SCÈNE II

L’IRRÉPRESSIBLE, DOÑA HONORIA, DOÑA PROUHÈZE.

Déménagement général. La musique imite le bruit d’un tapis qu’on bat et qui fait une poussière énorme.

Pendant qu’on trimbale le matériel de la scène précédente, apparaît, parmi les machinistes, l’Irrépressible qui les dirige et les bouscule à la manière d’un clown de cirque.

L’IRRÉPRESSIBLE, faisant des moulinets avec l’aune du tailleur et agitant l’étoffe rouge comme un toréador.

Allons, manants, le public s’impatiente ! plus vite, je vous prie ! hou ! sus ! prst ! presto ! enlevez-moi ça ! débarrassez le plancher !

— Manants est bien théâtre, j’aurais dû attendre mon costume. Mais je n’ai pas eu la patience de moisir dans cette loge où l’auteur me tient calfeutré. Vingt fois l’habilleuse a paru à la porte et c’est toujours pour un autre que moi et je reste là à galoper sur place ma chaise devant la glace !

On se défie de mon ardeur, je mène les choses trop vite, en deux foulées nous serions au but et le public serait trop content !

C’est pourquoi l’auteur me tient en réserve, un en-cas si je puis dire, avec tout un peuple de figurants qui font un grand bruit de pieds dans les greniers de son imagination et dont vous ne verrez jamais la figure.

Mais moi on ne me contient pas si facilement, je fuis comme un gaz par-dessous la porte et je détone au milieu de la pièce !

Attention, ça va marcher ! je m’envole sur mon bidet magique !

Il fait le geste de pédaler à toute vitesse sur une bicyclette invisible.

Nous ne sommes plus à Cadix, nous sommes dans la Sierra Quelquechose, au milieu d’une de ces belles forêts qui ont fait la célébrité de la Catalogne.

Un pic, c’est là qu’est le château de Don Rodrigue ; Don Rodrigue est ici, fort mal en point, sa blessure le chatouille, je crois bien qu’il va crever… Je me trompe, il guérira ou la pièce serait finie. Je vous présente la maman de Don Rodrigue.

Entre Doña Honoria. L’Irrépressible, rugissant :

Restez où vous êtes ! attendez que j’aille vous chercher.

Sacrebleu ! qui vous a dit de venir ? Sortez ! sortez !

(Sort Doña Honoria.)

La maman de Doña Rodrigue, Doña Quelquechose… Honoria vous va-t-il ?

— Elle avait bien besoin d’entrer ! j’allais justement vous faire son portrait.

C’est vexant, ce qui m’arrive. C’est pour cela que je n’ai pas pu être peintre. Mes personnages commençaient à exister tout à coup avant que je leur aie fendu l’œil.

Regardez ! je dessine Doña Honoria.

(Il dessine avec un bout de craie sur le dos du Régisseur.)

Eh bien, je ne lui aurai pas mis ses boucles d’oreilles qu’elle commencera à me tirer la langue et qu’elle se décollera du dos cet employé comme Marguerite du crâne de Jupiter.

Quand je fais un chien, je n’ai pas achevé le derrière qu’il commence à remuer la queue et qu’il se sauve sur trois pattes sans attendre la tête.

Enfin ! quoi ! vous la verrez bien vous-mêmes, tout à l’heure.

(Il jette la craie au milieu du public.)

Maintenant ce n’est plus le soleil du matin, il fait tard, il y a un beau clair de lune.

(Il fredonne le commencement de la sonate.)

Attention, là-haut ! descendez les bandes d’air ! la herse sur résistance, le projecteur d’avant-scène côté jardin !

Maintenant que nous avons l’atmosphère voulue, je vous demande la permission de vous amener Doña Prouhèze. Quel nom ! comme ça lui donne un petit air vraisemblable !

Doña Prouhèze est arrivée ici dans le costume que vous avez vu, il y a quelques jours, le temps que vous voudrez, – car vous savez qu’au théâtre nous manipulons le temps comme un accordéon, à notre plaisir, les heures durent et les jours sont escamotés. Rien de plus facile que de faire marcher plusieurs temps à la fois dans toutes les directions.

À vrai dire je crains que les nerfs de Madame n’aient succombé à tant d’émotions. Ce n’est pas qu’elle soit précisément dérangée, mais elle a reçu un coup, elle est fixée, ses idées ne bougent plus.

Et est-ce qu’elle a réussi à voir son amant ? Pas du tout. Rodrigue est à sa mère qui en prend soin, elle prend soin de tous les deux.

Tous deux séparés par d’épais murs parcourent en vain pour essayer de se rejoindre les escaliers du délire.

Je vais les chercher.

(Il sort et rentre avec Doña Prouhèze dont la main est posée sur son poing, avec l’air d’un magnétiseur qui amène son numéro. Elle a repris ses vêtements de femme.)

Parlez, Prouhèze ! que cette foule à votre insu qui nous entoure vous entende ! parlez et dites-nous ce qui charge votre cœur coupable !

DOÑA PROUHÈZE

Rodrigue !

L’IRRÉPRESSIBLE

Rodrigue ? Il est à la chasse. Je veux dire que son corps est bien là de l’autre côté de ces carreaux rougeoyants que vous surveillez à travers la cour,

Mais voilà bien des heures qu’en rêve il essaye de sortir de ce taillis inextricable qu’il entend se rompre et se froisser devant lui sous le poids d’une présence invisible :

« Est-ce vous ? » C’est en vain qu’il essaye votre nom à voix basse comme vous le sien tout à l’heure, rien ne répond.

Et tout à l’heure il débouchera dans cette clairière chenue d’arbres morts revêtus d’une mousse immémoriale.

Tout y est étrangement blanc sur le fond noir des sapins jusqu’à ce papillon qui s’est ouvert un moment dans un rayon de jour livide ; il n’y a personne.

DOÑA PROUHÈZE

Rodrigue !

L’IRRÉPRESSIBLE, allant à reculons vers la coulisse tout en maintenant les yeux sur Doña Prouhèze.

Approchez, maintenant, Honoria ! C’est le moment de vous montrer.

(Entre Doña Honoria.)

Que cette personne en peine sente son amour souffrant repris et enveloppé par votre amour maternel

Et votre cœur de mère qui s’explique avec son cœur d’amante.

(Les deux femmes s’enlacent.)

L’heure de l’épreuve approche ! Je n’ai qu’à dresser devant vous le cadre d’une fenêtre…

(Il fait signe aux machinistes qui dressent un cadre de fenêtre sur lequel les deux femmes viennent s’accouder un moment.)

… Et voyez aussitôt quel fatal morceau d’Espagne vient le remplir.

Ces montagnes couvertes d’une rude forêt, plus crasseuse que la laine d’un bison, la nuit lumineuse, les ailes de ce grand moulin à notre droite qui d’un coup à chaque seconde interrompent les rayons de la lune,

Et là-bas, par les chemins couverts, Don Pélage précédé de son valet monte pesamment vers vous.

(Pendant ce temps on a complété l’aménagement de la scène III.)

Tout est en ordre, venez.

Il sort emmenant Doña Prouhèze. Doña Honoria reste en scène près de Don Pélage qui est déjà entré.

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