SCÈNE III

DOÑA SEPT-ÉPÉES, LA BOUCHÈRE.

Un petit bateau sur la mer.

La Bouchère est à l’avant. Doña Sept-Épées, à l’arrière, tient le gouvernail et l’écoute. Toutes les deux sont de très jeunes filles habillées en hommes. Le petit matin.

DOÑA SEPT-ÉPÉES, à la Bouchère, lui jetant de l’eau à la figure.

Finis tout de suite de pleurer, la Bouchère, ou je vas te rejeter à la figure toute l’eau salée que tu as versée dedans la mé depuis que nous avons quitté Majorque.

LA BOUCHÈRE, pleurnichant.

Que dira mon père ? que dira ma mère ? que dira mon frère ? que dira le notaire ? que dira Madame la Supérieure du couvent où j’ai été si bien élevée ?

DOÑA SEPT-ÉPÉES

Que dira mon fiancé, le magnifique propriétaire de la Boucherie du Progrès ?

LA BOUCHÈRE

Ah ! la seule idée de mon fiancé me donne des ailes ! et je sens que pour le fuir j’irais volontiers avec vous jusques au bout du monde !

SEPT-ÉPÉES

Tu iras avec moi si je veux, car aussitôt que je serai lasse de toi, je te renfoncerai dans la mé avec un bon coup de rame sur la tête.

LA BOUCHÈRE

Eh bien, vous ferez de moi ce que vous voudrez, Mademoiselle, je suis contente ! Dès que j’ai vu votre gentil visage, dès que vous m’avez regardée et souri, j’ai compris que je n’avais plus qu’à vous suivre à tire-d’aile où vous allez !

SEPT-ÉPÉES

Il faut vite nous dépêcher, la Bouchère, il fait si bon ! Il n’y a pas de temps à perdre si nous voulons que le monde reste aussi beau qu’il est jusqu’à présent ! C’est pas possible ! Ça va peut-être ne durer qu’une seconde ! Ainsi le moucheron ne perd pas de temps pour aller tout droit à la belle flamme claire qui vient de s’allumer ! Et nous ne sommes pas un moucheron ! nous sommes deux petites alouettes de compagnie qui piquent en chantant vers le soleil !

Moi, du moins, je suis une alouette, et toi, tu n’es qu’une grosse mouche à viande. Ça ne fait rien, je t’aime tout de même.

LA BOUCHÈRE

Où c’est que vous voulez me conduire ?

SEPT-ÉPÉES

Ô ma Bouchère, que je suis heureuse ! Comme ça va être joli avec moi, comme ça va être amusant ! Les autres filles ont toujours cette longue vie embêtante devant elles, le mari, les enfants, la soupe à faire tous les jours, les assiettes sempiternellement à relaver, on ne pense qu’à ça !

Les gens marchent péniblement et ils ne s’aperçoivent pas que c’est tellement plus facile de voler, il n’y a qu’à ne plus penser à soi !

Ce beau soleil, ce n’est pas pour rien que Dieu l’a mis là ! Il n’y a qu’à y aller, montons-y ! Mais non pas, ce n’est pas le soleil ! c’est cette odeur délicieuse qui m’attire ! Oh ! si je pouvais tout le temps la respirer ! le temps de mourir et de nouveau elle est là ! Ce n’est pas le soleil visible que je veux, c’est cette espèce d’esprit exhilarant, cette odeur délicieuse qui fait mon cœur défaillir !

LA BOUCHÈRE

Où est-elle, cette odeur délicieuse ?

SEPT-ÉPÉES

Là où est ma chère maman cela sent bon ! Plusieurs fois, la nuit, elle est venue me trouver et elle m’embrasse tendrement et je suis sa fille chérie. Et il faut que j’aille la délivrer en Afrique.

LA BOUCHÈRE

Mais ne m’avez-vous pas dit qu’elle est morte là-bas, il y a plus de dix ans ?

SEPT-ÉPÉES

Elle est morte mais elle n’a pas fini ce qu’elle avait à faire en Afrique ! Est-ce qu’elle est délivrée pendant qu’il y a tant de chrétiens qui gémissent dans les bagnes de Barbarie ?

Je ne puis aller à elle, mais je puis aller jusqu’à eux.

Est-ce que nous sommes libres quand nous tenons de toutes parts à tant d’âmes pressées ?

Est-ce que je resterai lâchement à me prélasser en Espagne quand il ne tient qu’à moi de délivrer tout un peuple captif et maman qui est avec eux, comme eux ? Oh ! je voudrais déjà être partie !

LA BOUCHÈRE

C’est vous qui allez délivrer les captifs ?

SEPT-ÉPÉES

Oui, Mademoiselle, et si vous commencez à être malhonnête, je n’ai qu’à donner un coup de barre et je vous ramènerai à la Boucherie du Progrès.

LA BOUCHÈRE

Expliquez-moi ce que nous allons faire.

SEPT-ÉPÉES

Aussitôt que nous serons ensemble trois cents hommes (et il n’y a rien de plus facile que de réunir trois cents hommes et beaucoup plus, car il n’y a pas de bon chrétien en Espagne qui ne voudrait être d’une aussi noble entreprise),

Nous partirons tous ensemble sous l’enseigne de Saint Jacques et de Jésus-Christ et nous prendrons Bougie.

Bougie pour commencer, il faut être raisonnable, Alger est une trop grosse affaire.

J’ai vu un matelot, il y a huit jours, qui connaît Bougie. Son frère de lait a été prisonnier à Bougie. Il dit qu’il n’y a rien de plus facile que de prendre Bougie.

LA BOUCHÈRE

Et quand nous aurons pris Bougie ?

SEPT-ÉPÉES

Si tu veux savoir ce que je pense, je ne crois pas que nous prendrons Bougie, mais que nous serons tous tués et que nous irons au ciel. Mais alors tous ces pauvres captifs du moins sauront que nous avons fait quelque chose pour eux.

Et tous les chrétiens quand ils nous auront vus périr bravement se lèveront pour les délivrer et chasser les Turcs.

Au lieu de se battre vilainement entre eux.

Et moi je serai au ciel entre les bras de ma chère maman, voilà ce que j’ai fait !

LA BOUCHÈRE

Et moi, je marcherai toujours derrière vous, tout près, et j’aurai une grande bouteille pleine d’eau pour vous donner à boire toutes les fois que vous aurez soif !

SEPT-ÉPÉES

Si mon père le veut, nous ne prendrons pas seulement Bougie, mais Alger et tout le reste ! Tu verras mon père ! Il sait tout. Il n’y a rien qu’il ne puisse faire s’il veut. Qu’est-ce que c’est, à côté de lui, que Dragut et Barberousse ?

LA BOUCHÈRE

C’est votre père qui n’a qu’une jambe et qui fait ces belles feuilles des Saints que tous les pêcheurs veulent avoir ?

SEPT-ÉPÉES

Mon père est le Vice-Roi des Indes et c’est lui qui a fait passer les bateaux par-dessus l’isthme de Panama. Et ensuite c’est lui qui a découvert la Chine et le Japon et a pris tout seul avec douze hommes le château et la ville de Oshima défendus par trois mille guerriers armés d’arcs et de flèches. C’est là qu’il a perdu la jambe, et ensuite, au dernier étage du château de Nagoya, il a appris la langue des bonzes et étudié la philosophie.

Et maintenant, revenu ici, c’est lui qui avec tous les Saints fait une grande armée de papier. C’est lui qui, avec son pinceau, fait descendre tous les Saints du ciel, et quand ils seront tous là, il se mettra à leur tête et moi à côté de lui et toi derrière moi avec une grosse bouteille et nous prendrons Bougie et Alger pour la gloire de Jésus-Christ !

LA BOUCHÈRE

Jean d’Autriche, le fils de Doña Musique, à qui le Roi d’Espagne a donné sa flotte à commander et qui part demain pour se battre contre les Turcs est un bien plus grand général que votre père.

SEPT-ÉPÉES

Ce n’est pas vrai, la Bouchère, tu mens ! Je ne laisserai jamais dire à personne qu’il y a un plus grand général que mon père.

LA BOUCHÈRE

Un vieil homme qui a le pied coupé ! Qui voudrait s’engager sous les ordres d’un vieux type à la jambe coupée quand il n’y a qu’à regarder ce beau jeune homme pour savoir qu’il nous mène à la victoire ?

SEPT-ÉPÉES

Qu’a-t-il donc fait, ton petit Don Juan ? tandis que l’Afrique et les deux mondes sont remplis du nom de mon père.

LA BOUCHÈRE

Vous-même, vous ne pouvez pas dire le contraire,

Si vous étiez un homme, et si vous n’étiez pas le fils, la fille, veux-je dire, de Don Rodrigue,

De quel cœur n’iriez-vous pas aussitôt rejoindre les enseignes de Don Juan.

SEPT-ÉPÉES, avec un gros soupir.

Il est bien vrai, ma Bouchère, ah ! tu ne sais à quel point tu as raison !

LA BOUCHÈRE

Achevez, je sens que vous avez quelque chose à me dire.

SEPT-ÉPÉES

Es-tu capable de garder un secret ?

LA BOUCHÈRE

Je le jure, tout ce que vous me donnerez, je suis capable de le garder !

SEPT-ÉPÉES

Don Juan m’aime. Il a bien vu dans mes yeux que je suis capable de mourir pour lui. C’est fini, jamais plus je ne veux le revoir, ah ! il pourrait me supplier ! mon cœur est à lui.

LA BOUCHÈRE

Mais où donc avez-vous vu Don Juan ?

SEPT-ÉPÉES

Cette nuit même, comme j’allais chez toi mettre l’échelle au mur de ton jardin pour te faire ensauver.

Qu’est-ce que je vois sous une lanterne au coin de la rue de l’Huile ? Un beau jeune homme en noir, avec une chaîne d’or au cou, qui se défendait bravement contre trois estafiers.

Et moi, j’avais un énorme pistolet que j’avais volé à mon père et que je m’étais amusée à charger avec toute la poudre que j’avais pu trouver, je ferme les yeux et pan !

Ça fait tant de bruit et de fumée qu’on aurait dit un coup de canon et qu’on ne voyait plus rien,

J’en ai eu le poignet tout démantibulé.

Quand j’ai vu clair de nouveau, les trois brigands avaient fui et il n’y avait plus que ce beau et élégant jeune homme en noir qui me remerciait.

Ah ! j’étais bien honteuse et je ne savais plus où me fourrer, qu’est-ce qu’il a dû penser de moi !

LA BOUCHÈRE

Qu’est-ce qu’il a dit ? qu’est-ce qu’il a dit ?

SEPT-ÉPÉES

Il m’a dit de venir avec lui sur son bateau et que je serais son page et son aide de camp et qu’il partait après-demain pour se battre contre les Turcs et que son nom était Jean d’Autriche et qu’il mourrait avant trente ans.

LA BOUCHÈRE

Peut-être qu’il voulait se moquer de vous

SEPT-ÉPÉES

Il se moque de moi et moi, je me moque de lui ! Il s’appelle Jean d’Autriche et moi je m’appelle Marie des Sept-Épées, la fille du Vice-Roi des Indes. Comme si c’était lui dont parle l’Évangile à la fin de la messe quand il dit : Il y a eu un homme appelé Jean !

J’appartiens à mon père et non pas à ce vilain garçon qui a l’air si sûr de lui et de moi.

Il m’a dit qu’il fallait venir tout de suite et qu’on lui avait dit qu’il mourrait avant trente ans. Est-ce que j’ai peur de la mort ?

Parce que je suis une fille est-ce qu’il croit que je ne suis pas capable de le servir et de mourir pour lui ?

Ah ! je serais un frère pour lui et nous dormirions ensemble côte à côte et je serais toujours à côté de lui pour le défendre, ah ! je reconnaîtrais tout de suite ses ennemis !

Ah ! s’il meurt et moi aussi je suis prête à mourir avec lui !

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