L’ANGE GARDIEN, DOÑA PROUHÈZE.
Le ravin profond qui entoure l’auberge, plein de ronces, de lianes et d’arbustes entremêlés.
Sur le bord se tient l’Ange Gardien en costume de l’époque avec la fraise et l’épée au côté.
L’ANGE GARDIEN
Regardez-la qui se démène au milieu des épines et des lianes entremêlées, glissant, rampant, se rattrapant, des ongles et des genoux essayant de gravir cette pente abrupte ! et ce qu’il y a dans ce cœur désespéré !
Qui prétend que les Anges ne peuvent pas pleurer ?
Est-ce que je ne suis pas une créature comme elle ? est-ce que les créatures de Dieu ne sont rattachées par aucun lien ?
Ce qu’ils appellent la souffrance, est-ce que cela se passe dans un monde à part et de tout le reste exclu ! est-ce qu’elle échappe à notre vision ? est-ce qu’elle est une chose agréable à contenir pour cet être qui embrasse son objet ?
Est-ce qu’elle est étrangère à cet amour et à cette justice dont nous sommes les ministres ? À quoi servirait-il d’être un Ange Gardien si nous ne la comprenions pas ?
Qui pleinement voit le bien, celui-là seul pleinement comprend ce qu’est le mal. Eux ne savent ce qu’ils font.
— Et moi, est-ce que j’aurais été choisi pour la garder sans une secrète parenté avec elle ?
— Enfin ! elle est tout de même venue à bout de ces ronces et de ces épines charitables qui voulaient la retenir. La voici qui apparaît sur le rebord du fossé.
(Prouhèze sort du fossé. Elle est en vêtements d’homme, tout déchirés, les mains et la figure meurtries.)
Oui, tu es belle, ma pauvre enfant, avec ces cheveux défaits, dans ce costume indécent,
Ces joues couvertes de terre et de sang, et ce regard dans tes yeux qui me fait mal de résolution et de folie !
Ah ! tu me fais honneur et j’ai plaisir à montrer ainsi ma pauvre petite sœur. Si seulement il n’y avait personne pour nous voir !
DOÑA PROUHÈZE, regardant autour d’elle comme éperdue.
Je suis seule !
L’ANGE GARDIEN
Elle dit qu’elle est seule !
DOÑA PROUHÈZE
Je suis libre !
L’ANGE GARDIEN
Hélas !
DOÑA PROUHÈZE
Rien ne m’a retenue.
L’ANGE GARDIEN
Nous ne voulions d’autre prison pour toi que l’honneur.
DOÑA PROUHÈZE
Il fallait mieux me garder. J’ai été loyale. J’ai donné avertissement à Don Balthazar.
L’ANGE GARDIEN
Il va payer ta fuite de sa vie.
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue va mourir !
L’ANGE GARDIEN
Il est encore temps de perdre son âme.
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue va mourir !
L’ANGE GARDIEN
Il vit.
DOÑA PROUHÈZE
Il vit ! quelqu’un me dit qu’il vit encore ! Il est encore temps que je l’empêche de mourir avec mon visage !
L’ANGE GARDIEN
Ce n’est point l’amour de Prouhèze qui l’empêchera de mourir.
DOÑA PROUHÈZE
Du moins je puis mourir avec lui.
L’ANGE GARDIEN
Écoutez avec quelle horrible facilité elle parle de déposer cette âme qui ne lui appartient pas et qu’il a coûté tant de peine à faire et à racheter.
DOÑA PROUHÈZE
Il n’y a que Rodrigue au monde.
L’ANGE GARDIEN
Essaye donc de le rejoindre.
Elle tombe sur le sol comme défaillante.
DOÑA PROUHÈZE, haletante.
Ah ! l’effort a été trop grand ! Je meurs ! Ah ! j’ai cru que je ne réussirais jamais à sortir de cet horrible fossé !
L’ANGE GARDIEN. Il lui pose le pied sur le cœur.
Il me serait facile de te maintenir ici si je le voulais.
DOÑA PROUHÈZE, à voix basse.
Rodrigue m’appelle.
L’ANGE GARDIEN
Porte-lui donc ce cœur où mon pied s’est posé.
DOÑA PROUHÈZE, de même.
Il le faut !
L’ANGE GARDIEN. Il ôte son pied.
Vois où tu vas m’amener.
DOÑA PROUHÈZE, à voix basse.
Debout Prouhèze !
Elle se lève en chancelant.
L’ANGE GARDIEN
Je regarde Dieu.
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue !
L’ANGE GARDIEN
Hélas ! j’entends une autre voix dans le feu qui dit : Prouhèze !
DOÑA PROUHÈZE
Ah ! que le chemin est long jusqu’au buisson là-bas !
L’ANGE GARDIEN
Il était plus long encore jusqu’au Calvaire !
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue, je suis à toi !
L’ANGE GARDIEN
Tu es à lui ? c’est toi qui le rempliras avec ton corps d’excommuniée ?
DOÑA PROUHÈZE
Je sais que je suis un trésor pour lui.
L’ANGE GARDIEN
On ne lui ôtera pas cette idée de sa petite tête stupide.
DOÑA PROUHÈZE, faisant un pas.
En marche !
L’ANGE GARDIEN, faisant un pas de son côté.
En marche !
DOÑA PROUHÈZE, faisant quelques pas en chancelant.
Rodrigue, je suis à toi ! Tu vois que j’ai rompu ce lien si dur !
Rodrigue, je suis à toi ! Rodrigue, je vais à toi !
L’ANGE GARDIEN
Et moi, je t’accompagne.
Ils sortent.