SCÈNE VII

DON RODRIGUE, LE SERVITEUR CHINOIS.

Le désert de Castille. Un site parmi les arbustes bas d’où l’on découvre une vaste étendue. Montagnes romanesques dans l’éloignement. Une soirée d’une pureté cristalline.

Don Rodrigue et le Serviteur chinois sont allongés sur un talus à l’abri duquel paissent leurs chevaux débridés et ils inspectent l’horizon.

DON RODRIGUE

Nos cavaliers ont disparu.

LE CHINOIS

Ils sont là-bas dans le petit bois tapis, faisant coucher leurs chevaux, l’un d’eux est blanc et éclaire tout le reste.

DON RODRIGUE

Cette nuit nous leur fausserons compagnie.

LE CHINOIS

Ce n’est pas nous qu’ils cherchent. N’est-ce pas ici la grand’route de Galice à Saragosse et par où chaque année, le jour de sa fête,

Saint Jacques (c’est aujourd’hui, voyez-vous cette étoile qui file ?)

Va solennellement rendre visite à Notre-Dame du Pilier ?

DON RODRIGUE

Ce sont des pèlerins qui vont se joindre au cortège ?

LE CHINOIS

Pèlerins, – j’ai vu des armes à la lueur de ce coup de pinceau phosphorique, –

Peu soucieux de se faire voir trop tôt.

DON RODRIGUE

Fort bien, cette affaire ne nous concerne pas.

LE CHINOIS

Cependant je garde un œil sur ce petit bois de pinasses

DON RODRIGUE

Et moi, je garde l’œil sur toi, cher Isidore.

LE CHINOIS

Oh ! ne craignez pas que je fuie,

Pour autant que vous respecterez notre pacte et ne me ferez passer la nuit auprès d’aucun cours d’eau, source, puits.

DON RODRIGUE

Crains-tu si fort que je te baptise subrepticement ?

LE CHINOIS

Et pourquoi donc vous donnerais-je ainsi pour rien le droit de me faire chrétien et d’entrer au Ciel avec l’ornement que je vous aurai fourni ? Et compensation à d’autres desseins moins purs,

Il faut d’abord que vous serviez quelque peu Monsieur votre serviteur.

DON RODRIGUE

Et que je t’accompagne là où certaine main noire t’appelle ?

LE CHINOIS

Tout près une main blanche vous fait signe.

DON RODRIGUE

Ce n’est rien de vil que je veux.

LE CHINOIS

Appelez-vous de l’or une chose vile ?

DON RODRIGUE

C’est une âme en peine que je secours.

LE CHINOIS

Et moi, la mienne qui est captive.

DON RODRIGUE

Captive au fond d’une bourse ?

LE CHINOIS

Tout ce qui est à moi, c’est moi.

DON RODRIGUE

Te plains-tu que je te veuille aider ?

LE CHINOIS

Monsieur mon maître, plaise humblement Votre Seigneurie accepter que je n’aie pas confiance en Votre Seigneurie.

Oui, j’aimerais beaucoup être en d’autres mains que les vôtres, pourquoi m’y suis-je mis ?

DON RODRIGUE

C’est moi qui suis dans les tiennes.

LE CHINOIS

Nous nous sommes pris l’un par l’autre et il n’y a plus moyen de nous dépêtrer.

Ah ! j’ai eu tort de vous faire cette promesse à la hâte dans le transport de mon tempérament !

Au fond qu’est-ce que cette eau que vous voulez me verser sur la tête et pourquoi y tenez-vous tellement ? Qu’est-ce que vous y gagnez ? qui m’assure que les choses sont comme vous dites ?

Et quant à ce changement spirituel dont vous parlez, croyez-vous que ce soit agréable ? qui aimerait qu’on lui change ses rognons de place ? mon âme est bien comme elle est et je n’aime pas beaucoup que les autres y regardent et me la tripotent à leur idée.

DON RODRIGUE

Si tu renies ta parole, c’est mauvais, elle se vengera sur toi.

LE CHINOIS, avec un soupir.

Allons, c’est dit, je renonce à cet or là-bas, et, vous, renoncez à cette idole bien colorée.

DON RODRIGUE

Tu t’égares, Isidore. Je répète que seul me presse le secours que je dois à cette âme en danger.

LE CHINOIS

Et vous ne voulez pas que j’aie peur quand j’entends un homme parler de cette façon !

Pauvre Isidore ! Ah ! quel maître as-tu tiré au sort ! en quelles mains par le désagrément des éléments lourds et subtils de la matière as-tu chu ?

Vous m’avez mené à la comédie à Madrid, mais je n’y ai vu rien de pareil ! Salut au sauveur de la femme des autres !

Revenez à vous ! Rapetissez votre cœur ! Ouvrez-vous à mes sages paroles raisonnables et laissez-les enduire votre esprit malade comme le son d’un instrument.

Qu’est-ce que cette femme que vous aimez ? Au dehors cette bouche peinte comme avec un pinceau, ces yeux plus beaux que s’ils étaient des boules de verre, ces membres exactement cousus et ajustés ?

Mais au dedans c’est le chagrin des démons ; le ver, le feu, le vampire attaché à votre substance ! La matière de l’homme qui lui est entièrement soutirée et il ne reste plus qu’une forme brisée et détendue comme un corpuscule de cricri, horreur !

Ne suis-je pas dans la dépendance de Votre Seigneurie ? que de fois ne l’ai-je pas suppliée de songer au salut de son âme et de la mienne ?

Que seront dans cent ans ces cent livres de chair femelle auxquelles votre âme s’est amalgamée comme avec un crochet ?

Un peu d’ordure et de poussière, des os !

DON RODRIGUE

Pour le moment elle vit.

LE CHINOIS

Et moi je certifie que dans une existence antérieure cette diablesse vous a fait signer un papier et promesse de conjonction corporelle !

Si vous le voulez, je m’engage à exhorter cette créature disgracieuse et à lui faire rendre par le moyen de tourments et sollicitations physiques votre chirographe prénatal.

DON RODRIGUE

Tu m’étonnes, Isidore. La Sainte Église ne reconnaît la vie d’aucune âme antérieure à sa naissance.

LE CHINOIS, froissé.

J’ai cependant étudié tous les livres que vous m’avez donnés et je pourrais les réciter d’un bout à l’autre. Frère Léon prétend que j’en sais autant que lui.

DON RODRIGUE

Ni à ces choses qui sont derrière moi et me poursuivent,

Ni à celles qui sont devant moi, un point blanc là-bas sur la mer entre les arbres sombres,

Je sens que je ne pourrai échapper.

LE CHINOIS

Qu’est-ce qui est derrière vous ?

DON RODRIGUE

Le galop de ces chevaux qui me poursuivent, le commandement du Roi sur son trône qui m’a choisi entre tous les hommes pour me donner la moitié du monde,

Celle-là qui depuis l’éternité était inconnue de tous jusqu’à moi, ensevelie comme un enfant dans ses langes,

Cette part du monde toute nouvelle et fraîche comme une étoile qui a surgi pour moi de la mer et des ténèbres.

Et ce n’est pas moi plus tard qui aurai à m’y faire une place, à m’y tailler une courte province,

C’est moi qui la contiens tout entière alors que toute fraîche et humide encore elle s’offre à recevoir pour toujours mon empreinte et mon baiser.

LE CHINOIS

Et qu’est-ce qui est en avant de vous ?

DON RODRIGUE

Un point fulgurant là-bas pareil à la vision de la mort. Est-ce un mouchoir qu’on agite ? Est-ce un mur sur lequel frappe le soleil de midi ?

LE CHINOIS

Je sais. C’est là que se trouve un certain monstre noir à qui dans l’hilarité de mon âme, parce qu’un sage même n’est pas exempt d’incertitude, et quasi in lubrico, si je puis dire,

Je me suis laissé aller à prêter argent.

Il se tord les mains en levant les yeux au ciel.

DON RODRIGUE

Non point sans intérêts, j’en suis sûr. Je connais ton genre de libéralité.

LE CHINOIS

Quoi, n’est-ce point vertu que de donner illico aux petentibus  ?

Et à quoi reconnaît-on la vertu, sinon à ce qu’elle comporte subitement sa récompense ?

DON RODRIGUE

Va, nous retrouverons ton argent, puisque tu tiens à ne l’avoir que de ta négresse.

Le diable sait quel trafic vous avez manigancé !

Et je te baptiserai et je serai débarrassé de toi. Tu pourras retourner à ta Chine.

LE CHINOIS

C’est mon vœu le plus cher. Il est temps que je fructifie entre les infidèles.

Car à quoi sert le jeune vin sinon aux aubergistes pour le mettre dans de vieilles bouteilles ? à quoi le boisseau sinon pour en mesurer ces perles qu’il nous est commandé de distribuer aux cochons,

Plutôt que d’y emmagasiner le vain éclat de notre lumignon personnel ?

DON RODRIGUE

Tu te sers de l’Écriture comme un épicier luthérien.

LE CHINOIS

Ramenez-moi seulement à Barcelone.

DON RODRIGUE

N’est-ce point là où tu me conjurais de ne pas aller ?

LE CHINOIS

Si je ne puis vous détourner de votre folie, au moins que j’en profite.

DON RODRIGUE

Folie comme chacun l’appellerait, mais j’ai follement raison !

LE CHINOIS

C’est raison que de vouloir sauver une âme en la perdant ?

DON RODRIGUE

Il y a une chose que pour le moment je puis seul lui porter.

LE CHINOIS

Et quelle est cette chose unique ?

DON RODRIGUE

La joie.

LE CHINOIS

Ne m’avez-vous pas fait lire cinquante fois que pour vous, chrétien, c’est le sacrifice qui sauve ?

DON RODRIGUE

C’est la joie seule qui est mère du sacrifice.

LE CHINOIS

Quelle joie ?

DON RODRIGUE

La vision de celle qu’elle me donne.

LE CHINOIS

Appelez-vous joie la torture du désir ?

DON RODRIGUE

Ce n’est point le désir qu’elle a lu sur mes lèvres, c’est la reconnaissance.

LE CHINOIS

La connaissance ? dites-moi seulement la couleur de ses yeux.

DON RODRIGUE

Je ne sais. Ah ! je l’admire tellement que j’ai oublié de la regarder !

LE CHINOIS

Excellent. Moi, j’ai vu de grands vilains yeux bleus.

DON RODRIGUE

Ce ne sont point ses yeux, c’est elle-même tout entière qui est une étoile pour moi !

Jadis sur la mer des Caraïbes, quand à la première heure du matin je sortais de ma caisse étouffante pour prendre la veille,

Et qu’une seconde on me montrait cet astre réginal, cette splendide étoile toute seule au bandeau du ciel transparent,

Ah ! c’était le même saisissement au cœur une seconde, la même joie immense et folle !

Aucun homme ne peut vivre sans admiration. Il y a en nous l’âme qui a horreur de nous-mêmes,

Il y a cette prison dont nous avons assez, il y a ces yeux qui ont le droit de voir à la fin ! Il y a un cœur qui demande à être rassasié !

Mais bientôt je ne trouvais plus au firmament que ce feu de plomb trop connu,

L’opaque et sûr falot, triste guide du navigateur sur les eaux inaltérées.

Or cette fois voici bien autre chose qu’une étoile pour moi, ce point de lumière dans le sable vivant de la nuit,

Quelqu’un d’humain comme moi dont la présence et le visage hors la laideur et la misère de ce monde ne sont compatibles qu’avec un état bienheureux !

LE CHINOIS

Un festin pour tous les sens !

DON RODRIGUE

Les sens ! je les compare aux goujats qui suivent l’armée

Pour dépouiller les morts et profiter de la ville prise.

Je n’accepterai point si facilement cette rançon payée par le corps pour l’âme qui s’est dérobée,

Et qu’il y ait une chose en elle dont je cesse d’avoir besoin.

Mais je dis mal, je ne calomnierai pas ces sens que Dieu a faits,

Ce ne sont point de vils acolytes, ce sont nos serviteurs qui parcourent le monde tout entier,

Jusqu’à ce qu’ils aient trouvé enfin la Beauté, cette figure devant laquelle nous sommes si contents de disparaître.

Tout ce que nous lui demandons est que nous n’ayons plus pour toujours qu’à ouvrir les yeux pour la retrouver.

LE CHINOIS

Pas autre chose, vraiment ? Ce n’était pas la peine de nous déranger. Je crains que notre conversation pour cette dame ne soit pas d’un grand profit.

DON RODRIGUE

Est-ce pour rien que, si bien cachée, je l’ai découverte ?

LE CHINOIS

La peste soit de cette tempête qui nous jeta sur la côte d’Afrique,

Et de cette fièvre qui nous retint là-bas !

DON RODRIGUE

Ce fut son visage que je vis en me réveillant.

Dis, crois-tu que je l’aie reconnue sans qu’elle le sache ?

LE CHINOIS

Il faudrait savoir tout ce qui s’est passé avant notre naissance. À ce moment je ne voyais rien, oui, je me rappelle que je n’en étais pas encore à mes yeux :

Pour que rien ne vînt déranger ma préparation du papillon Isidore.

DON RODRIGUE

Laisse là ta vie antérieure ! à moins que dans la pensée de Celui qui nous a faits déjà nous ne fussions étrangement ensemble.

LE CHINOIS

C’est sûr ! nous étions déjà ensemble tous les trois.

DON RODRIGUE

Déjà elle était l’unique frontière de ce cœur qui n’en tolère aucune.

LE CHINOIS

Déjà, mon cher parrain, vous pensiez à me la donner pour marraine.

DON RODRIGUE

Déjà elle contenait cette joie qui m’appartient et que je suis en route pour lui redemander !

Déjà elle me regardait avec ce visage qui détruit la mort !

Car qu’est-ce qu’on appelle mourir, sinon de cesser d’être nécessaire ? quand est-ce qu’elle a pu se passer de moi ? quand est-ce que je cesserai d’être cela sans quoi elle n’aurait pu être elle-même ?

Tu demandes la joie qu’elle m’apporte ? Ah ! si tu savais les mots qu’elle me dit pendant que je dors !

Ces mots qu’elle ne sait pas qu’elle me dit, et je n’ai qu’à fermer les yeux pour les entendre.

LE CHINOIS

Des mots qui vous ferment les yeux et à moi qui me ferment la bouche.

DON RODRIGUE

Ces mots qui sont le poison de la Mort, ces mots qui arrêtent le cœur et qui empêchent le temps d’exister !

LE CHINOIS

Il n’existe plus ! Regardez ! déjà un de ces astres pour vous qui ne servent plus à rien, le voilà qui s’en va,

Et qui au travers de la page céleste fait une grande rature de feu !

DON RODRIGUE

Que j’aime ce million de choses qui existent ensemble ! Il n’y a pas d’âme si blessée en qui la vue de cet immense concert n’éveille une faible mélodie !

Vois, pendant que la terre comme un blessé qui a cessé de combattre exhale un souffle solennel,

Le peuple des cieux sans aucun déplacement, comme employé à un calcul, tout fourmillant de sa mystérieuse besogne !

LE CHINOIS

Au milieu les trois étoiles, le bâton de cet énorme Pèlerin qui tour à tour visite les deux hémisphères.

Ce que vous appelez le Bâton de Saint Jacques

DON RODRIGUE, à demi-voix et comme se parlant à lui-même.

« Regarde, mon amour ! Tout cela est à toi et c’est moi qui veux te le donner. »

LE CHINOIS

Étrange lumière que ce million de gouttes de lait !

DON RODRIGUE

Là-bas, sous les feuilles, il éclaire une femme qui pleure de joie et qui baise son épaule nue.

LE CHINOIS

Qu’importe cette épaule, je vous prie, Monsieur le sauveur d’âmes ?

DON RODRIGUE

Cela aussi fait partie des choses que je ne posséderai pas en cette vie.

Ai-je dit que c’était son âme seule que j’aimais ? c’est elle tout entière.

Et je sais que son âme est immortelle, mais le corps ne l’est pas moins,

Et de tous deux la semence est faite qui est appelée à fleurir dans un autre jardin.

LE CHINOIS

Une épaule qui fait partie d’une âme et tout cela ensemble qui est une fleur, comprends-tu, mon pauvre Isidore ? Ô ma tête, ma tête !

DON RODRIGUE

Isidore, ah ! si tu savais comme je l’aime et comme je la désire !

LE CHINOIS

Maintenant je vous comprends et vous ne parlez plus chinois.

DON RODRIGUE

Et crois-tu donc que ce soit son corps seul qui soit capable d’allumer dans le mien un tel désir ?

Ce que j’aime, ce n’est point ce qui en elle est capable de se dissoudre et de m’échapper et d’être absent, et de cesser une fois de m’aimer, c’est ce qui est la cause d’elle-même, c’est cela qui produit la vie sous mes baisers et non la mort !

Si je lui apprends qu’elle n’est pas née pour mourir, si je lui demande son immortalité, cette étoile sans le savoir au fond d’elle-même qu’elle est,

Ah ! comment pourrait-elle me refuser ?

Ce n’est point ce qu’il y a en elle de trouble et de mêlé et d’incertain que je lui demande, ce qu’il y a d’inerte et de neutre et de périssable,

C’est l’être tout nu, la vie pure,

C’est cet amour aussi fort que moi sous mon désir comme une grande flamme crue, comme un rire dans ma face !

Ah ! me le donnât-elle (je défaille et la nuit vient sur mes yeux),

Me le donnât-elle (et il ne faut pas qu’elle me le donne),

Ce n’est point son corps chéri jamais qui réussirait à me contenter !

Jamais autrement que l’un par l’autre nous ne réussirons à nous débarrasser de la mort,

Comme le violet s’il se fond avec l’orange dégage le rouge tout pur.

LE CHINOIS

Tse gue ! Tse gue ! Tse gue ! nous savons ce qui se cache sous ces belles paroles.

DON RODRIGUE

Je sais que cette union de mon être avec le sien est impossible en cette vie et je n’en veux aucune autre.

Seule l’étoile qu’elle est

Peut rafraîchir en moi cette soif affreuse.

LE CHINOIS

Pourquoi donc nous rendons-nous présentement à Barcelone ?

DON RODRIGUE

T’ai-je point dit que j’ai reçu d’elle une lettre ?

LE CHINOIS

Les choses s’éclairent peu à peu.

DON RODRIGUE, récitant comme s’il lisait.

« Venez, je serai à X… Je pars pour l’Afrique. On a de grands reproches à vous faire. »

C’est une femme gitane qui m’a apporté ce papier. Je suis parti,

Cédant à tes sollicitations, pendant que les gens du Roi me poursuivaient.

LE CHINOIS

Oui, c’est moi ! Accusez-moi, je vous prie ! Les affaires de mon âme et de ma bourse, vous n’aviez que cela à cœur !

DON RODRIGUE

Tout pesait dans le même sens. La goutte d’eau qui s’accumule

Et l’Espagne tout entière pour moi comme un plateau qu’on incline.

LE CHINOIS

Ah ! cette noire statue là-bas et cet argent à moi, oïe, oïe !

Ô cette bourse que je lui ai donnée dans l’impétuosité de mon sentiment intestinal !

J’espérais qu’au-dessous de ce sein exotique elle s’enflerait peu à peu mélodieusement comme un fruit !

DON RODRIGUE

Des reproches, a-t-elle dit ! Ah ! je me suis mépris ! Oui, ce sont des reproches seulement qu’elle veut me faire entendre.

Il faut que je n’existe plus. Il faut me faire comprendre ces choses qui font qu’elle ne m’aimera jamais.

LE CHINOIS

J’en fournirai de mon côté quelques-unes.

DON RODRIGUE

Il faut que je voie bien qu’elle a raison et que je l’approuve ! Il me faut l’entendre condamner ce cœur qui ne bat que pour elle !

J’ai soif de ces mots destructeurs ! Encore ! Je suis avide de ce néant qu’elle veut établir en moi.

Car je sais que c’est seulement dans le vide absolu de toute chose que je la rencontrerai.

Est-ce parce que je suis beau ou noble ou vertueux que je voudrais qu’elle m’aime ? ou pour rien autre chose que ce besoin désespéré que j’ai de son âme ?

Ou quand je pense à elle, est-ce que je désire rien d’elle autre que tout à coup vers moi ce mouvement sacré de son cœur ? est-ce que tout d’elle alors ne disparaît pas, oui, même ces yeux si beaux !

Je veux la confronter pour témoin de cette séparation entre nous si grande que l’autre par le fait de cet homme avant moi qui l’a prise n’en est que l’image,

Cet abîme qui va jusqu’aux fondements de la nature,

Et que franchira seul hors de tout motif et mérite cet acte de foi que nous ferons l’un dans l’autre, ce serment dans l’éternité.

Je sais qu’elle ne peut être à moi que par un acte gratuit.

LE CHINOIS

Rien n’est gratuit que ce précieux élixir caillé au fond de cette fiole mince que liquéfie la bénédiction de Notre-Dame de la Pitié.

Et voyez, les gouttes qui s’en échappent prennent feu dès qu’elles touchent notre air épais.

DON RODRIGUE

Ce n’est pas Notre-Dame que tu vois, mais cette idole chinoise sur un follicule que tu avais retrouvée et dont tu ne pouvais détacher tes regards.

LE CHINOIS

Une seule goutte de parfum est plus précieuse que beaucoup d’eau éparse.

DON RODRIGUE

Dis-tu cela de toi-même ou de qui cette parole est-elle prise ?

LE CHINOIS

Quand je ferme les yeux par une nuit comme celle-ci bien des choses me reviennent d’on ne sait où à la pensée.

J’entends un son grave comme celui d’un tambour de bronze et cela est associé à une idée de désert et de grand soleil et d’une ville sans aucun nom derrière des murailles crénelées.

Je vois un canal où se reflète le croissant de la lune et l’on entend le froissement d’une barque invisible dans les roseaux.

DON RODRIGUE

Cependant tu étais bien petit encore, m’as-tu dit, quand tu as quitté la Chine, après que les Jésuites en t’achetant t’avaient sauvé de la mort.

LE CHINOIS

Mort du corps et celle de l’âme, grâces soient au Ciel suprême !

Dont je vois ce soir comme une coulée gagner

Sur ce pont que fait la Terre entre les deux Maisons de la Nuit.

DON RODRIGUE, se dressant sur les coudes.

En effet ! Qu’est ceci ? Du fond de l’Occident je vois s’avancer en bon ordre une quantité de petites lumières.

LE CHINOIS

Et là-bas à l’Orient à la crête de cette colline apparaît un autre cortège.

DON RODRIGUE

C’est Jacques qui chaque année au jour de sa fête s’en vient rendre visite à la Mère de son Dieu.

LE CHINOIS

Et celle-ci maternellement fait le tiers du chemin à sa rencontre,

Selon qu’il a été solennellement stipulé par-devant notaire après de longues disputes.

DON RODRIGUE

Attention ! Je vois les petites lumières à l’ouest qui se dispersent, tout s’éteint ! Mais c’est la flamme rouge des arquebuses ! Écoute ! On crie !

LE CHINOIS

Je crains que ce ne soient nos pèlerins de tout à l’heure, ceux que nous avons vus se tapir derrière la pinède.

DON RODRIGUE

Penses-tu qu’ils vont s’en prendre à Saint Jacques ?

LE CHINOIS

Ce sont sans doute des hérétiques ou des Maures et la statue est d’argent massif.

DON RODRIGUE, se levant.

Mon épée ! Volons au secours de Monsieur Saint Jacques !

LE CHINOIS, se levant aussi.

Et quand nous l’aurons arraché aux mécréants, nous ne le rendrons pas sans une bonne rançon.

Ils sortent.

Share on Twitter Share on Facebook