SCÈNE XI

DON CAMILLE, DON RODRIGUE.

Dans la forteresse de Mogador. Une salle étroite et voûtée éclairée par une fenêtre qu’on ne voit pas. Dans le fond un grand rideau d’étoffe noire, comme ceux qui voilent la grille au parloir des couvents de recluses. Au plafond est suspendue une poulie avec un bout de corde. Tas de ferrailles rouillées dans un coin.

Don Rodrigue se tient debout immobile au milieu de la pièce, regardant le carré d’étoffe noire. L’ombre de Don Camille derrière lui vient se dessiner sur le mur à côté de la sienne.

DON CAMILLE

Je dis, qui vous empêche de tirer ce rideau et d’en avoir le cœur net ?

DON RODRIGUE

Don Camille, je suis heureux enfin de vous avoir trouvé. Je vous croyais caché au fond de quelque trou.

DON CAMILLE

J’ai cru discret de ne pas me montrer tout d’abord et de vous laisser librement usage de ces lieux.

Ordre que toutes les portes s’ouvrent et que nulle présence inutile vous importune.

Rien ne s’est montré que cet officier noir à qui vous avez remis votre lettre. Je suppose que vous attendez la réponse avec quelque impatience.

Vos pas n’ont rencontré partout que le silence et le vide.

C’est comme dans cette belle histoire persane que vous connaissez : « Le Château-du-Roi-de-pierre ».

Rien que parfois cette imperceptible odeur féminine peut-être, le souffle léger d’une robe.

Et il a fallu que ce soit ici où vous aboutissiez, précisément où je voulais vous conduire, ce petit cabinet de torture, ce boudoir réservé à de pressants tête-à-tête, ce qu’on appelle une conversation serrée.

Derrière ce rideau que vous regardez, se tenait le Juge, le spectateur inconnu curieux de surveiller à la fois la victime et le bon fonctionnaire chargé de travailler icelle…

Qu’y a-t-il ? vous n’êtes pas pressé de me voir.

DON RODRIGUE

Je regarde mon ombre sur le mur.

DON CAMILLE, mêlant son ombre à celle de Don Rodrigue.

Permettez-moi de m’y associer.

Voyez, nous ne formons plus à nous deux qu’un seul personnage avec plusieurs têtes et trois bras.

Où que vous alliez désormais, vous ne pourrez plus empêcher que mon souvenir ne soit allié à votre réflexion.

DON RODRIGUE

Vous êtes habitué aux mélanges.

Mon ombre ajoutée à celle d’un chien Maure ne fait que d’en accroître la noirceur.

DON CAMILLE

Quand votre ombre gentille aura passé, fantôme désormais d’une autre rive,

Celle du Maure habitera encore ce château,

Familière d’une autre, couvrant, protégeant de sa noirceur une autre ;

Oui, elle n’aura qu’à s’écarter quelque peu pour en découvrir une autre.

DON RODRIGUE

Je me demande pourquoi je ne ferais point de vous une ombre tout à fait.

DON CAMILLE

Soit, je n’ai point d’armes. Vous n’avez qu’à me tuer si vous jugez qu’il n’y a pas d’autre moyen de venir à bout de moi.

Toutefois je vous demanderai au préalable de prendre connaissance de ce pli que Madame a bien voulu me charger de vous remettre.

DON RODRIGUE

C’est elle qui vous l’a remis pour moi ?

DON CAMILLE

Elle-même à moi-même pour vous-même. Son Excellence était à sa table de toilette (vous savez que mes hautes fonctions auprès de Son Excellence me donnent accès à tout moment chez Son Excellence).

Mon collègue (je veux dire la femme de chambre) s’empressait dans un coin à la guimpe de Son Excellence.

J’ai lu vos lettres et c’est à moi qu’on a confié la réponse,

Requis de vous la remettre sans retard en mains propres.

Il lui remet une lettre.

DON RODRIGUE

Mais ce pli n’est autre que celui-là même que j’avais mission de lui faire tenir.

DON CAMILLE

Il me semble qu’au dos il y a quelque chose d’écrit.

DON RODRIGUE, lisant.

« Je reste. Partez. » (Il répète à mi-voix :) « Je reste Partez. »

DON CAMILLE

C’est clair. Elle reste et vous n’avez qu’à partir.

DON RODRIGUE

Veuillez dire à Doña Prouhèze que je désire l’entretenir sur-le-champ.

DON CAMILLE

Pour me donner ainsi des ordres il faut que vous me croyiez plus noir de peau que je ne suis. Et ce camarade tout à l’heure, à la demande d’audience que vous aviez formulée ne vous a-t-il pas apporté un refus qui est fait pour vous suffire ?

Qui sait d’ailleurs ? cette pièce n’est pas si écartée que votre voix peut-être n’aille directement aux oreilles de Son Excellence.

DON RODRIGUE

Désobéira-t-elle à ces ordres que le Roi même m’a chargé de lui porter ?

DON CAMILLE

Non pas ordre, si j’ai bien lu, conseil.

DON RODRIGUE

À celui-là même qu’avec le Roi, son époux de par Dieu lui donne ?

DON CAMILLE

Elle choisit de rester ici.

DON RODRIGUE, criant.

Prouhèze, m’entendez-vous ?

(Silence.

Don Rodrigue, criant de nouveau :)

Prouhèze, Prouhèze, m’entendez-vous ?

Silence.

DON CAMILLE

Peut-être n’est-elle pas là après tout. Impossible de le savoir.

(Pause.)

Singulière mission que celle dont vous vous êtes fait charger.

(Pause.)

Vous ne répondez rien, mais votre ombre sur le mur est là qui me dit qu’elle est de mon avis.

Vous l’aimez et tout ce que vous avez à offrir, c’est cette lettre du barbon, lui offrant de revenir. Comme c’est tentant !

Quant à vous (oui, j’ai lu votre lettre aussi, on me l’a donnée avec le reste du paquet),

Vous proposez de disparaître pour toujours ; eh bien ! vous n’avez qu’à commencer sur-le-champ.

(Pause.)

Ce qu’on attendait, c’est toute une flotte empanachée foudroyant notre petit Mogador, et nous, répondant de notre mieux.

C’est vous-même, une plume rouge à votre chapeau, à la tête de cinquante bonshommes pique au poing, donnant l’assaut.

Don Camille navré et occis, et Madame qu’on emporte palpitante. Que faire contre la violence ?

Au lieu de cela vous voulez faire travailler sa petite tête. Il n’y a rien qu’une femme déteste comme de décider seule quelque chose.

« Allons, Madame, dites-moi s’il est bien vrai que vous m’aimez, et puis revenez à Monsieur votre mari pour l’amour de moi ! N’admirez-vous pas la magnifique immolation que je suis prêt à faire

De vous ? »

(Pause.)

Votre ombre ne bouge pas. Elle est là, affichée sur ce triste mur,

Où, plus d’une fois, une autre ombre plus solitaire encore

S’est balancée doucement – au bout d’une corde –, à la lueur d’un petit feu de braise qui s’éteint.

(Pause.)

Moi, même avec ce bateau éclopé, j’aurais essayé de faire quelque chose. Même estropié comme vous l’êtes, je dis votre bateau,

Par la main d’une femme.

Je m’empresse de vous dire que j’ai pris mes précautions.

(Pause. Marchant sur Don Rodrigue et élevant la voix :)

Vous n’en avez pas assez ? vous voulez en entendre encore plus ?

Je pense que du moins ceci vous prouvera que vous vous êtes leurrés tous les deux.

Elle ne vous aime pas, dites-vous,

Elle ne vous aime pas et je vous en vois tout étonné, mais est-ce que vous l’aimiez ? Il ne tenait qu’à vous de la prendre.

Vous vouliez satisfaire à la fois votre âme et votre chair, votre conscience et votre penchant, votre amour, comme vous dites, et votre ambition.

Car il y a tout de même cette Amérique au fond de vous, plus ancienne que ce visage de femme qui vous travaille et à quoi ce serait tellement dommage de renoncer. Comme je vous comprends !

Vous vouliez sournoisement vous placer dans un tel état de tentation qu’il n’y aurait presque plus eu de faute à y céder ! Rien qu’une petite faute rafraîchissante !

Et d’ailleurs si grande magnanimité mérite bien quelque compensation.

Quoi de plus vertueux que d’obéir au Roi ? de rendre une dame à son époux et de la dérober à un ruffian ? et tout cela en se sacrifiant soi-même !

L’amour, l’honneur, la vanité, l’intérêt, l’ambition, la jalousie, la paillardise, le Roi, le mari, Pierre, Paul, Jacques, et le diable,

Tout le monde aurait eu sa part, tout cela était satisfait d’un seul coup.

DON RODRIGUE, à mi-voix.

Toutes ces choses il était bon et salutaire que je les entende.

DON CAMILLE

Ai-je dit la vérité ?

DON RODRIGUE

Il n’y manque que l’essentiel.

DON CAMILLE

Répondez-moi donc. On vous écoute. Par ma foi, il me semble avoir vu remuer ce rideau !

DON RODRIGUE

Où qu’elle soit je sais qu’elle ne peut pas s’empêcher d’entendre les mots que je lui dis,

Et moi, je sais qu’elle est là au son que fait mon âme en lui parlant,

Comme un aveugle en chantant sait qu’il est devant un mur ou des buissons ou le vide.

DON CAMILLE

Je suis sûr que la vertu à la voix de Votre Seigneurie empruntera des accents irrésistibles.

DON RODRIGUE

Pour un saint ou pour un homme de l’espèce que vous décriviez,

Tout est simple L’esprit parle, le désir parle, c’est bien. En avant, il n’y a plus qu’à lui obéir aussitôt.

DON CAMILLE

Il n’y a pas d’autre moyen de conquérir le salut dans l’autre monde et les femmes dans celui-ci.

DON RODRIGUE

Le choix est fait et je ne demande pas mieux que de vous laisser les femmes.

DON CAMILLE

Que faites-vous donc ici ?

DON RODRIGUE

Il ne dépend pas d’un homme sain que la peste s’attaque à lui, ou la colique, ou la lèpre, ou toute autre maladie dévorante.

DON CAMILLE

C’est à ces aimables accidents que vous comparez notre Prouhèze ?

Pause.

DON RODRIGUE

Je n’aime pas vous entendre dire ce nom.

DON CAMILLE

Pardonnez-moi, je vous prie !

DON RODRIGUE

Mon âme est atteinte.

DON CAMILLE

On essaye céans de la guérir.

DON RODRIGUE

Elle est comme ce grain de blé que l’épi seul guérit.

DON CAMILLE

L’épi, il vous attend dans cet autre monde là-bas que le Roi vous livre.

DON RODRIGUE

Mais d’abord j’attendais d’elle cette chose qu’elle seule peut me donner.

DON CAMILLE

Quelle chose ?

DON RODRIGUE

Comment la connaîtrai-je autrement qu’en la recevant ?

DON CAMILLE

Cette chose mystérieuse, pourquoi ne pas dire qu’elle ne fait qu’un avec son corps ?

DON RODRIGUE

Il est vrai. Comment comprendre ?

Le bien que désire mon âme est mêlé à ce corps interdit.

DON CAMILLE

Parlez ! vous n’avez qu’un mot à dire.

Deux fois déjà vous l’avez appelée. Je sens qu’elle n’attend que votre troisième appel : « Prouhèze, viens ! » ; elle est là, vous n’avez que son nom à prononcer.

Et elle sera devant vous aussitôt.

DON RODRIGUE

Bientôt quand j’aurai pris la mer, c’est alors que je l’appellerai.

DON CAMILLE

Ne dites pas que c’est elle qui vous chasse.

DON RODRIGUE

Est-ce moi qui ai écrit sur la pierre cette grande Loi qui nous sépare ?

DON CAMILLE

L’amour se rit des lois.

DON RODRIGUE

Cela ne les empêche pas d’exister.

Quand je fermerais les yeux cela ne détruit pas le soleil.

DON CAMILLE

L’amour se suffit à lui-même !

DON RODRIGUE

Et moi, je pense que rien ne suffit à l’amour ! Ah ! j’ai trouvé une chose si grande ! C’est l’amour qui doit me donner les clefs du monde et non pas me les retirer !

DON CAMILLE

N’est-ce pas une chose risible de vous voir demander à la fois et d’un seul coup

L’assouvissement du corps et celui de l’âme ?

DON RODRIGUE

Est-ce ma faute si en moi les deux natures sont rejointes si fortement qu’elles ne font qu’un ?

DON CAMILLE

Que peut cette pauvre femme ?

DON RODRIGUE

Tout ce que j’avais, ah ! – et le poids est tellement lourd qu’il me semble que c’est le monde entier –

Je le lui ai apporté ici avec moi. N’a-t-elle rien à me donner en échange ?

DON CAMILLE

Que peut-elle vous donner en échange ?

DON RODRIGUE

Si je le savais, je ne le lui demanderais pas.

DON CAMILLE

Eh bien, il n’y a pas d’autre réponse pour vous que ce refus et cet ordre de partir.

DON RODRIGUE

Je l’accepte.

DON CAMILLE

Moi, je reste.

DON RODRIGUE, à demi-voix.

« Je reste. »

(Il regarde le papier.)

Oui, ce sont bien les deux mots qu’elle m’a donnés à lire sur ce papier.

C’est écrit. Il n’y a pas à douter. Oui, c’est exactement vous qu’elle a choisi.

DON CAMILLE

Je la comprends mieux que vous, il y a de la femme en moi, je saurai mieux que vous m’arranger avec elle, quoi que vous en pensiez.

Elle peut me faire du bien et à vous elle ne peut que faire du mal.

DON RODRIGUE

Déjà elle vous a dépossédé de votre commandement.

DON CAMILLE

Je lui ai cédé ma place. Oui, c’est déjà une chose de moi que je lui ai donnée et qu’elle a prise.

DON RODRIGUE

Le reste viendra peu à peu.

DON CAMILLE

Je l’ai appelée, elle est venue. Mais je ne vous le cacherai pas, le bien qu’elle peut me faire me paraît plus redoutable que le mal.

DON RODRIGUE

Renvoyez-la donc.

DON CAMILLE

Votre Seigneurie veut se moquer, mais que vous me croyiez ou non, oui, je l’aurais déjà renvoyée si j’avais pu.

DON RODRIGUE

Je puis vous prêter main-forte.

DON CAMILLE

La raison et le hasard, l’ambition et l’aventure, je ne voulais point d’autres maîtres.

La voici qui intervient contre moi comme la destinée, sur laquelle je n’ai aucune prise.

DON RODRIGUE

Telle jadis Hélène.

DON CAMILLE

À peine vous parti, à peine votre voile disparue,

Vous pensez sans doute qu’elle tombera dans mes bras ?

DON RODRIGUE

Je ne dis pas aussitôt. Mais comptez sur le temps et sur cet enfer qui vous entoure,

Elle ne vivra pas longtemps impunément toute seule sur le bord de votre désir…

Je vous demanderai, Monsieur, de me conduire à cette chambre que vous m’avez réservée.

DON CAMILLE

Mes services déjà s’occupent à réparer votre bateau.

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