SCÈNE III

DOÑA HONORIA, DON PÉLAGE.

Une salle dans le château de X…

Don Pélage et Doña Honoria. Tous deux debout. On a l’impression que l’Angélus de midi vient de sonner. Ils se signent et s’assoient. C’est une journée de l’automne commençant. Long silence.

Don Pélage levant le doigt fait le signe d’écouter. Silence.

DOÑA HONORIA

C’est une cigale attardée. Ce soleil la trompe. Elle commence avec la foi ardente d’autrefois. Mais bientôt elle s’aperçoit qu’elle est seule. Rien ne répond. Elle se tait avec cette longue tenue d’archet que vous avez remarquée, diminuendo,

Pour laisser au silence général le temps de se rétablir.

DON PÉLAGE

C’est si triste, si sacré, si solennel ! Vous comprenez ce que cette faible voix nous dit, Doña Honoria,

À vous et à moi et à tous les êtres vivants ?

DOÑA HONORIA, comme si elle n’avait pas entendu, à demi-voix.

Les abeilles bourdonnent tout près du trou de la ruche. Il y a encore des roses.

DON PÉLAGE

J’ai tâché de ne causer ici aucun mouvement. Il n’y a que vos chevaux à l’écurie qui ne s’entendent pas avec les miens.

DOÑA HONORIA

Vous n’avez pas eu besoin de parler haut. Tout ce qui vit dans ce château a su incontinent que vous étiez là.

DON PÉLAGE

Dites que j’étais attendu.

DOÑA HONORIA

Il est vrai. À ce festin de douleurs votre place était marquée.

Pause.

DON PÉLAGE

Comment va-t-elle ?

DOÑA HONORIA

Cela va mal. Le médecin était bien sombre ce matin.

Ce n’est pas tant ce coup d’épée qu’il a reçu au côté de la poitrine… Ne faites pas attention si je pleure, c’est mon fils, vous savez !

… Mais cette espèce d’inflammation affreuse de tout l’intérieur… Voici quinze jours qu’il n’a repris connaissance.

Cette nuit tout sera décidé.

DON PÉLAGE

Mais c’est d’elle que je vous parle.

DOÑA HONORIA

Et comment voulez-vous que nous allions quand il se meurt ?

DON PÉLAGE

Dois-je comprendre qu’elle vous relève au chevet de ce cavalier ?

DOÑA HONORIA

Non. Elle ne l’a pas vu. Elle ne l’a pas demandé. Sa chambre est dans la cour juste en face des nôtres.

DON PÉLAGE

Autrefois on eût mis Madame un peu plus bas.

— Une très bonne et forte prison que votre père m’a montrée.

DOÑA HONORIA

Le devoir est que mon fils vive.

DON PÉLAGE

Est-ce cet amour criminel qui fera son salut ?

DOÑA HONORIA

Tant qu’elle est là il ne peut pas mourir.

DON PÉLAGE

Peut-être ni guérir.

DOÑA HONORIA

Je ne sais. C’est son nom, non pas le mien, qu’il ne cesse de grommeler dans son rêve. C’est elle qu’il était en route pour rejoindre. Je n’ai nullement été surprise de la voir arriver.

DON PÉLAGE

Et moi, je n’ai plus qu’à repartir ?

DOÑA HONORIA

Peut-être que votre arrivée aussi était nécessaire.

DON PÉLAGE

Toutefois il y aurait une circonstance préférable encore, c’est que mon cheval bronchât tout à l’heure sur le chemin qui me menait ici et précipitât le Juge de Sa Majesté dans un de ces ravins qui lui faisaient signe.

DOÑA HONORIA

Il y a des choses que le hasard n’est pas propre à terminer.

DON PÉLAGE

« Rodrigue ! » eût-elle dit. Cette fois vous l’auriez laissée approcher ? Je la vois qui lui met la main sur le front :

« Vivez ! le vieillard est mort. »

DOÑA HONORIA

Cette pensée un seul moment n’a pas souillé notre cœur

DON PÉLAGE

Croyez-vous que je n’aie pas l’âme assez grande pour l’affranchir, s’il eût dépendu de moi sans crime ?

Oui, mais ce que Dieu a joint, l’homme ne peut le séparer.

(Silence.)

Ce n’est pas l’amour qui fait le mariage mais le consentement.

Ni l’enfant que je n’ai pas eu, ni le bien de la société, mais le consentement en présence de Dieu dans la foi :

Jusqu’à la fin de moi-même, jusqu’à la dernière parcelle de ce consentement que deux êtres sont capables de se donner l’un à l’autre,

Bon gré, mal gré,

Cela qu’elle m’a donné, je ne pourrais le lui rendre, quand je le voudrais.

DOÑA HONORIA

Elle ne demande rien, elle ne se plaint pas, elle ne m’a rien expliqué, elle se tait, elle est ici avec moi loin de la vue de tous les hommes.

DON PÉLAGE

C’est ma faute. Oui, vous dites naturellement que c’est moi qui ai mal fait

De l’épouser, vieux déjà, elle si jeune, et ne sachant pas à quoi elle consentait.

DOÑA HONORIA

Je ne pense pas à vous.

DON PÉLAGE

Mais moi, je pense à elle, et chaque parole que je vous dis, il me semble qu’elle l’entend dans le silence où elle est, l’une après l’autre.

Je l’aimais. Quand je l’ai vue, j’ai été comme inondé de soleil, toute mon âme en peu de temps est sortie du brouillard à sa rencontre comme un palais qu’on ne soupçonnait pas.

Et pourquoi n’aurais-je pas attendu que mon palais fût terminé pour que l’amour y entre ?

J’étais plein d’œuvres et de desseins. Tout cela l’attendait. Où aurait-elle trouvé une telle demeure pour l’accueillir ?

Le fronton était mis sur la colonne.

DOÑA HONORIA

Si beau que soit le toit d’un autre, on aime mieux celui qu’on a aidé soi-même à faire.

DON PÉLAGE

Il y a du sens dans ce que vous dites. Mais ne savais-je pas mieux qu’elle ce qui la rendrait heureuse ? étais-je un tel ignorant de cette vie qu’elle ne connaissait pas ?

Qui connaît le mieux une plante ? elle-même qui a poussé au hasard ou le jardinier qui saura la mettre où il faut ?

Je la voyais si jeune en ce Madrid étranger, sans mère, un père chimérique, au milieu des croqueurs de dots.

Pour l’épouser est-ce l’amour ou l’intelligence qui me faisait faute ?

Et de plus j’ai prié, j’ai reçu conseil.

Vous savez que dès mon enfance je me suis mis sous la protection de la Mère de Dieu, lui livrant les clefs de mon âme et de ma maison.

C’est elle qui m’a instruit « en toutes choses de chercher la paix ».

Et moi, c’est cette paix que je voulais lui donner, à cette jeune créature qui semblait faite pour elle, si seulement elle avait voulu lui ouvrir ses pétales.

L’entraîner un peu avec moi sous cette surface grossière et brutale et meurtrissante des choses, qui n’est pas la vérité.

Qu’importe qu’elle m’aime ? Ce que j’avais dans le cœur, il n’était pas de ma dignité de le lui dire, c’est ce monde de la sagesse de Dieu à ma place qui parlerait pour moi.

Qu’importe qu’elle m’aime si je réussis à lui faire du bien, si je réussis à apprendre à un seul être ce que je sais, et à remplir un seul cœur de joie et de connaissance !

DOÑA HONORIA

Tout cela aboutit à cette créature éperdue qui se sauve de sa prison à quatre pattes comme une bête, à travers le fossé et les broussailles.

DON PÉLAGE

Pourquoi fuit-elle ainsi ? N’était-ce pas le paradis où je l’avais mise au milieu de choses excellentes ?

DOÑA HONORIA

Le paradis n’est pas fait pour les pécheurs.

DON PÉLAGE

Le fait est que le seul temps où je l’aie vue franchement sourire, ce sont ces durs mois d’Afrique qu’elle a passés avec moi.

DOÑA HONORIA

Vous ne lui avez pas donné des enfants ?

DON PÉLAGE

Dieu me les a refusés.

DOÑA HONORIA

Du moins ne pouviez-vous pas lui refuser la souffrance.

DON PÉLAGE

La mienne ne suffisait-elle pas ?

DOÑA HONORIA

Vous n’êtes pas dans sa peau. Il fallait que quelque chose lui ouvrît son âme et ce corps dans quoi nous étouffons.

Vous me disiez que vous vouliez lui enseigner à entendre, mais comment faire pour entendre sous cette enveloppe qui chaque jour durcit et s’épaissit ?

Cette forêt qui m’entoure, il n’y a que maintenant que j’ai commencé à l’entendre,

Depuis que je veille cet enfant qui meurt ;

Une branche qui tombe, cette cloche de l’autre côté de la montagne que le vent nous apporte une fois par an,

Cet oiseau qui s’envole soudain, comme ils retentissent longuement dans mon cœur !

DON PÉLAGE

Et moi, cette pensée, que je forme en ce moment, croyez-vous qu’elle l’entende ?

DOÑA HONORIA

Oui, je sais que pour la première fois votre âme a réussi à passer jusqu’à la sienne.

DON PÉLAGE

Quelle pensée peut-elle avoir autre que cette fenêtre en face d’elle qu’elle regarde ?

DOÑA HONORIA

Vous n’êtes pas absent, elle reste votre captive.

DON PÉLAGE

Est-ce moi qui fais mourir celui qu’elle aime ?

DOÑA HONORIA

C’est vous qui liez les mains de sa prière. C’est vous qui la retranchez de Dieu et qui lui bouchez la bouche et qui l’enfermez comme une damnée dans une prison d’impuissance et de désespoir.

DON PÉLAGE

Il était grandement temps que j’arrive.

DOÑA HONORIA

Que voulez-vous faire ?

DON PÉLAGE

Ne savez-vous pas que je suis un juge, obligé de donner à tout litige qu’on lui adresse une solution ?

DOÑA HONORIA

Seigneur, ne nous faites pas de mal !

DON PÉLAGE

Sentez-vous que je veuille lui faire du mal ?

DOÑA HONORIA

C’est de votre bien que j’ai peur.

DON PÉLAGE

Croyez-moi, le meilleur ami du coupable, ce n’est aucun de vos consolateurs, ni ses complices, ni le confesseur lui-même,

C’est le Juge seul qui a pouvoir de lui apporter quittance et libération.

DOÑA HONORIA

Avec pas d’autres moyens que la mort, la mutilation, l’esclavage, l’exil ?

DON PÉLAGE

De tout cela un peu. Ce n’est pas avec du miel et des caresses qu’on guérit une âme blessée. Mêlés à tous ces moyens, j’en connais de plus forts et de plus subtils.

DOÑA HONORIA

Ce sont ceux-là que vous êtes venu nous apporter ?

DON PÉLAGE

Ne suis-je point son mari ? n’ai-je point de mission de l’assister ? l’abandonnerai-je dans son agonie ?

Je sais ce qui convient à cette âme généreuse.

Tout ce que vous me disiez tout à l’heure je voulais vous le faire dire et je l’ai bien compris.

Ce ne sont point des fleurs et des fruits qu’elle attendait de moi, c’est un fardeau.

DOÑA HONORIA

Que lui apportez-vous ?

DON PÉLAGE

À la place d’une tentation une tentation plus grande.

Menez-moi à sa chambre.

(Hésitation de Doña Honoria.)

Menez-moi à sa chambre.

Share on Twitter Share on Facebook