SCÈNE X

DOÑA PROUHÈZE, DOÑA MUSIQUE.

Le jardin de l’auberge de X…

DOÑA MUSIQUE

Vous qui savez tant de choses, comme je suis contente de causer avec vous !

DOÑA PROUHÈZE

Prenons garde seulement, petite sœur, que Don Balthazar ne nous voie.

DOÑA MUSIQUE

Le jour tombe. C’est l’heure où le bon Seigneur relève ses sentinelles

De peur que sa captive ne s’envole.

DOÑA PROUHÈZE

Je suis contente d’être si bien gardée. J’ai vérifié toutes les sorties. Il n’y a pas moyen d’échapper quand je le voudrais. Quel bonheur !

DOÑA MUSIQUE

Et cependant je suis entrée sans nulle permission ici.

DOÑA PROUHÈZE

Qui aurait été vous chercher, mélangée comme une couleuvre à ce grand tas de roseaux ?

Maintenant c’est moi qui vous tiens et qui vous empêcherai de fuir.

DOÑA MUSIQUE

Est-ce vous qui m’empêchez de fuir, ou bien est-ce moi au contraire qui me suis prise à vous d’une manière si gentille

Que vous ne savez plus comment vous dépêtrer ? Oh ! comme vous êtes belle et comme je vous aime ! Si j’étais votre mari, je voudrais toujours vous tenir dans un sac, je serais terrible avec vous !

DOÑA PROUHÈZE

Dès qu’il sera de retour j’arrangerai cette affaire.

DOÑA MUSIQUE

Vous n’arrangerez rien du tout ! car il s’est mis dans la tête de me marier avec le toucheur de bœufs, et moi je m’envole sur le rebord du toit et je me moque de lui !

C’est le gentil Roi de Naples qui sera mon mari !

DOÑA PROUHÈZE

Il n’y a pas de Roi à Naples.

DOÑA MUSIQUE

Il y a un Roi de Naples pour Musique ! N’essayez pas de me faire de la peine ou je vous casserai le petit doigt.

Et ce n’est pas vrai non plus, peut-être, que j’ai cette tache sur l’épaule comme une colombe ? Je vous l’ai montrée.

DOÑA PROUHÈZE

C’est toi qui es la colombe.

DOÑA MUSIQUE

Mon Dieu, comme il sera content quand il me tiendra dans ses bras !

« Ah que le temps m’a duré !

« Fallait-il donc m’obliger à te chercher si loin,

« Musique », dira-t-il. Il me semble que je l’entends.

Oh ! comme je serai contente de l’entendre me dire mon nom !

Lui seul le sait désormais.

DOÑA PROUHÈZE

Folle, tu ne l’as jamais vu !

DOÑA MUSIQUE

Je n’ai pas besoin de le voir pour connaître son cœur ! Qui donc m’appelait si fort ? Croyez-vous que ce n’était pas dur de partir ainsi et de fouler aux pieds tous les miens ?

Il m’appelle et je lui réponds aussitôt.

DOÑA PROUHÈZE

Oui, Musique, je le sais, celui que ton cœur attend, je suis sûre qu’il ne peut pas te faire défaut.

DOÑA MUSIQUE

Le vôtre n’attend-il plus personne ? Mais qui oserait en menacer la paix quand il est sous la protection d’une telle beauté ?

Ah ! vous étiez faits pour marcher de compagnie, vous et cet homme terrible qui essayait de m’attraper tout à l’heure et dont la charge est de donner la mort !

DOÑA PROUHÈZE

Cependant vous voyez que le Seigneur Balthazar ne se fie pas à ma beauté seule pour me défendre et qu’il a multiplié les gardes autour de ce vieux château. C’est moi-même qui le lui ai demandé.

DOÑA MUSIQUE

Aimez-vous tellement votre prison que vous vous plaisiez ainsi à la rendre plus sûre ?

DOÑA PROUHÈZE

Il y faut des barreaux bien forts.

DOÑA MUSIQUE

Que peut le monde contre vous ?

DOÑA PROUHÈZE

C’est moi sans doute qui peux beaucoup contre lui.

DOÑA MUSIQUE

Je ne veux d’aucune prison !

DOÑA PROUHÈZE

La prison pour quelqu’un, il dit qu’elle est là où je ne suis pas.

DOÑA MUSIQUE

Il y a une prison pour moi et nul ne pourra m’en arracher.

DOÑA PROUHÈZE

Quelle, Musique ?

DOÑA MUSIQUE

Les bras de celui que j’aime, elle est prise, la folle Musique !

DOÑA PROUHÈZE

Elle échappe !

Elle n’est là que pour un moment ; qui pourrait la retenir pour toujours avec son cœur ?

DOÑA MUSIQUE

Déjà je suis avec lui sans qu’il le sache. C’est à cause de moi avant qu’il m’ait connue

Qu’il affronte à la tête de ses soldats tant de fatigues, c’est pour moi qu’il nourrit les pauvres et pardonne à ses ennemis.

Ah ! ce ne sera pas long à comprendre que je suis la joie, et que c’est la joie seule et non point l’acceptation de la tristesse qui apporte la paix.

Oui, je veux me mêler à chacun de ses sentiments comme un sel étincelant et délectable qui les transforme et les rince ! Je veux savoir comment il s’y prendra désormais pour être triste et pour faire le mal quand il le voudrait.

Je veux être rare et commune pour lui comme l’eau, comme le soleil, l’eau pour la bouche altérée qui n’est jamais la même quand on y fait attention. Je veux le remplir tout à coup et le quitter instantanément, et je veux qu’il n’ait alors aucun moyen de me retrouver, et pas les yeux ni les mains, mais le centre seul et ce sens en nous de l’ouïe qui s’ouvre,

Rare et commune pour lui comme la rose qu’on respire tous les jours tant que dure l’été et une fois seulement !

Ce cœur qui m’attendait, ah ! quelle joie pour moi de le remplir !

Et si parfois le matin le chant d’un seul oiseau suffit à éteindre en nous les feux de la vengeance et de la jalousie,

Que sera-ce de mon âme dans mon corps, mon âme à ces cordes ineffables unie en un concert que nul autre que lui n’a respiré ? Il lui suffit de se taire pour que je chante !

Où il est je ne cesse d’être avec lui. C’est moi pendant qu’il travaille, le murmure de cette pieuse fontaine !

C’est moi le paisible tumulte du grand port dans la lumière de midi,

C’est moi mille villages de toutes parts dans les fruits qui n’ont plus rien à redouter du brigand et de l’exacteur,

C’est moi, petite, oui, cette joie stupide sur son vilain visage,

La justice dans son cœur, ce réjouissement sur sa face !

DOÑA PROUHÈZE

Il n’y a rien pour quoi l’homme soit moins fait que le bonheur et dont il se lasse aussi vite.

DOÑA MUSIQUE

Est-il fait pour la souffrance ?

DOÑA PROUHÈZE

S’il la demande, pourquoi la lui refuser ?

DOÑA MUSIQUE

Comment souffrir quand vous êtes là ? Qui vous regarde oublie de vivre et de mourir.

DOÑA PROUHÈZE

Il n’est pas là.

DOÑA MUSIQUE

Donc il y a quelqu’un, sœur chérie, dont l’absence ne cesse de vous accompagner ?

DOÑA PROUHÈZE

Petite sœur, vous êtes trop hardie, silence ! Qui oserait lever les yeux sur Prouhèze ?

DOÑA MUSIQUE

Qui saurait les en arracher ?

DOÑA PROUHÈZE

Qui troublerait son cœur ?

DOÑA MUSIQUE

Une voix seule au monde, une voix seule et qui parle tout bas.

DOÑA PROUHÈZE, comme se parlant à elle-même.

… intérieure à ce sacrement indissoluble.

DOÑA MUSIQUE

Voudriez-vous qu’elle se tût ?

DOÑA PROUHÈZE

Ah ! je ne vis que par elle !

DOÑA MUSIQUE

L’aimez-vous à ce point ?

DOÑA PROUHÈZE

Qu’oses-tu dire ? non, je ne l’aime aucunement.

DOÑA MUSIQUE

Regrettez-vous ce temps où vous ne le connaissiez point ?

DOÑA PROUHÈZE

Maintenant je vis pour lui !

DOÑA MUSIQUE

Comment, quand votre visage lui est pour toujours interdit ?

DOÑA PROUHÈZE

Ma souffrance ne l’est pas.

DOÑA MUSIQUE

Ne voulez-vous pas son bonheur ?

DOÑA PROUHÈZE

Je veux qu’il souffre aussi.

DOÑA MUSIQUE

Je souffre en effet.

DOÑA PROUHÈZE

Jamais assez.

DOÑA MUSIQUE

Il appelle, ne lui répondrez-vous pas ?

DOÑA PROUHÈZE

Je ne suis pas une voix pour lui.

DOÑA MUSIQUE

Qu’êtes-vous donc ?

DOÑA PROUHÈZE

Une Épée au travers de son cœur.

Share on Twitter Share on Facebook