SCÈNE X

LE VICE-ROI DE NAPLES, DOÑA MUSIQUE.

Une forêt vierge en Sicile. Une grotte haute et profonde par-devant laquelle tombe une épaisse brassée de lianes vertes à fleurs roses. Un ruisseau s’en échappe à travers les pierres. Bruit innombrable d’eaux courantes. Un éclatant clair de lune. À travers les feuilles étincelantes, on devine au loin la mer. Comme ces indications sont impossibles à réaliser, elles seront avantageusement remplacées par Doña Musique qui en donnera connaissance au public.

DOÑA MUSIQUE, qui est censée revenir du ruisseau avec un seau plein.

Voilà l’eau ! Vous avez mis toute une brassée de bois vert sur le feu, vous allez complètement le tuer ! Sans parler de la fumée noire que ça fait, on la verra à dix lieues par ce clair de lune !

Moi, je ne fais jamais qu’un tout petit feu. Vous n’avez pas envie qu’on vous retrouve, je suppose ?

Elle arrange le feu et met une marmite dessus.

LE VICE-ROI

Il n’y a pas besoin de feu du tout.

DOÑA MUSIQUE

Nous ne pouvons pas rester ainsi tous les deux dans la nuit comme des bêtes.

Et vous verrez la tisane que je sais faire avec certaines herbes que je connais et les fleurs de citronnier.

LE VICE-ROI

C’est de tisane que vous vivez ?

DOÑA MUSIQUE

Moi ? je ne manque de rien.

LE VICE-ROI

Qui donc vous approvisionne ?

DOÑA MUSIQUE

Il y a là-bas sur cette espèce de pointe dans la mer où cette espèce de forêt finit,

Une espèce de toit ou de chapelle à moitié fondue, comme celles dont se servaient jadis les païens, je suppose, avec des colonnes par-devant,

Et dedans, une vieille statue de pierre sans tête, si indécente que j’ose à peine regarder.

C’est là que les gens du pays apportent toute espèce de nourriture en manière d’offrande… vous comprenez, mon petit Roi ?… il ne faut pas me regarder de cette façon…

Des fruits, du pain, des gâteaux, du miel, des œufs, et je ne sais quoi encore, jusqu’à des morceaux de chèvre rôtie

Et tout cela, je le prends sans me gêner.

LE VICE-ROI

Personne ne vous empêche ?

DOÑA MUSIQUE

Ils ont bien trop peur ! Aucun d’eux ne voudrait entrer dans cette forêt pour un empire.

C’est la bonne femme sans tête qui boustife la boustifaille, vous comprenez ? Quoi de plus naturel ? Elle a un rude appétit !

LE VICE-ROI

J’enverrai un missionnaire à ces pauvres gens.

DOÑA MUSIQUE

Et des gendarmes pour me fourrer en prison ?

LE VICE-ROI

Qu’est-ce que c’est que de pénétrer ainsi sur mes terres sans papiers ?

DOÑA MUSIQUE

Ce n’est pas ma faute ! C’est le bateau qui n’a plus voulu avancer.

Je vous l’ai déjà raconté ! Il n’y avait pas un souffle d’air et le bateau est allé tout à coup par le fond comme s’il était arrivé où il voulait.

Quelque chose sans doute s’est ouvert, je n’ai eu que le temps de sauter à l’eau –

Il n’y avait que moi qui savais nager –, avec la marmite et ces autres objets utiles.

Mon pauvre sergent a flotté un petit peu, pas longtemps, de quoi me dire adieu avec la main.

Heureusement que la terre n’était pas loin et le courant me poussait.

Son d’une trompe au loin.

LE VICE-ROI

Encore ces imbéciles qui me cherchent ! C’est mon cheval sans doute qui leur aura parlé de moi !

Quelle bonne idée j’ai eue tout à coup de les quitter tous ! Je ne savais pas ce que je trouverais au bout de ce petit chemin engageant.

Encore la trompe.

DOÑA MUSIQUE

Silence, Monsieur le Roi !… C’est cela, prenez ma main et pensez si fort à moi que personne ne saura plus vous retrouver.

LE VICE-ROI

Comment vous permettez-vous de savoir que je suis le Roi, ou le Vice-Roi à sa place ?

DOÑA MUSIQUE

N’aviez-vous pas envoyé vos serviteurs pour me chercher ? ce sergent qui était votre sergent ? Et moi, puisque j’étais arrivée, je n’avais plus qu’à vous attendre

Ici. Pourquoi vous étonner que je vous aie reconnu aussitôt ?

LE VICE-ROI

Tout cela est vrai. Je l’avais oublié. À force de l’avoir oublié, je m’aperçois que je n’ai jamais cessé de le savoir.

DOÑA MUSIQUE

Avez-vous oublié aussi cette tache sur mon épaule en forme de colombe – je vous la montrerai une autre fois – à quoi vous deviez me reconnaître ?

LE VICE-ROI

Je n’ai jamais pensé à autre chose.

DOÑA MUSIQUE

C’est un mensonge que vous dites. Je sens tout ce qui se passe dans votre esprit, oui, je remue avec lui,

Et je sais que mon visage ne fait qu’y paraître un moment comme une vague petite lune au creux d’une mer agitée.

Tenez, précisément, maintenant, à quoi pensez-vous ? Feu ! répondez-moi sans réfléchir.

LE VICE-ROI

Je pense à ce feu qui brûle, à ce ruisseau intarissable qui fuit,

Se répondant plus loin et encore plus loin, avec trois ou quatre voix, à lui-même.

Ce ne serait pas difficile de savoir ce qu’il raconte, de mettre des mots sur ce long récit. Ah ! que d’amers souvenirs !

DOÑA MUSIQUE, lui serrant la main.

Où sont-ils, ces amers souvenirs ?

LE VICE-ROI

J’essaye en vain de me les rappeler, c’est comme le ruisseau, je ne sais plus s’ils sont en avant ou en arrière.

DOÑA MUSIQUE

Et qui donc vous empêche de vous les rappeler, Monsieur le Roi ?

LE VICE-ROI

Cette petite main dans la mienne.

DOÑA MUSIQUE

Ce n’est pas vrai, car à l’instant je sens de nouveau quelqu’un qui plonge et qui s’échappe. Où êtes-vous ? et à quoi pensez-vous ?

LE VICE-ROI

À ce vent qui souffle,

À tous ces solliciteurs qui m’assiègent, la justice à rendre contre des femmes qui pleurent,

Tout le mal que j’ai fait sans le vouloir ou le voulant à moitié.

DOÑA MUSIQUE

À quoi encore ?

LE VICE-ROI

À cette expédition qu’on m’a dit de préparer contre les Turcs.

DOÑA MUSIQUE

À quoi encore ?

LE VICE-ROI

Les Français, les pirates, le Pape à Rome, ces galons qu’on n’a jamais pu me trouver pour mon habit de cérémonie,

Ces mesures de bienfaisance pour la famine en Calabre qui ont si mal tourné, les usuriers à qui j’ai dû emprunter, mes ennemis à Madrid.

DOÑA MUSIQUE

Et tout cela, est-ce que cela vous fait de la peine à présent ?

LE VICE-ROI

Aucune. Du bruit seulement.

DOÑA MUSIQUE

Cela vous empêche-t-il de faire attention à autre chose ?

LE VICE-ROI

En effet il y a autre chose…

DOÑA MUSIQUE

Quelle chose ?

LE VICE-ROI

Autre chose au-dessous par moments que je voudrais entendre.

DOÑA MUSIQUE

Quand je vous ordonne de faire silence, qu’est-ce qui arrive ? alors vous entendez.

Je ne parle pas du vent, ni de la mer, ni de ce ruisseau qui fuit. Qu’est-ce que vous entendez ?

LE VICE-ROI

Une faible musique.

DOÑA MUSIQUE

Chante un peu cette musique, mon cœur, pour voir si je la reconnaîtrai !

LE VICE-ROI

Je ne puis quand je voudrais.

DOÑA MUSIQUE

Et moi, veux-tu que je chante ?

J’ai pu sauver ma guitare, mais elle n’a plus de cordes.

LE VICE-ROI

Il n’y a pas besoin de cordes.

DOÑA MUSIQUE

Alors regarde-moi un peu pour que je sache à quel endroit je dois prendre. (Avec un faible cri :) Ah !

LE VICE-ROI

Vous ai-je fait mal ?

DOÑA MUSIQUE

Mon cœur s’arrête !

LE VICE-ROI

C’est défendu de regarder où tu es ?

DOÑA MUSIQUE

Fais-moi le même mal encore !

LE VICE-ROI

Quel est ce visage effrayé que je vois dans la lumière de la lune ?

DOÑA MUSIQUE

C’est mon âme qui essaie de se défendre et qui fuit en poussant des cris entrecoupés !

LE VICE-ROI

Est-ce là tout ce chant où tu te disais prête ?

DOÑA MUSIQUE

Mon chant est celui que je fais naître.

LE VICE-ROI

Ce n’est pas un chant, c’est une tempête qui prend avec elle et le ciel et les eaux et les bois et toute la terre !

DOÑA MUSIQUE

De tout cela est-ce que la musique est absente ?

LE VICE-ROI

Regarde-moi avant que je ne réponde.

DOÑA MUSIQUE

Je suis absente !

LE VICE-ROI

La divine musique est en moi.

DOÑA MUSIQUE

Promets qu’elle ne cessera plus !

LE VICE-ROI

Que puis-je promettre ? ce n’est pas moi qui chante, ce sont mes oreilles tout à coup qui se sont ouvertes !

Et qui sait si demain je ne serai pas redevenu sourd ?

DOÑA MUSIQUE

Il est vrai. Pauvre Musique !

Demain ce ne sera plus la forêt et le clair de lune. Demain ce sera ce terrible procès à juger, ce solliciteur à remplir, ces méchants à Madrid qui te calomnient,

Ces troupes à réunir, cet argent à rendre, cet habit qui ne va pas.

LE VICE-ROI

Écoute, Musique, je suis en train de comprendre quelque chose.

Sais-tu ?

Oui, si je n’étais pas sourd, même ces choses que tu dis,

Cela serait capable de s’arranger avec cette poussée divine de paroles composées que j’entends un moment et puis un autre moment, par intervalles ;

Non point paroles, mais leur pulpe délicieuse !

C’est cet ordre ineffable qui est la vérité, c’est ce flot tout-puissant contre quoi rien ne saurait prévaloir,

Et je sais que tous ces grincements affreux, tout ce désordre discordant, c’est ma faute parce que je n’ai point l’oreille docile.

DOÑA MUSIQUE

Et si j’existe avec toi, quoi, est-ce que tu seras jamais assez sourd pour ne point m’ouïr ?

LE VICE-ROI

Tu chantais sous une pierre en Espagne et déjà je t’écoutais du fond de mon jardin de Palerme.

Oui, c’est toi que j’écoutais et non pas une autre,

Pas ce jet d’eau, pas cet oiseau qu’on entend quand il s’est tu !

DOÑA MUSIQUE

Dis-moi cela encore ! Ce vaste concert qui te donne tant de joie, dis que c’est tout de même moi qui le commence.

C’est moi au fond de ton cœur cette note unique, si pure, si touchante.

LE VICE-ROI

Toi.

DOÑA MUSIQUE

Dis que tu y seras toujours attentif. Ne mets pas entre toi et moi quelque chose. N’empêche pas que j’existe.

LE VICE-ROI

Dis plutôt, comment faisais-tu pour exister avant que je ne t’aie connue ?

DOÑA MUSIQUE

Peut-être que tu me connaissais déjà sans le savoir.

LE VICE-ROI

Non, je sais que ce n’est pas pour moi que tu existes, pas plus que cet oiseau que je surprends, le cœur battant, dans la nuit,

Pour moi et non pas pour moi.

DOÑA MUSIQUE

Sans toi, l’oiseau serait mort, la tête sous l’aile, dans sa cage.

LE VICE-ROI

Penses-tu que c’est moi seul qui étais capable de t’entendre et de t’absorber ?

DOÑA MUSIQUE

Sans toi je n’aurais pas commencé à chanter.

LE VICE-ROI

Est-ce vrai que j’ai donné le bonheur à quelqu’un ?

DOÑA MUSIQUE

Ce bonheur qui te fait tant aimer

Ma voix quand elle te parle, cette joie, ô mon ami, que je suis confuse de te donner.

LE VICE-ROI

Et crois-tu que la joie soit une chose qu’on donne et qu’on retrouve telle quelle ?

Celle que tu me donnes, c’est sur le visage des autres que tu la verras.

À toi seule, Musique, mon exigence et ma sévérité. Oui, je ne veux cesser de t’apprendre ta place qui est toute petite.

DOÑA MUSIQUE

Fais le fier comme si tu savais tout ! cette place que j’ai trouvée pour moi au-dessous de ton cœur, tu la connais ?

C’est la mienne et si tu m’y pouvais découvrir, je ne m’y sentirais pas aussi bien.

LE VICE-ROI

Tu m’expliqueras cela tout à l’heure. Viens, nous ne sommes pas bien ainsi. Cédons à ce conseil de la nuit et de toute la terre. Viens avec moi sur ce lit profond de roseaux et de fougères que tu as préparé.

DOÑA MUSIQUE

Si vous essayez de m’embrasser, alors vous n’entendrez plus la musique !

LE VICE-ROI

Je ne veux que dormir près de toi en te donnant la main,

Écoutant la forêt, la mer, l’eau qui fuit, et l’autre qui revient toujours,

Cette joie sacrée, cette tristesse immense, mélangée à ce bonheur ineffable.

Plus tard quand Dieu nous aura unis, d’autres mystères nous sont réservés.

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