SCÈNE II

DON RODRIGUE, LE JAPONAIS DAIBUTSU, DON MENDEZ LEAL.

Une cabine dans le bateau de Don Rodrigue.

Il est debout, vieilli et grisonnant ; il a une jambe de bois. Près de lui, devant une table chargée de papiers, de pinceaux et de couleurs, le Japonais Daibutsu est en train de dessiner. Dans un coin, une presse de graveur. Dans un autre coin, Don Mendez Leal, la tête en bas. C’est une simple silhouette découpée dans de l’étoffe noire.

Il y aura, si l’on veut, au fond de la scène, un écran où l’on pourra projeter des scènes et peintures appropriées de manière que le public puisse passer le temps pendant que les acteurs racontent leurs petites histoires.

DON RODRIGUE, décrivant.

Tout en haut, deux gros piliers largement jaspés avec des chapiteaux jaune d’œuf très massifs, historiés à la romane.

La Vierge, appuyée, assise contre celui de droite, habillée de vêtements bleu foncé. Sur toute la poitrine pas de couleur, on ne voit qu’une grosse petite main d’enfant, bien dessinée.

Sous ses pieds un escalier qui descend jusqu’au bas de l’image. En haut les deux Rois Mages, fais-moi un seigneur quelconque de ton pays en costume de cérémonie avec le kammori démesuré sur la tête, le corps et les membres enserrés dans douze couches de soie, et dans lui dans son dos ne faisant qu’un seul tas avec,

Fous-moi une espèce de grand dépendeur d’andouilles d’Européen, tout noir, roide comme la justice, avec un chapeau pointu, un énorme nez et des mollets de bois, et la Toison d’Or au col.

Plus bas, à gauche, le Roi nègre, vu de dos, avec un diadème de poils de lion à l’abyssine et un collier de griffes, accoudé sur quelque chose, et l’autre bras tendu de toute sa longueur tenant une sagaie.

Le bas est formé par un chameau coupé à moitié corps formant une ligne bossue. Selle, harnachement, un panache rouge sur la tête, une cloche sous le menton.

Derrière les piliers, en haut, les montagnes comme celles qu’on voit au-delà de Pékin, avec leurs tours et leurs murailles crénelées, jetées au hasard sur les collines comme des colliers. On sent qu’il y a la Mongolie par derrière.

Wakarimaska ?

LE JAPONAIS

Wakarimass .

DON RODRIGUE

Tout cela n’occupe que la partie gauche d’une longue banderole de papier. À droite et en dessous il y a place pour une ribambelle de petits vers espagnols, avec leurs y et leurs points d’interrogation à l’envers. Il faut que ça soit pieux, plein de crochets et de fautes d’orthographe.

J’avais un secrétaire autrefois qui abhorrait ce genre de poésie bon-enfant. Ça me donne envie de faire des vers quand je pense à ce pauvre Rodilard.

LE JAPONAIS, montrant Don Mendez Leal.

Ce bon seigneur ici ne va-t-il pas se lasser de nous attendre dans cette position incommode ?

DON RODRIGUE

Achève ton travail pendant que nous sommes chauds tous les deux ! Je sens que ça va marcher ! Je sens l’inspiration qui me sort jusqu’à l’extrémité de tes dix doigts !

LE JAPONAIS

Comment Votre Excellence jamais a-t-elle pu faire autre chose que du dessin ?

DON RODRIGUE

C’est ce que je me demande souvent. Que de temps perdu ! Et comment aussi ai-je pu m’accommoder si longtemps de ces deux jambes à la pataude quand c’est déjà bien trop que de tenir à la terre par une seule ?

Maintenant c’est amusant de clopiner ainsi entre ciel et terre avec une jambe et une aile !

LE JAPONAIS

L’autre jambe, par mes soins, sur le champ de bataille de Sendigahara est à jamais honorée par un petit monument.

DON RODRIGUE

Je ne la regrette pas ! Japonais, je vous aimais trop ! Cela valait la peine de perdre une jambe pour entrer dans votre pays !

LE JAPONAIS

C’est à coups de canon que vous teniez à nous exprimer votre sympathie ?

DON RODRIGUE

On se sert de ce qu’on a et je n’ai jamais eu de fleurs et de caresses à ma disposition.

Vous étiez trop heureux dans votre petit trou au sec au milieu de la mer, dans votre petit jardin bien fermé, buvant à petits coups votre thé dans de petites tasses.

Cela m’ennuie de voir des gens heureux, c’est immoral, cela me démangeait de m’introduire au milieu de vos cérémonies.

LE JAPONAIS

Bon gré mal gré, parmi nous il vous a fallu quelque temps apprendre le repos et l’immobilité.

DON RODRIGUE

Je me vois encore à ce dernier étage du château de Nagoya que l’on m’avait donné comme prison ! Quelle prison ! C’est plutôt moi qui tenais le Japon tout entier, en travers dans le joint de son articulation maîtresse, c’est le Japon tout entier que je possédais au travers de mes soixante-dix fenêtres !

Bon Dieu, qu’il faisait froid !

D’un côté il y avait la campagne, c’était l’hiver, la campagne toute craquelée, la terre rose, les petits bois noirs, et le moindre détail délicatement dessiné comme avec un poil de sanglier sur la plus fine porcelaine,

De l’autre, la ville remplissait jusqu’à moitié la rangée de mes fenêtres vers l’ouest et je me souviens de cette unique tache bleu sombre que faisait l’installation d’un teinturier sur l’écaille grise des toits.

C’est là que j’ai fait ta connaissance, mon vieux Daibutsu ! Que de saintes peintures nous avons ensemble déroulées ! Que de longues bandes m’ont passé lentement entre les doigts comme un fleuve d’images et de caractères !

LE JAPONAIS

Si vous aviez voulu, je vous aurais appris à dessiner à notre manière.

DON RODRIGUE

Jamais je n’aurais pu. Je n’aurais pas eu la patience ! j’ai la main comme un gant de bois.

Je n’aurais pas pu offrir mon esprit à la nature comme une feuille de papier parfaitement blanc, une chose à jeun,

Sur laquelle les ombres peu à peu se présentent, se dessinent et se teignent de diverses couleurs,

Ce qui peut être dit et non pas ce qui est fait pour rester à jamais dans les délices et le secret d’une lumière ineffable,

Comme ces eaux d’où le lotus émerge et vos Îles elles-mêmes qui font dans l’Océan quatre ou cinq pierres.

Je n’étais pas venu ici pour me laisser enchanter.

LE JAPONAIS, parlant comme s’il déposait chaque idée en hiéroglyphes sur le papier.

Il est écrit que les grandes vérités ne se communiquent que par le silence. Si vous voulez apprivoiser la nature, il ne faut pas faire de bruit. Comme une terre que l’eau pénètre. Si vous ne voulez pas écouter, vous ne pourrez pas entendre.

DON RODRIGUE

Et crois-tu que je n’aie rien entendu, toutes ces longues journées d’hiver sans jambes où je déchiffrais les archives de vos prêtres et de vos ermites ?

Où je faisais jouer l’un après l’autre les panneaux de cette chambre où vous m’aviez enfermé ? Prisonnier non pas de murs et de barreaux de fer mais de la montagne et de la mer et des champs et des fleuves et des forêts,

Éternellement autour de moi développés sur le papier inconsistant.

J’entendais ! j’ai entendu.

Deux paroles qui ne cessaient de m’accompagner dans ce merveilleux pèlerinage, pas à pas, sur un chemin de papier.

Et l’une de ces paroles était : pourquoi ?

Pourquoi ? Quel est le secret sur soi-même qui se lie et se replie au nœud de ces hiéroglyphes, pareils à des bulles montant d’un seul coup de la pensée ?

Il y a quelque chose qui dit : Pourquoi ? avec le vent, avec la mer, avec le matin et le soir et tout le détail de la terre habitée.

— Pourquoi le vent sans fin qui me tourmente ? dit le pin. À quoi est-ce qu’il est si nécessaire de se cramponner ? – Qu’est-ce qui meurt ainsi dans l’extase ? dit le chrysanthème.

— Qu’y a-t-il de si noir pour que j’existe, un cyprès ? – Qu’est-ce qu’on appelle l’azur pour que je sois si bleu ! – Qu’existe-t-il de si doux pour que je sois si rose ? – Quelle est cette invisible atteinte qui oblige mes pétales un par un à se décolorer ? – Que l’eau est une chose forte pour qu’elle m’ait valu ce coup de queue et cette jaquette d’écailles !

— De quelle ruine, dit le rocher, suis-je le décombre ? À quelle inscription absente mon flanc est-il préparé ?

— Tout monte, tout émerge avec un sourire secret de la grande lagune que recouvre une fumée d’or.

LE JAPONAIS

Quelle est la seconde parole ?

DON RODRIGUE

Il n’y a personne dans toutes ces peintures ! L’artiste a beau poser quelques bateaux sur la mer, faire poudroyer une grande ville, là-bas, dans l’anse de ce golfe ténébreux.

Cela ne remplit pas davantage l’attente de ces montagnes pour mieux voir l’une par-dessus l’autre étagées.

Cela ne diminue pas plus la solitude que le chœur des grenouilles et des cigales.

LE JAPONAIS

Oui, c’est une grande leçon de silence que les peintres suspendent autour de nous. Même cette troupe d’enfants qui jouent, cela devient en un instant dès que le papier l’attrape sous le pinceau,

Silence et immobilité, un spectacle pour toujours.

DON RODRIGUE

Ami Daibutsu, ce n’est pas pour devenir à mon tour silence et immobilité que j’ai rompu un continent par le milieu et que j’ai passé deux mers.

C’est parce que je suis un homme catholique, c’est pour que toutes les parties de l’humanité soient réunies et qu’il n’y en ait aucune qui se croie le droit de vivre dans son hérésie,

Séparée de toutes les autres comme si elles n’en avaient pas besoin.

Votre barrière de fleurs et d’enchantements, oui, celle-là aussi devait être rompue comme les autres et c’est pour cela que je suis venu, moi, l’enfonceur de portes et le marcheur de routes !

Vous ne serez plus seuls ! Je vous apporte le monde, la parole totale de Dieu, tous ces frères qu’ils vous plaisent ou non à apprendre bon gré mal gré, tous ces frères en un seul géniteur.

Et puisque vous m’aviez coupé le pied, puisque vous aviez enfermé dans une prison ce qui me restait de corps,

Il ne me restait plus pour passer que l’âme, l’esprit, et par le moyen de ces tiennes mains, frère Daibutsu, dont je m’étais emparé,

Ces images auxquelles vous me provoquiez, ces grandes possibilités de moi-même que je dessinais sur des morceaux de papier.

LE JAPONAIS

Dites-vous que tous ces Saints sont des images de vous-même ?

DON RODRIGUE

Ils me ressemblent bien plus que je ne le fais à moi-même avec ce corps flétri et cette âme avortée !

C’est quelque chose de moi qui a réussi et qui a obtenu son avènement !

Ils vivent tout entiers ! Il n’y a plus en eux de résistance et d’inertie ! Ils répondent tout entiers à l’esprit qui les anime. Ce sont des pinceaux excellents dans la main d’un artiste parfait comme celui dont s’est servi Sesshiu quand il a dessiné ce cercle, une perfection pour toujours, sur la paroi de Kyotô.

Vous n’aviez pas autre chose à faire que de bien orner votre prison. Mais moi j’ai construit avec mes dessins quelque chose qui passe à travers toutes les prisons !

J’ai établi le dessin de quelque chose qui s’adapte au mouvement de votre cœur comme la roue fait de l’eau qui frappe ! Qui reçoit par les yeux à l’intérieur de son âme la figure de cette espèce d’engin inépuisable qui n’est que mouvement et désir,

Adopte une puissance en lui désormais incompatible avec toutes les murailles !

Comme le montrèrent vos martyrs de l’Île du Sud quand j’étais là-bas, qu’on crucifiait et qu’on arrosait avec du soufre liquide !

LE JAPONAIS

Seigneur Rodrigue, vos paroles m’empêchent de dessiner. J’ai compris ce que vous vouliez. J’ai établi vos repères. La chose ne vous appartient plus et si vous permettez, je l’achèverai tout seul.

DON RODRIGUE

Tâche du moins de ne pas me rater ça, comme tu avais fait du Saint Georges. Tu n’y avais rien compris, mon pauvre vieux.

Il faut bien me servir de toi, faute de mieux. – Ne prends pas ton air pincé !

— Et achève vite ton travail, car il y a une autre idée qui me vient. C’est bien plus amusant de semer un Saint que de le fabriquer avec soi-même.

LE JAPONAIS, montrant Don Mendez Leal.

Que ferons-nous en attendant de ce bon seigneur que voici dans ce coin tout pensif et morfondu ?

DON RODRIGUE

Cela ne lui fera pas de mal de méditer et mûrir encore quelque temps le message dont le Roi pour moi l’a chargé. Ça lui fait descendre les idées.

J’ai remarqué que la plupart des gens ont un certain vide dans la tête par où la moisissure s’introduit.

Il faut les soigner comme les bouteilles qu’on a soin de pencher un peu tout le temps qu’elles attendent au fond de la cave,

De manière que le vin toujours presse un peu sur le bouchon.

LE JAPONAIS

N’êtes-vous pas curieux de savoir ce que le Roi par le canal et orifice de Don Mendez Leal ici présent a à vous communiquer ?

DON RODRIGUE

Si bien, j’en meurs d’envie et tu m’y fais penser. D’autant que le bon seigneur s’impatiente et je vois ses flancs qui s’agitent, tout travaillés du désir d’exister. Debout, Monsieur ! (Il le met debout.) Bonjour, Monsieur. Je vous écoute.

LE JAPONAIS

Mais comment voulez-vous qu’il parle quand il est tout plat ?

DON RODRIGUE

Je vais lui boucher le nez et tu le verras qui s’emplit tout de suite de cet air qui est sa substance.

LE JAPONAIS

Mais d’où viendra, je vous prie, cet air et ce petit vent substantiel ?

DON RODRIGUE

Mon pauvre Daibutsu, je vois que tu n’es pas au courant de la science moderne

Qui nous dit que tout vient de rien et que c’est le trou peu à peu qui a fabriqué le canon.

C’est ainsi que l’Amibe primitif

En dilatant sa propre bulle par la vertu de la déesse appelée Évolution, a fini par devenir un éléphant, auquel est promis à son tour, n’en doutons pas, un avenir non moins flatteur.

Vois notre homme déjà tout raboté de borborygmes anxieux !

Regarde Son Excellence en proie à son génie intérieur et comme recueillant les émanations arcanes d’une source tellurique qui commence à se dresser et regimber et qui voudrait échapper à la pince vitale que je lui applique. Un moment, Monsieur, s’il vous plaît.

Je vais lui attacher le nez, ce sera plus sûr. Passe-moi ton cordon de soulier.

Il lui attache le nez avec un cordon de soulier.

LE JAPONAIS

Pourquoi lui attachez-vous le nez ?

DON RODRIGUE

Je lui attache le nez pour qu’il dise la vérité. C’est par le nez que passent tous les mensonges. C’est pour cela qu’on dit aux enfants : le bout de ton nez remue.

LE JAPONAIS

Vous avez raison. Le nez est comme un poteau au milieu de la figure qui indique la localité. Chez nous quand quelqu’un veut dire : C’est moi, il montre son nez.

DON RODRIGUE

Eh bien, j’ai fait un nœud à son moi, il ne pourra plus se sauver comme un gaz. Regarde-le qui se remplit peu à peu et qui prend forme et rondeur.

Le néant a produit le vide, le vide a produit le creux, le creux a produit le souffle, le souffle a produit le soufflet et le soufflet a produit le soufflé,

Comme en témoigne Monsieur l’Ambassadeur que voici tout tendu et gonflé, et réalisé de partout comme un petit cochon de baudruche.

— Don Mendez Leal, je vous présente mes humbles hommages et vous demande pardon de l’infimité de ce lieu où vous n’avez pas craint d’amener avec vous

Cette compagne fidèle qui ne cesse de vous précéder,

Madame, ou dirai-je Mademoiselle, Votre Excellence.

DON MENDEZ LEAL, parlant légèrement du nez.

Don Rodrigue, malgré vos égarements et votre pauvreté et le dégoût que vous inspirez à tout le monde, cependant je m’intéresse à vous et je suis prêt à vous tendre une main magnanime.

DON RODRIGUE

Merci, Monsieur.

DON MENDEZ LEAL

Vous me remercierez tout à l’heure, mais veuillez, premièrement, m’écouter quand je vous adresse la parole.

DON RODRIGUE

Je vous demande pardon.

DON MENDEZ LEAL

Hier encore Sa Majesté n’était-Elle pas disposée à vous constituer le gardien d’un de ses principaux entrepôts de tabac dans la plus belle ville de l’Andalousie ?

DON RODRIGUE

Le tabac me fait pleurer.

DON MENDEZ LEAL

Pleurez, pleurez, Monsieur, pleurez votre insolence et votre ingratitude ! Après votre insigne désobéissance au Maroc, après vos aventures au Japon, c’est une prison qui depuis longtemps aurait dû vous escamoter.

DON RODRIGUE, montrant sa jambe.

Impossible de me mettre en prison tout entier. Il y aura toujours quelque chose qui restera dehors.

DON MENDEZ LEAL

Le Roi, sur ma prière, a consenti à se souvenir des services que vous lui avez rendus jadis aux Indes occidentales.

Certains prétendent que c’est vous, en effet, qui avez eu la première idée, qui avez crayonné, si je puis dire, le rude et grossier dessin

De cette entreprise qu’a réalisée Don Ramire, le Chemin Royal de Panama, et qui à jamais portera le nom de ce grand homme.

DON RODRIGUE

C’est un bien grand honneur pour moi que le mien puisse lui être humblement associé.

DON MENDEZ LEAL

Et comment, je vous prie, avez-vous remercié Sa Majesté des bienfaits qu’Elle ne cherchait qu’une occasion de répandre sur vous ?

DON RODRIGUE

Je frémis de l’apprendre.

DON MENDEZ LEAL

Quelle est cette insolence inouïe de promener ainsi sous les yeux du Roi en ce moment même où il tient ses assises solennelles sur la mer,

Cette espèce de détritus et de guenille qu’est devenu l’homme que jadis il avait chargé de représenter dans l’autre monde

Sa propre et personnelle Majesté ?

DON RODRIGUE

Je vous répondrai tout à l’heure. Mais n’est-ce pas Foin qui est votre prénom ?

DON MENDEZ LEAL

Je ne m’appelle pas Foin, je m’appelle Iñigo, et ma famille est la meilleure des Asturies.

DON RODRIGUE

Je vous dis cela parce que j’ai là Foin que je viens d’achever. Saint Foin, patron des nourrisseurs et herbagers. Vert sur vert, c’est un rafraîchissement pour l’œil, un pur délice que de le regarder. Continuez, je vous prie.

DON MENDEZ LEAL

Je ne sais plus où j’en étais.

DON RODRIGUE

Vous en étiez à « insolence inouïe » et moi je vous demandais votre prénom.

DON MENDEZ LEAL

Oui, et pendant que nous y sommes, n’est-il pas honteux pour un gentilhomme de s’être fait ainsi colporteur de peinturlures ?

DON RODRIGUE

Peinturlures de Saints, Monseigneur.

DON MENDEZ LEAL

Quelle est cette familiarité de représenter les Saints comme s’ils étaient des hommes ordinaires sur quelque sale papier que le pêcheur ou le menuisier épingle au mur de sa cabane, associé aux spectacles les plus fétides ?

N’est-ce pas manquer de respect aux choses saintes ?

Laissons en leur lieu sur les autels et dans les oratoires ces figures vénérables et respectables et qu’on ne les entrevoie qu’à travers les vapeurs de l’encens.

S’il faut les représenter, que ce soit par le pinceau bénit et consacré de quelque marguillier de l’art à ce commis,

Un Velasquez, un Léonard de Vinci, un Luc-Olivier Merson.

DON RODRIGUE

Je dois vous avouer, Monsieur, que ma principale raison d’embrasser la carrière des Beaux-Arts

A été le désir de ne pas ressembler à Léonard de Vinci.

DON MENDEZ LEAL

Il faut qu’un Saint ait une figure comme qui dirait générale puisqu’il est le patron de beaucoup de gens,

Qu’il ait un maintien décent et des gestes qui ne signifient rien en particulier.

DON RODRIGUE

Fiez-vous à messieurs les peintres pour ça. Ce n’est pas l’imagination qui les étouffe.

(Il crache.)

— Et moi, j’ai horreur de ces gueules de morues salées, de ces figures qui ne sont pas des figures humaines mais une petite exposition de vertus !

Les Saints n’étaient que flamme et rien ne leur ressemble qui n’échauffe et qui n’embrase !

Le respect ! toujours le respect ! le respect n’est dû qu’aux morts, et à ces choses non pas dont nous avons usage et besoin !

Amor nescit reverentiam , dit Saint Bernard.

DON MENDEZ LEAL

Et c’est Saint Bernard, par exemple, qui vous a conseillé de faire ce cavalier que je vois là à la renverse, la tête sous son manteau et découvert de la manière la plus indécente,

Étreignant de la fourche de ses cuisses ce cheval vertical,

Jamais un cheval ne s’est tenu de cette manière !

DON RODRIGUE

C’est Saint Paul que j’ai voulu représenter. Et c’est sur un cheval comme ça qu’on monte au ciel.

Mais si vous êtes amateur, je vous conseille plutôt d’acheter cette belle image dorée des XIV Saints Auxiliaires à quoi Daibutsu a mis tous ses soins.

Et voici encore les Saints Damien et Cosme, patrons des médecins et tous les savants hommes entre les mains de qui, peu à peu, nous guérissons de la santé.

DON MENDEZ LEAL

Tout ce que je vois est une offense aux traditions et au goût et provient du même désir pervers d’étonner et de vexer les honnêtes gens !

DON RODRIGUE

C’est possible, mais qu’est-ce que vous feriez par exemple si on vous avait commandé le Paradis terrestre ?

DON MENDEZ LEAL

Le Paradis terrestre ?

DON RODRIGUE

Précisément, le Paradis terrestre. Si on vous avait dit comme ça de faire le Paradis terrestre sur un bout de papier ?

DON MENDEZ LEAL

Je ne sais. Je suppose que je tâcherais de faire une espèce de jungle ou de fouillis inextricable.

DON RODRIGUE

Vous n’y êtes pas. Vous n’avez pas réfléchi.

Le Paradis terrestre, c’était le commencement de tout. Par conséquent, il n’y avait pas de fouillis, mais un échantillon soigné de chaque espèce, chacun dans son carré de terrain avec les instructions appropriées. Les Jardins de l’Intelligence !

Cela devait ressembler aux plantations de l’École de Pharmacie de Barcelone, avec de jolis écriteaux en porcelaine. Un endroit de délices pour les poëtes classiques.

DON MENDEZ LEAL

Il n’y a pas moyen de causer sérieusement avec vous.

DON RODRIGUE

Je ne demande qu’à vous écouter.

DON MENDEZ LEAL, amical et confidentiel.

Don Rodrigue, je vous méprise, mais qui peut connaître l’esprit du Roi ? Qui peut pénétrer les desseins de ce Souverain qui tient sa Cour sur la mer inconsistante ?

Est-il admissible que vous reveniez en faveur et que je n’aie pas été le premier à vérifier cet endroit surprenant ou le rayon de Sa Grâce s’est posé ? On n’en saurait trouver de plus répugnant.

Quand vous serez puissant, j’espère que vous me donnerez beaucoup d’argent.

Oh ! comme je désire tout ce que vous êtes capable de me donner !

Le Roi a parlé de vous deux fois le même jour. C’est un signe qu’il veut vous pendre ou vous nommer chancelier,

À bon entendeur, salut !

Il fait le mouvement de s’en aller.

DON RODRIGUE

Avant de partir vous prendrez bien un verre de vin.

DON MENDEZ LEAL

Excusez-moi, votre bateau remue, j’ai un peu mal au cœur.

DON RODRIGUE

Alors laissez-moi au moins vous offrir une petite image. Voilà justement Gabriel qui est le patron des ambassadeurs. Voyez comme il est reluisant et doré !

C’est en souvenir de lui que ces messieurs ont le droit de porter une plume blanche à leur chapeau.

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