger ? Elle était en noyer massif. On y gardait la confiture d’abricot… les abricots de notre jardin… Ah ! quelle confiture ! Ils en ont pris quatre pots ; tout ce qui restait. Naturellement, ce n’était pas eux qui avaient soigné les abricotiers, ni fait ces confitures… mais ils en voulaient goûter eux aussi, et alors… Mais, évidemment, c’est là une autre géométrie… Euclide, dit-on, s’est déjà effondré avec fracas. Maintenant c’est le système d’Einstein… Alors que disais-je donc ?… En voilà une mémoire !…

Le docteur essuie la sueur de son front et a un air piteux et perdu. Je le ramène à son idée.

– Ah ! l’armoire d’angle… Natalia Sémionovna la prisait beaucoup… Elle l’avait eue en dot, et nous l’appelions l’encoignure aux abricots… Vous entendez bien que chaque famille a ses chères conventions, ses intimités… sa poésie familiale, compréhensible à elle seule. Il y a dans les choses une part de l’âme humaine ; elle s’y attache… Nous avions aussi un divan que nous appelions « Kostia » ; c’est sur lui que dormait autrefois le répétiteur étudiant Kostia. On nous prit également notre « Kostia »… On m’enleva aussi, par exemple, le portrait de mon père, le général… le seul souvenir que j’eusse de lui… « Ordre de prendre le général. » On le prit ! Et c’était un général pacifique, qui s’occupait de botanique…

– Vous parliez de l’armoire d’angle, docteur…

– Oui, oui… Lorsque nous étions encore jeunes, Natalia et moi… Est-ce que vraiment ç’a été ?… Il y a une trentaine d’années de cela… nous vînmes ici, et je plantai des amandiers dans un terrain vague – et ce fut un rire unanime à mon sujet. On m’appela le docteur aux amandes. Mais quand la plantation prit force et fleurit… ce fut un rêve… un rêve rose lait !… Et une fois, Natalia Sémionovna dit, je m’en souviens : « Il ferait bon mourir à cette époque-ci, dans ce conte fleuri !… » Mais elle mourut par un temps froid, sale, dans une maison pillée, souillée… Oui, l’armoire avait une porte vitrée, fermant à clé… Vraiment ce n’était pas pire qu’un cercueil ! J’enlevai le vitrage et le remplaçai par des planches. Pourquoi un cercueil doit-il absolument être hexagonal ? Triangulaire, c’est plus simple et symbolique : la Trinité !… Je mis des planchettes sur les côtés pour qu’elle tînt commodément. Acheter une bière était trop cher ; en louer une… on en loue maintenant pour vous conduire au cimetière, et là-bas, on vous vide… – Non ! Natalia Sémionovna était propre au suprême degré, et avoir là… cette façon de lit éternel, venant de servir à quelque vénérien, mangeur de chats, ou pire encore ! Non !… Et cette bière-là était à elle, et sentait même sa confiture préférée !…

Et le docteur mit sous clé sa Natalia Sémionovna.

– Ils voulurent même se saisir de mon bandage ! Les courroies leur en plaisaient… Ils l’oublièrent ! Mon bandage fut fait… sur mon dessin, chez Schwabe ! Maintenant plus de Schwabe ; il n’y a plus que des Grabe . On prit tout. Même les jupes de la vieille bonne ! « Je les ai gagnées par mon travail ! » dit-elle. On lui en jeta une : « Tu es, lui dirent-ils, une esclave ! » Ils raflèrent aussi tous les accordéons ; je suis de Toula ; j’aimais l’accordéon dès le temps où j’étais au lycée ; j’en avais pour les concerts avec des touches en argent. Rien qu’en les voyant, ils tressaillirent… Un accordéon !… L’un d’eux, sur-le-champ, essaya de retrouver… une polka…

Le pantalon du docteur n’est pas un pantalon, mais une fantasmagorie ; sur fond jaune, il s’y trouve des fleurettes dans des carreaux.

– Il est fait, explique-t-il, des tabliers de la bonne qu’on a laissés. En bas, c’est de l’étoupe, mais noyée sous de la couleur, parce que c’est là-dessus que des peintres, jadis, essuyaient leurs pinceaux. Quant à ce veston, il a été acheté à Londres, et est inusable. La couleur, naturellement, s’en est luisantée, elle était gorge-de-pigeon…

J’avais toujours pensé que ce veston était noir avec des points marron.

– Tout ça n’est rien, mais voilà… continue le docteur, on a pris tous mes thermomètres, ceux à maxima et ceux… J’avais trois baromètres, un hygromètre, des balances chimiques, des cornues… Ils voulaient prendre les réactifs… Ils croyaient que c’étaient des liqueurs. Ils prirent un flacon : de l’alcool !… Mais c’était de l’ammoniaque ! Ils me traitèrent de bourjoui.

– Quelle heure est-il maintenant, docteur ?

– Et le décret !… me répond-il d’un ton effaré et sévère, en levant un index noir de crasse… Les montres sont sévèrement interdites : c’est un préjugé bourgeois !

Non, il ne se dispose pas à partir… Plein de ce qui lui est arrivé, il répand son « superflu ».

– Je peux me passer de montre parce que, jadis, j’ai lu Jules Verne…

Il se tourne du côté du soleil en clignant les yeux, écarte les doigts et regarde dans leur fourche, en inclinant la main tantôt vers le Castelle, tantôt vers le col, au-delà du Babougane.

– Rappelez-vous l’île mystérieuse de Jules Verne… Cyrus Smith ou Paganelle… Qu’il y a longtemps ! Qu’il est tout de même bien que cela ait eu lieu, et qu’alors ils ne nous aient pas enlevé les livres !… Et je m’exerce dans ce sens-là. S’il y a du soleil, je puis dire l’heure à cinq minutes près… Maintenant… il est une heure moins cinq. Connaissant la hauteur maxima, on fait passer des lignes conventionnelles par les sommets… Mais, par exemple, par temps de brouillard, ou le soir, par ciel étoilé… je n’y suis pas encore parvenu… Ah ! que c’est ennuyeux de n’avoir pas de montre !… Tout, à la maison, se faisait à heure fixe. Nous nous couchions à dix heures moins le quart ; je me levais à quatre heures et demie précises. Cela dura quarante ans. J’avais trois montres ; on me les a prises. Je regrette beaucoup la montre anglaise en forme d’oignon. Les anciens lords aimaient ces montres contrôlées. Mais quelle histoire fatale ! Ne vous l’ai-je pas racontée ? Il faut absolument que vous la publiiez. C’est très important pour l’information humaine. Extrêmement important !

– Racontez, docteur…

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