SCÈNE XII

DON GUSMAN, RUIS PERALDO, OZORIO, REMEDIOS, PORTEURS INDIENS.

Une clairière dans une forêt vierge en Amérique, au bord d’une rivière encombrée d’îles et de troncs d’arbres. Un campement de bandeirantes parmi des taillis de cannes jaunes à raies vertes.

DON GUSMAN

Et vous dites que sur un de ces blocs vous avez reconnu le dessin de la Sainte Croix ?

RUIS PERALDO

Non pas sur l’un seulement, mais sur bien d’autres encore, une croix aux branches égales tout entourée de volutes qui ressemblent à des serpents.

DON GUSMAN

Ainsi sur le tombeau de ce peuple mort et dont le nom même a péri il y a la croix ! ils tendent du fond de leur tombeau la croix à ces vivants qui du bout du monde se sont mis en marche pour les retrouver.

RUIS PERALDO

Il n’y a pas seulement la croix, il y a ces monstres ou bouteilles que je vous ai décrits,

Ces géants pareils aux Chérubins précipités de l’Écriture qui à travers les lianes, tout mangés par les arbres maudits, tournent vers les quatre coins de l’horizon leurs faces éthiopiennes.

L’un d’eux plus haut que les autres et tout blanchi par la fiente des perroquets était tout enveloppé, quand je l’ai vu, des replis d’un énorme serpent.

DON GUSMAN

Ces paroles redoublent mon désir ! je veux, l’épée au poing, me mesurer avec ces portiers de l’Enfer !

RUIS PERALDO

Quant à moi, je fuis, j’ai mon compte, j’ai senti la corruption de ce lieu empesté qui me saisissait aux entrailles.

Que Dieu me pardonne pour avoir pénétré en ce lieu qui à tous les yeux humains était fait pour rester caché, cimetière exécrable !

Je n’ai plus qu’une pensée qui est de retrouver la mer avant de mourir, que j’entende le bruit du ressac sur le sable blanc !

Tous mes compagnons sont morts, il ne me reste plus que ces Indiens affamés.

DON GUSMAN

Ozorio, donne-leur quelques poignées de maïs.

OZORIO

Et nous-mêmes, Seigneur Capitaine, avec quoi achèverons-nous le voyage ?

DON GUSMAN

Tu peux revenir, si tu le veux, avec le Seigneur Peraldo.

OZORIO

Et retrouver à Santarem les créanciers qui m’attendent et se préparent à me jeter dans la fosse-aux-poux !

Non, j’irai jusqu’au bout qui est à l’extrémité ! je mettrai la main sur ces sacrées émeraudes !

Ces croix dont parlait le Senhor à l’instant, je les ai reconnues, ce sont bien celles dont le sergent Castro m’a parlé, je sais ce qu’elles veulent dire, tout cela est marqué sur mon papier.

DON GUSMAN

Et toi, Remedios ?

REMEDIOS

Si je reviens à Santarem ma femme numéro un m’y guette. Votre Excellence sait fort bien que mon cas est d’être pendu et peut-être brûlé.

DON GUSMAN

En avant par la grâce de Dieu !

RUIS PERALDO

Vous même, Senhor Gusman, ce ne sont pas les émeraudes qui vous attirent en ce lieu détestable, ni le bourreau en arrière qui vous barre la route.

DON GUSMAN

Je veux rendre à l’humanité ce peuple deux fois mort, je veux élever la Croix sur leur tombe, je veux chasser le Diable de son repaire empesté, qu’il n’y ait pas un endroit au monde où il soit sûr !

Colomb a découvert les vivants, et moi je veux posséder tous ces peuples que la mort a soustraits au roi d’Espagne.

Je veux apaiser avec la Vraie Croix les anciens maîtres. Qui était notre conquête, je veux que cet ancien monde devienne notre héritage !

OZORIO

En avant !

RUIS PERALDO

Adieu ! Ni pour vous, ni pour moi, il n’y a aucune chance de retour.

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